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La dimension critique de l’écologie devient un réel pouvoir quand elle quitte le milieu strictement scientifique. L’argument écologique est repris récemment par un large mouvement associatif issu des couches moyennes et qui conteste les modes de vie des Trente Glorieuses (Aspe 1999). Ce mouvement questionne les effets négatifs du modèle industriel et renvoie à de nouvelles peurs. Chantal Aspe (1995) montre que la montée des revendications écologistes et l’institutionnalisation des normes environnementales correspond avec l’effondrement des idéologies après la seconde guerre mondiale et le mouvement contestataire international de 1968. « L'environnement devient lieu de réactualisation des idéologies, domaine dans lequel va pouvoir se construire, s'exprimer un autre système de valeurs différent du système dominant » (ibid.). Qui va investir ce nouveau lieu de contestation ? Les couches moyennes intellectuelles.

Il s’agit selon les catégories de l’INSEE des « professions intermédiaires », des couches supérieures des « employés » et des couches inférieures des « cadres supérieurs ». Cette agrégation a vu ses effectifs augmenter après la seconde guerre mondiale, notamment par l’effet de l’allongement des études (Mendras 1994). Les individus de ces couches moyennes ont, en général, un diplôme d’enseignement supérieur et vont se distinguer à travers leurs pratiques sociales, culturelles et d’idéologie. Le domaine environnemental va être largement investi par ces individus, que ce soit au niveau des associations ou au niveau des partis liés à

l’écologie politique (Bennahmias et Roche 1992; Lascoumes 1994; Agostini et al. 1995)42.

« Le vert moyen est un homme (72,6% des adhérents), âgé de 40 ans, marié, père de deux enfants, enseignant, diplômé de l'enseignement supérieur, non croyant, et propriétaire d'une maison dans une petite commune » (Aspe 1991). Si le vote écologiste dépasse les seuls adhérents verts, l’auteur montre qu’on retrouve la combinaison d’un haut niveau d’étude (de deux à sept ans) et d’un revenu moyen chez beaucoup d’environnementalistes. C’est le cas des « élus locaux qui se démarquent dans leurs recherches de traitement des eaux usées non conformes aux normes de pensée dominantes » (ibid.). « L'analyse des protagonistes du

42 Ce paragraphe est repris des travaux de C. Barthélémy au sein du projet Facettes dans le cadre l’appel d’offre

interne Maîtrises (Milieux Aquatiques, Inter-TR, Intersites et Sciences Economiques et Sociales) du Cemagref, regroupant deux équipes d’hydrobiologistes (Marc Babut et Yves Souchon de Lyon, Christine Argillier de Montpellier) et une équipe de sciences sociales (Patrice Garin, Olivier Barreteau, Gabrielle Bouleau de Montpellier) avec la collaboration de Carole Barthélémy, sociologue accueillie dans l’équipe d’Yves Souchon.

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mouvement associatif m'a permis de mettre en avant le fait que l'association, le militantisme était aussi et surtout considéré par les adhérents comme un lieu de mise en pratique de savoirs non exploités en milieu professionnel. » (Aspe 1995).

La motivation de ces couches moyennes n’est pas tout à fait la même que celle des naturalistes passionnés par la découverte de quelque chose de nouveau. C’est une motivation plus nostalgique que Chantal Aspe relie au décalage entre le niveau d’études et le revenu de ces couches moyennes intellectuelles. Cette nostalgie se traduit par une idéalisation de la Nature comme paradis perdu depuis la seconde guerre mondiale, « date avant laquelle remonte pour les personnes interrogées la nature non souillée » (Aspe 1995). Le mouvement de contestation est également activé par de nouvelles peurs sur les méfaits voire les limites de la croissance (Carson 1962; Meadows et Club de Rome 1972). La pollution industrielle n’a pas attendu les années soixante pour se manifester. Nous avons vu que les pêcheurs la dénoncent bien avant. Mais pour ces couches moyennes, la fin des années soixante marque un déséquilibre entre les bénéfices de la croissance qui leur apparaissent plus limités et les effets négatifs qu’elle engendre. Les associations de protection de la nature ne sont pas la seule forme de contestation, on la retrouve aussi au sein d’associations de consommateurs, de tiers- mondistes ou anti-nucléaires. Leur discours tend parfois vers une culpabilisation de l’homme vis-à-vis de la Nature (ibid.).

Cette culpabilisation de l’homme va rencontrer le souci de l’exactitude des travaux d’écologie. Callon, Lascoumes et Barthe (Callon et al. 2001) distinguent plusieurs régimes de vérité dans le développement des sciences, c'est-à-dire des critères permettant de valider des énoncés scientifiques qui ne sont pas absolus, qui ont changé au cours des siècles. Le régime

de curiosité aurait ainsi prévalu au XVIème siècle. Tout ce qui était nouveau, jamais vu,

intéressant pour une collection aurait été admis au rang des énoncés scientifiques dignes

d’être rapportés. Puis un régime d’utilité serait apparu à la fin du XVIIème siècle avec le

développement de l’industrie. Dans ce régime, une découverte scientifique n’a plus d’intérêt du fait de sa rareté mais seulement si elle peut être utile à la société. Ce nouveau régime imposerait alors aux scientifiques une forme nouvelle de présentation de leurs travaux en mettant en avant les usages possibles de leur innovation. A ces deux régimes, succéderait désormais un régime de l’exactitude qui ne valide que des faits épurés de toute interférence. Dans ce nouveau régime, un fait ne peut être avéré que s’il a été mesuré dans des conditions parfaitement contrôlées et reproductibles. Ce nouveau régime donne lieu à la prolifération des laboratoires. Mais en écologie, la mise en éprouvette d’écosystèmes est délicate.

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Le programme biologique international (PBI), projet lancé par le comité international des Unions Scientifiques (ICSU) pour la période 1967-1972 avait pour but de quantifier les flux de matière et d'énergie dans une grande variété d'écosystèmes naturels à travers le monde (Lévêque 2001b). Ce programme fit le choix d’étudier des écosystèmes peu perturbés par l’homme. L’idée d’exclure ces perturbations venait du fait que la présence de l’homme rajoutait des facteurs à prendre en compte pour étudier le milieu et que dans ces conditions l’observation est difficilement interprétable. La capacité de calcul des ordinateurs était également limitée à cette époque et moins il y avait de facteurs à prendre en compte, plus les scientifiques avaient des chances de pouvoir aboutir à un résultat probant du point de vue de l’exactitude.

Le choix du mot perturbation facilite la rencontre entre écologue et écologiste. Pour l’un, l’industrie perturbe la mesure pour l’autre elle perturbe la nature. Les deux prennent pour « modèle » une nature sans ville ni industrie, l’un pour sa simplicité, l’autre pour son exemplarité. Ces choix seront critiqués par ceux qui considèrent que homme et industrie vont de pair. Jean-Louis Fabiani écrit que la notion de climax qui exprime un état d’équilibre présentant le maximum de biomasse possible en fonction du climat et sans l'homme, peut être un choix méthodologique mais que « la confusion est souvent là » (Fabiani 1985). Il faut ajouter que l’état écologique de référence est un concept qui permet d’articuler l’économie avec l’écologie. La perturbation peut être mesurée économiquement par rapport à la situation de référence. On peut alors mesurer économiquement les effets négatifs du développement industriel même s’ils ne sont pas pris en compte dans le marché, ce que les économistes appellent les externalités. Le déséquilibre perçu par les couches moyennes entre les bienfaits et les méfaits de la croissance peut être quantifié et éventuellement compensé. La souillure de

la nature n’est plus un péché originel incommensurable mais elle peut « trouver sa place43 »

dans une balance économique qui équilibre des externalités et des compensations. Il devient alors possible d’établir des normes intégrant l’écologie.

Les premières réglementations visant la protection de l’environnement sont adoptées à la fin des années 60. Aux Etats-Unis, le National Environmental Policy Act (NEPA) est adopté en 1969. Sa section 102 précise que tout projet fédéral doit être précédé d’une évaluation des

43 "Quand nous aurons détaché la pathogénie et l'hygiène de nos idées sur la saleté, il ne nous restera de celle-ci

que notre vieille définition : c'est quelque chose qui n'est pas à sa place". Douglas, M. (2001). De la souillure.

Essai sur les notions de pollution et de tabou. Paris, La découverte / poche, 206p.

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impacts environnementaux. « La loi sur l’environnement national institutionnalise l’idée selon laquelle il est possible de maîtriser l’environnement à travers la connaissance des liens de causalités entre nos actions et leurs impacts » 44 (Espeland 1998). En France, la loi instituant

les études d’impact est adoptée en 1976 (voir tableau 6). Plusieurs organisations nationales ou internationales vont développer des mesures d’impact. L’agence américaine de l’environnement EPA, l’OCDE puis l’Agence Européenne pour l’Environnement vont proposer des méthodes et des guides de bonnes pratiques pour l’évaluation environnementale. Ces méthodes sont construites sur une analogie de la balance à deux plateaux, avec d’un côté, les pressions qui déplacent l’équilibre écologique vers la perturbation et de l’autre, les réponses qui permettent une restauration de l’équilibre. C’est ce que plusieurs organismes internationaux appellent le modèle pression-état-réponse (OECD 1998; Bouleau 2006a). Parfois ce type de modèle est décliné en moteur-pression-état-impact-réponse, soit DPSIR (driving force, pressure, state, impact, response en anglais) pour pouvoir dans le même modèle distinguer l’état initial et l’impact sur cet état, ainsi que la pression sur l’écosystème de ce qui motive les responsables de cette pression.

1930 loi qui vise "la protection des monuments naturels et des sites à caractère historique, artistique,

scientifique ou pittoresque

1957 et 1967 renforcement de la loi de 1930

1960 création des parcs nationaux

1967 et 1975 création des parcs régionaux

1971 premier ministère de l'environnement

1975 création du conservatoire du littoral et des rivages lacustres

1976 création des réserves naturelles

1976 loi relative à la protection de la nature "véritable charte de la politique française en ce domaine"

(Jollivet, 1986)

1977 instauration des arrêtés biotopes

1979 lancement au CNRS d'un programme interdisciplinaire sur l'environnement (PIREN)

Tableau 6 : Chronologie de l'institutionnalisation de la question de l'environnement dans le système politique français (Jollivet 1997)

La communauté scientifique ne restera pas attachée à la notion de climax, pas plus qu’aux tentatives de mesure de la productivité des écosystèmes naturels sans l’homme. Le programme scientifique Man and Biosphere prend le relais en 1974 sous l’égide de

44 “NEPA institutionalizes the belief that it is possible to "master" the environment through causal knowledge of

the impacts of our action”

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l’UNESCO pour étudier des systèmes incluant l’homme (Lévêque 2001a). Plusieurs théories écologiques vont être émises pour expliquer la dynamique des systèmes en mettant en avant non plus des perturbations mais des irréversibilités. « La recherche a montré que la notion d'état ancien de référence est un mythe. Il n'y a pas possibilité de définir "le bon état écologique". La mobilité des formes et des phénomènes interdit de saisir des origines. Entre changement environnemental et dégradation, il faut débattre avec chiffres à l'appui sur les irréversibilités, les destructions d'espèces et l'uniformisation des milieux. » (Guarnieri et al. 2003).

Cette perspective historique me permet de bien illustrer la force et la limite du pouvoir critique de l’observation naturaliste. Son goût pour la singularité met en évidence des êtres rares qui ne s’intègrent pas aisément dans un système industriel qui vise la performance. Parfois ces êtres rencontrent des revendications sociales qui vont se servir de ces singularités ignorées par le système politique pour critiquer globalement ce système. Mais on observe aussi que certaines recherches motivées par la découverte de ces êtres rares ont contribué à les replacer dans une dynamique et à construire des concepts d’équivalence qui ont permis d’en inclure certains dans une économie des ressources rares. Cette nouvelle économie s’intègre alors au système sans révolution. Ce faisant le système politique et économique s’est enrichi de revendications qu’il ignorait auparavant.

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