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L’induction interactive : les référentiels des agences

Après avoir suivi comment les indicateurs biologiques se sont construits, j’ai étudié comment ils étaient utilisés, en lien ou en opposition avec d’autres indicateurs. J’ai choisi d’analyser cet usage dans les agences de l’eau. Je me suis intéressée à la façon dont le personnel des agences manipulait ces indicateurs en lien avec leur conception de leur métier et des valeurs qu’ils défendent. J’ai utilisé pour cela la notion de référentiel (Muller 2006), c'est-à-dire une structure de sens articulée sur « quatre niveaux de perception du monde qui doivent être distingués, mais dont les liens sont évidents, des valeurs, des normes, des algorithmes et des images : les valeurs sont les représentations les plus fondamentales sur ce qui est bien ou mal, désirable ou à rejeter. Elles définissent un cadre global de l'action publique. (…) ; les normes définissent des écarts entre le réel perçu et le réel souhaité. Elles définissent des principes d'action plus que des valeurs : "l'agriculture doit se moderniser"; "il faut diminuer le coût des dépenses de santé" ; "les entreprises françaises doivent être exposées à la concurrence" ; les algorithmes sont des réactions causales qui expriment une théorie de l'action. Ils peuvent être exprimés sous la forme de "si... alors" (...) ; les images ("le jeune agriculteur dynamique et modernisé"; "airbus plus fort que Boeing"; "le terroriste barbu"; "les troupes américaines abattant la statue du dictateur") sont des vecteurs implicites de valeurs, de normes ou même d'algorithmes. Elles font sens immédiatement sans passer par un long détour discursif. De ce point de vue, elles constituent un élément central du référentiel. » (Muller 2006, p.63-64) J’ai d’abord lu les huit programmes d’intervention de deux agences, Seine-Normandie et

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Rhône-Méditerranée-Corse54. Puis j’ai mené des entretiens et participé à des réunions

collectives où j’ai demandé aux personnes de citer des exemples d’action de l’agence et de m’expliquer leur rationalité et de les justifier. Ces questions incitent les personnes interrogées à expliciter l’étiologie55 prévalant au sein du discours produit par leur métier. J’ai déduit de

l’ensemble de ce matériau trois référentiels communs aux deux agences. Puis j’ai envoyé un questionnaire à une partie de la population technique de l’agence Seine-Normandie pour déterminer les affinités des différentes catégories de personnel technique pour ces trois référentiels. J’ai alors complété mes enquêtes individuelles auprès de personnes correspondant a priori aux catégories les plus favorables aux deux référentiels nouveaux.

Cette recherche sur les référentiels sectoriels dans les agences a une visée plus représentative que mon étude de la construction de quelques indicateurs biologiques. Je suis partie d’une analyse de matériau varié concernant l’agence Seine-Normandie et l’agence Rhône- Méditerranée-Corse qui est considérée comme diamétralement opposée à la première du fait de sa sensibilité écologique. Puis j’en ai inféré des concepts communs que j’ai à nouveau confrontés à mes deux terrains pour en montrer les différences.

On peut ramener cette démarche à ce que l’école de Chicago appelle la grounded theory (Glaser et Strauss 1967) qui recherche des régularités par un aller-retour constant entre une conceptualisation théorique et la confrontation des données. Les construits que j’élabore ont été mesurés par des méthodes différentes, ce qui a permis une certaine triangulation, c'est-à- dire la mise en lumière de ces concepts à partir de méthodes différentes. L’analyse des documents écrits a donné lieu à une formalisation, un codage précis qui a été testé par deux autres personnes. J’ai cherché à identifier suffisamment de catégories (référentiels) pour expliquer les conflits et les justifications qui m’apparaissaient dans les différents matériaux d’enquêtes. J’ai utilisé des comptes-rendus de conseil d’administration des deux agences pris au hasard pour vérifier la saturation de ces catégories, c'est-à-dire constater la redondance de ce nouveau matériau avec celui déjà utilisé et l’absence d’émergence d’une autre catégorie

54 Dans tout le document je parlerai de « l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse » en utilisant cette

appellation pour évoquer à la fois l’agence qui porte ce nom de 1968 à 2005 et l’agence qui s’appelle désormais « l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée et Corse ». Ce changement de nom traduit la séparation du comité de bassin en deux comités l’un continental et l’autre insulaire. Mon analyse interfère peu avec ce changement politique. L’essentiel de mon travail sur cette agence étant rétrospectif, je conserverai l’appellation originelle.

55L’étiologie est la science des causalités. Je l’emploie ici comme l’ensemble des relations de cause à effet qui

sont considérées comme vrai dans un secteur

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répondant aux mêmes critères à partir de ces nouvelles données.

L’existence de ces représentations au sein des deux agences Seine-Normandie et Rhône- Méditerranée-Corse, dont on sait que l’histoire et le positionnement politique (qui influent sur les représentations collectives que j’étudie) sont différents, est une forme de validité par échantillonnage théorique (Cook et Campbell 1979; Yin 1994). Mais je ne peux pas décomposer une phase d’élaboration de construits sur une agence et de validation sur l’autre. J’ai utilisé les deux terrains concomitamment pour faire émerger mes catégories.

A partir des référentiels identifiés ainsi, je me suis posée la question de leur cohérence en situation. Comment se fait la décision au quotidien dans ces organisations qui se réfèrent à trois modes de justification différentes ? A partir du matériel collecté je propose une hypothèse qui n’a pas pu être testée de manière approfondie. On retrouve ici le caractère heuristique des logiques identifiées dans les études de cas.

3.2. Travailler sur des objets publics

Dans une entrevue avec Loïc Wacquant (Bourdieu 1992), Pierre Bourdieu raconte comment un ami est venu lui soumettre une situation dont il ne parvenait pas à s’extirper seul. Le récit paraît d’une extrême complexité à P. Bourdieu. Plusieurs figures de personnages se superposent, dont il ne parvient pas à savoir si c’est du narrateur dont il s’agit ou de son fils, si la femme est celle du fils ou celle du père… Bourdieu souligne que le sens vécu par son ami est lié à cette ambiguïté. Essayer de lever ces ambiguïtés pour raconter la situation en mettant l’accent sur la logique du récit, supprimerait ainsi une part du sens vécu intimement par cet ami.

Dans mon analyse de documents, je m’intéresse surtout aux phrases énonçant des causalités et des justifications. De même dans mes enquêtes, j’ai systématiquement mis l’accent sur la logique du récit. J’ai cherché à obtenir le récit d’une stratégie ou la justification d’une manière de gérer l’eau. Les entretiens que j’obtiens atteignent souvent un haut degré de généralisation. Ce ne sont pas des entretiens en situation d’observation. Je n’ai pas observé de gestionnaires en train de recomposer des dossiers ni de biologistes en train de trier les êtres vivants. Tout mon matériau est discursif et donc mis en mot pour l’entretien. Je m’adresse tantôt à des individus stratégiques tantôt à des individus publics défendant un principe légitime. J’ignore par conséquent ce qui est du registre de l’indicible, de l’aise ou du malaise, de l’attachement,

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du proche (Thévenot 2006). Le lecteur constatera que j’obtiens quelques témoignages sur des pratiques très concrètes et du bricolage non stabilisé qui peuvent paraître d’un registre très familier. Il s’agit néanmoins de pratiques qui sont toujours justifiées par un objectif ou un principe.

Cette sélection, en partie délibérée, en partie involontaire et constatée a posteriori, s’opère à travers plusieurs éléments.

- la manière de me présenter

Je contacte les personnes d’abord par messagerie électronique puis au téléphone. Je précise que je fais une thèse sur la construction et l’utilisation sociale des indicateurs de qualité de l’eau et des rivières. Le mot « thèse » place l’étude dans un registre académique formel. Cela peut être intimidant pour la personne enquêtée quand elle n’a pas de doctorat. A l’inverse, j’ai souvent été soumise à des questions sur mon parcours par les personnes ayant une thèse : « mais où avez-vous fait votre DEA ? Vous avez publié ? Où êtes-vous inscrite en thèse ? ». Une personne qui se chargeait de prendre les rendez-vous d’un des enquêtés m’a dit que ce n’était pas sûr que j’obtienne un rendez-vous en tant que femme : « dîtes-lui bien que vous êtes ingénieur du GREF ».

- mes questions

J’ai mené des entretiens en deux temps, le premier mettant l’accent sur la stratégie de l’acteur et le second mettant l’accent sur la justification de cette stratégie. Ces entretiens portent sur le sens donné par chaque acteur à l’évaluation de la qualité de l’eau et des milieux aquatiques. Pour les hydrobiologistes, ces entretiens abordent également les concepts et les données utilisées. Tous les entretiens comportent à la fois des données factuelles et des points de vue subjectifs sur les faits, les représentations sociales et les arguments que chaque acteur élabore lorsqu’il répond aux questions. Plus la personne enquêtée a été partie prenante d’une période historique et plus l’entretien aborde la dimension temporelle. La première partie de l’entretien est conçue sur le mode « récit de vie » et vise à reconstituer une trame narrative stratégique du parcours de la personne vis-à-vis du contexte historique, des institutions en présence, des rapports de force ressentis, les ressources mobilisées. Pour engager l’entretien, je pose toujours la même question : « comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à … ? » que je décline au domaine d’intervention ou de recherche de la personne interrogée. Puis mes questions s’adaptent à l’entretien pour mettre en lumière les difficultés rencontrées et les opportunités saisies. La deuxième partie de l’entretien met davantage l’enquêté en situation de

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se justifier. Je mobilise les éléments que je connais sur la période historique par la bibliographie ou par des entretiens antérieurs pour revenir sur des éléments fournis dans la première partie. Je dirais par exemple : « j’avais l’impression que l’analyse factorielle des correspondances était déjà connue à cette date, je me trompe ? ».

La plupart des questions, et notamment celles du début de chaque entretien, sont formulées dans un registre d’engagement très public : « Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’eau ? Qu’est-ce qui est spécifique au bassin de la Seine ? Est-ce que vous pouvez me raconter la mise en place du SEQ-eau ? » Ce n’est que dans de rares occasions, parce que je connaissais la personne par ailleurs ou parce que l’entretien se prolonge par un déjeuner que les questions évoluent vers un registre plus familier : « Et toi, tu as été formée par qui ? » « Et ça vous a plu ? … ». Dans la partie « trajectoire », j’ai souvent posé à mes interlocuteurs des questions techniques qui ont été perçues comme des demandes de justifications : « Dans quelle mesure vous avez un indice ciblé sur des perturbations « pures » si tous les sites ont subi des multiperturbations ? Que devient le flux de nitrates produit en hiver ? Il ne s’accumule pas ? Quel est l’intérêt de ne pas continuer avec les indices et de repartir sur les listes ? Et qu'est devenu le laboratoire de Montereau ? Est-ce qu’une action qui conduirait à acidifier les eaux se verrait sur l’indice poisson ? » Ces questions sélectionnent des réponses « équipées » pour la mise en public (Boltanski et Thévenot 1991). Les questions que j’ai posées dans la partie « référentiels des agences » sont beaucoup plus systématiques et communes à tous les enquêtés. Le questionnaire étant plus impersonnel que l’entretien, les réponses sont encore plus dans les registres du plan et de la justification.

- la relecture de l’entretien transcrit

Je me suis rendue compte de cette sélection à l’occasion d’un entretien particulier. Il s’agissait d’une jeune femme écologue. Je n’ai pas perçu pendant l’entretien que ni mes questions ni ses réponses étaient différentes des autres entretiens. Mais après ma retranscription de l’entretien, cette personne a souhaité que je détruise l’entretien. Elle était très mal à l’aise de m’avoir fait perdre mon temps mais il lui semblait que la restitution de cet entretien relevait plus du « roman de gare » que d’un matériau pour une thèse scientifique. Elle m’a finalement proposé de réécrire l’entretien. Dans la version réécrite, tous les éléments relatifs à ses goûts personnels, à ses loisirs, à ses enfants, aux hasards de la vie avaient disparu. Cela n’enlevait rien à la logique du récit ni aux justifications relatives à une bonne gestion de l’eau. Au contraire, l’argumentation paraissait beaucoup plus crédible. J’ai relu les autres entretiens, qui concernent en majorité des hommes. Ils ne sont pas dépourvus d’éléments personnels, mais

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ces éléments sont tous amenés en appui à l’argumentation. Je pense que paradoxalement le malaise ressenti par la jeune femme enquêtée est dû à une plus grande proximité entre nous pendant l’entretien qui a permis l’expression d’éléments non combinés pour la compréhension logique : « vous ne pouvez pas mettre cela dans une thèse ! ».

Cette sélection du registre n’a pas qu’un effet de censure sur le domaine du proche. Elle encourage l’énoncé de justifications très générales, voire de véritables discours politiques, qui seraient complètement incongrus dans une enquête plus familière : « Mon point de vue est différent. C’est un point de vue plus égalitaire avec un idéal d’équité, c'est-à-dire de justice (…). Faire des priorités, c’est très bien pour les riches qui préfèrent toujours la futilité à l’essentiel. Faire des priorités chez les pauvres, c’est odieux. C’est comme au Niger aujourd’hui, avec la famine ».

3.3. Diversité du matériau d’investigation liée à l’évolution du

questionnement

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