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milieux aquatiques

2. La filière eau

2.1. Autonomisation de la filière eau

C’est assez récemment que l’eau a été constituée en filière économique. André Guillerme (1983) montre que pendant longtemps en France, l’eau n’a pas été pensée en dehors de son

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espace. La gestion de l’eau urbaine était une gestion locale des zones humides. L’eau a été un facteur d’installation des villes. Des marais ont été drainés pour établir des moulins bénéficiant de la dynamique de l’eau et les premières habitations urbaines se sont construites

sur les remblais correspondants. Du Xème au XIVème siècle, l’eau courante a imposé une

certaine géographie aux activités. Ainsi l’artisanat des « métiers drapants » se développait le long des cours d’eau dans un ordre permettant une certaine synergie chimique entre les activités de teinture, de nettoyage de la laine et l’élevage piscicole. Les premières opérations menées au niveau national et visant explicitement l’aménagement des eaux sont des aménagements militaires pour créer des marais. « Le grand rôle que joue l'eau dans la résistance urbaine n'échappe pas à Louis XI au lendemain des échecs de Charles de Bourgogne. Il déploie alors toute son énergie à relever les remparts et à innover en matière

d'hydraulique militaire » (ibid., p.133). On assiste alors du XVème au XVIIème siècle au

développement d’une industrie de macération qui mettra à profit la stagnation de l’eau. On ne peut pas encore parler de filière eau autonome parce qu’en tout point de son trajet l’eau est utilisée pour des usages non spécifiquement hydrauliques. Selon André Guillerme, la gestion de l’eau se sépare de la gestion de l’espace au moment où ces industries quittent les villes. En

effet du XVème au XVIIème siècle, la population urbaine augmente beaucoup et avec elle les

déchets urbains s’accumulent. Cependant, ce n’est qu’au XVIIIème que ce phénomène est

stigmatisé sous le nom de « méphitisme » c'est-à-dire des maladies liées à la stagnation de l’eau. Cette stigmatisation promeut une évacuation rapide des eaux usées hors des villes, pour supprimer l’atmosphère humide malsaine. Elle correspond dans le temps à la mise en place de la formation nationale des ingénieurs des Ponts et Chaussées (Ecole créée en 1747). Auparavant les techniciens de l’aménagement urbain étaient recrutés localement. Les ingénieurs proposent alors des solutions techniques à l’évacuation des eaux. Des corpus de connaissances pratiques et théoriques sur l’hydraulique et l’hydrologie urbaines se développent. Avec la mise en évidence des germes microbiens, les théories hygiénistes du XIXème favorisent de nouvelles conceptions de l’urbanisme. Les ingénieurs hydrauliciens travailleront à l’enterrement des rivières urbaines et des réseaux d’assainissement et l’adduction d’eau de bonne qualité prise très en amont, ce qui instituera une gestion spécifique de l’eau26.

26 Cette gestion spécifique de l’eau a probablement également existé du temps des Romains. Je n’ai pas étudié ce

cas ici et ne peux donc pas conclure sur l’existence d’une filière eau romaine indépendante de la filière espace.

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Jean-Paul Haghe (1998) analyse le même mouvement en milieu rural. Il constate qu’une

réflexion sur la mise en valeur des marais à l’échelle du territoire national apparaît au XVIème

siècle, avec l’arrivée en France de capitalistes hollandais et flamands pendant le règne de Henri IV. Ces entrepreneurs privés obtiennent du roi des concessions sur des terrains jusqu’alors gérés de manière communautaire. Quand leur entreprise réussit, ils obtiennent en outre le droit de commerce et des lettres de noblesse. Cette politique vise une prospérité

économique basée sur une agriculture moderne. Elle sera suivie au XVIIème et XVIIIème par

une politique d’aménagement de canaux, également basée sur des initiatives privées, notamment celles de grandes compagnies coloniales. A partir de 1737, on voit apparaître des cartes du territoire national mettant en évidence le concept de bassin versant et illustrant les contraintes de pente pour la navigation (Les cartographes Buache et Buache de la Neuville cités par Bassett 1994; Le-Bourhis 1996; Haghe 1998; Ozouf-Marignier 2001). Des projets de liaison de l’ensemble des bassins fluviaux sur le territoire métropolitain sont également

étudiés. A partir du XIXème siècle plusieurs intellectuels français vont s’intéresser à l’usage

agricole de l’eau. François Jaubert de Passa publie en 1846 une histoire mondiale de l’irrigation mettant en avant le rôle des formes sociales dans la gestion collective de l’eau (Mollard 2004). Benjamin Nadault de Buffon (1804-1880) influencé par ce dernier, crée le service de l'hydraulique au ministère des Travaux Publics et l’enseignement de génie rural à l'école des Ponts et Chaussées (Barraqué 2002a) où sont dispensés des cours d’hydraulique et d’agronomie (Haghe 1998). Cet accent mis sur la technique dans l’enseignement conforte une vision de l’eau conçue comme un facteur de production sans considération pour la dimension

sociale de ses usages (Ruf 2002). La politique rurale de la IIIème République ne remettra pas

en cause l’autonomie de la filière eau, au contraire, elle permettra au modèle urbain de se généraliser en milieu rural (Pezon et Petitet 2004). A partir des années 1960, la modernisation de l’agriculture passera également par de grands travaux hydrauliques, de drainage et d’irrigation.

A partir de 1850, plusieurs conditions institutionnelles sont réunies en France pour que l’eau soit gérée par des services spécialisés, tant en milieu urbain que rural. Du côté cognitif, ces conditions sont la constitution d’un corpus de connaissances propres à l’eau (hydraulique, hydrologie), la diffusion de ces connaissances dans une école d’ingénieurs ayant vocation à travailler sur tout le territoire, en France, dans les colonies et à l’étranger et l’organisation de filières spécialisées dans les services de l’Etat. Ces connaissances théoriques seront mises à profit pour l’industrie. Du côté opérationnel, la France se singularise par le maintien depuis

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cette époque d’un partenariat public-privé dans le domaine de l’eau. Ailleurs en Europe, les capitalistes ayant investi dans des réseaux urbains multiplieront les faillites lors de l’accélération de l’urbanisation (Barraqué 1995) et les collectivités qui ont la maîtrise de l’épargne locale se substitueront à ces investisseurs. Mais en France les collectivités ont un accès limité au crédit et l’urbanisation très progressive permet un développement lent des connexions aux réseaux qui n’a pas fragilisé les compagnies fermières (Pezon 1999). Pour les aménagements de navigation, c’est le système de la concession qui a été utilisé et qui sera répliqué au XXème siècle pour l’énergie hydroélectrique et les grands ouvrages d’irrigation. Mais il faut ajouter que cette filière de l’eau n’est pas uniquement un partenariat entre l’Etat et le privé. La maîtrise d’ouvrage des réseaux a toujours été la compétence des collectivités qui conservent donc la possibilité de définir le périmètre de tout projet hydraulique. On retrouve cet échelon subsidiaire de la maîtrise d’ouvrage aussi bien pour l’eau urbaine (syndicats de communes), l’eau d’irrigation (associations syndicales, sociétés régionales d’aménagement) et l’énergie hydroélectrique avant qu’elle ne soit nationalisée. Notons qu’en matière d’eau les maîtrises d’ouvrage sont également spécialisées.

2.2. La culture des ingénieurs dans la filière eau

Si l’on recherche ce qui est commun à tous les ingénieurs de France, ce qui structure cette communauté, on ne va pas trouver un code immuable qui dicte de manière obligatoire la conduite de chacun. Ce que l’on peut trouver en revanche ce sont des références communes mais qui ne sont pas systématiques et pas forcément cohérentes entre elles. Il me semble que l’on trouve ainsi dans la littérature plusieurs propositions de définition de l’ingénieur qui s’articulent autour des notions de conception, d’abstraction et de gestion. Elles nourrissent des images apprises de ce qu’il convient de faire quand on est ingénieur et des images reconnues de ce que l’on ressent à essayer de l’être.

Je vais montrer que ces définitions de l’ingénieur mettent en avant certaines qualités et en excluent d’autres. En célébrant le travail de conception comme un exercice de maîtrise de la nature, on en vient à oublier que l’ouvrage d’ingénierie doit rendre service. La faculté d’abstraction, souvent utilisée comme critère de sélection, est aussi une forme de dépolitisation. L’éloge de la performance n’admet que le projet comme bien commun légitime. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref

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