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La mise en mots des rivières jeunes Décrire la nature avec des noms d’espèces

Les deux premiers universitaires de la division « qualité des eaux »ne partent pas de rien en matière de connaissance et d’information écologique. L’histoire naturelle s’est développée au

XVIIIème siècle grâce à un langage commun à tous les naturalistes. Ce langage accorde une

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place centrale à l’espèce. Toutes les observations d’êtres vivants sont consignées avec comme clé d’entrée le nom de l’espèce, comme une langue peut être consignée dans un dictionnaire avec pour clé d’entrée des mots auxquels se réfèrent des définitions. Cette première étape vers l’écologie est construite par le Suédois Carl von Linné (1707-1778) : « décrire, nommer, identifier les espèces est une étape obligée dont on ne peut se dispenser » (Drouin 1992). « La nomenclature linnéenne — fixée pour les plantes dans la première édition du Species plantarum en 1753 et pour les animaux dans la dixième édition du Systema Naturæ en 1758 — répond à ce besoin. Elle permet de désigner chaque espèce par un binôme formé d'un nom générique complété par un adjectif, ou un substantif, spécifique, par exemple : Euphorbia canariensis, Parus major, Homo sapiens... » (Drouin 2003) (…) Linné impose un langage commun permettant la « mise en réseau » de tous les naturalistes-voyageurs individuels ou en

expéditions (Bougainville, Cook, La Pérouse, …) au XVIIIème siècle et après. Ce faisant, il

instaure la primauté du vocabulaire du voyageur sur la taxonomie vernaculaire, il permet aux Etats occidentaux puis à leurs sociétés savantes qui ont financé les expéditions d’être les lieux où l’on tranche les questions de systématique.

La nomenclature naturaliste possède une particularité que n’a pas le dictionnaire. Elle doit assurer l’équivalence entre l’espèce et sa description (dans un dictionnaire, un mot peut avoir plusieurs sens et des mots peuvent être synonymes). L’équivalence permet l’identification ou la détermination de façon univoque. Elle repose sur l’hypothèse qu’une espèce (définie par le critère d’intrafécondité74) conserve ses caractères. Le succès du système de classement à partir

de critères morphologiques dit « la méthode naturelle » (Foucault 1966, p.154) mise au point par Jussieu (1748-1836) pour les plantes, puis Cuvier (1769-1832) pour les animaux, tient notamment au fait que les caractères invariants choisis pour l’identification des espèces servent également pour bâtir l’ordre de la nomenclature. Ce système de classement regroupe les espèces en groupes hiérarchisés (règne, embranchement, classe, ordre, famille, genre, espèce) qu’on nomme les taxons.

Cette méthode est appliquée pour réaliser des encyclopédies naturalistes où l’on trouve des descriptions de tous les êtres vivants connus et étudiés, sur le plan de leur physionomie, mais également (plus ou moins détaillé) de leurs modes de vie. On peut donc dire d’une certaine façon que cette méthode est complète, non pas parce que tous les êtres vivants sont

74 Les êtres appartenant à une même espèce peuvent se reproduire entre eux en conservant leur fécondité, les

êtres appartenant à des espèces différentes ne le peuvent pas.

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répertoriés, mais parce que ceux qui ne le sont pas, peuvent l’être par ajout successif sans remettre en cause le principe de classification. Des genres, des familles, des espèces sont ainsi régulièrement ajoutées dans l’arborescence générale.

A l’époque de Cuvier et Jussieu naît la biologie, c'est-à-dire la science qui s’intéresse aux fonctions des organes des êtres vivants, à ce qui permet à un être de vivre. Ce nouveau regard sur les êtres vivants développe un vocabulaire fonctionnel (appareil reproducteur, appareil digestif, …) que Darwin (1859) va mettre à profit pour expliquer l’évolution des espèces en fonction de leur milieu. Ce que le naturaliste observe lorsqu’il s’immerge dans un milieu naturel, c’est le résultat de compétitions entre espèces depuis le moment où ses espèces ont conquis ce milieu. Dans ce modèle, les notions de différenciation, sélection, colonisation, extinction sont prédominantes. Il remet en cause l’hypothèse d’invariance des espèces qui reste valide à un instant donné mais le facteur temps sélectionne des caractères, ce qui permet d’expliquer la diversité biologique. Ce nouveau regard sur les êtres vivants qui met l’accent sur l’ensemble de leurs caractères (non plus seulement ceux qui permettent l’identification) permet d’enrichir les encyclopédies naturalistes avec de nombreuses monographies sur les modes de vie des êtres vivants. Ces nouvelles informations trouvent leur place dans l’arborescence du savoir naturaliste accessible avec le nom de chaque espèce.

Les scientifiques de la division « qualité des eaux » qui ont reçu une formation écologique ont donc tout naturellement tendance à rechercher cette diversité à partir de relevé d’espèces. Ils leur restent à choisir entre la flore, la faune et les différents ordres biologiques.

Le choix des Invertébrés Benthiques

L’étude de la flore n’est pas envisagée par la division « qualité des eaux », probablement parce que les chenalisations ont pour effet de supprimer la flore des berges alors que les animaux qui vivent dans le cours d’eau sont encore échantillonnables même après chenalisation. En revanche, différents ordres animaux vivant dans les cours d’eau sont envisagés. Des inventaires piscicoles sont faits ainsi que des inventaires d’Invertébrés qui seront finalement choisis. Ce choix de la jeune équipe de s’intéresser aux Macro-Invertébrés est assez curieux dans son contexte de proximité avec le monde de la pêche, qui aurait plutôt favorisé un intérêt pour les poissons. Ce choix m’a longtemps intriguée. Un choix pour les poissons aurait conduit à inventorier d’autres milieux, les grands fleuves, car la diversité piscicole est faible dans les rivières d’amont. Elle se limite à des espèces migratrices (truites, saumons) dont les œufs sont très sensibles au manque d’oxygène. Alors que dans les grands

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fleuves, il existe toute une diversité d’espèces de poissons. Mais comme les scientifiques de la division « qualité des eaux » sont motivés pour montrer la diversité des rivières d’amont menacées de chenalisation, il leur faut exploiter une diversité biologique qui existe dans ces conditions. Les invertébrés benthiques, particulièrement abondants sur des substrats caillouteux et sous de faibles hauteurs d’eau, offrent donc de grandes possibilités pour décrire la variabilité de ces petites rivières.

Il y a cependant deux inconvénients à ce choix. D’une part, la détermination des Invertébrés Benthiques au niveau de l’espèce est parfois difficile. D’autre part, certaines espèces ne sont pas bien inventoriées. Les faunes disponibles sont imparfaites : « La plupart des déterminations des espèces européennes mentionnées dans la présente étude ont été effectuées d’après les faunes de Kimmins (1942-1954), Grandi (1960), Macan (1970) et Bogoescu (1958) (…) La confrontation de mon matériel avec les données actuelles, la confrontation de ces données entre elles ainsi que les difficultés rencontrées en permanence au cours de la détermination d’espèces à partir des stades préimaginaux ou des imagos, soulignent, une fois de plus, la nécessité de poursuivre les travaux pour aboutir à une connaissance systématique satisfaisante de la représentation européenne de cet ordre [les Ephéméroptères] comparable à celle actuellement atteinte pour la faune d’Amérique du Nord (…) » (Verneaux 1973, p.105). Dans ces conditions, il risque d’être difficile de standardiser rapidement une méthode si elle demande des compétences très pointues en systématique que personne ne peut acquérir rapidement. Mais cette difficulté va être levée par la découverte d’un article scientifique récent.

En 1964, la Trent River Authority (Woodiwiss 1964) propose un « biotic index ». Il s’agit d’une méthode basée sur trois prélèvements d’Invertébrés grâce à un filet à maille fine que l’on remplit à la main, de l’identification des espèces trouvées et de leur abondance puis d’un tableau à double entrée, d’un côté les espèces, de l’autre l’abondance. Les espèces sont classées des plus sensibles aux pollutions aux moins sensibles. Grâce à une pondération de l’abondance de classes d’espèces, le tableau donne un score aux prélèvements. La publication de Woodiwiss est encourageante dans ce sens car elle semble dire que le niveau du genre suffit pour pouvoir déjà discriminer la pollution. Dans ces conditions, il paraît possible dans un premier temps au moins de construire un indice rapidement vulgarisable pour discerner la pollution (ce qui sera déjà une méthode complémentaire des analyses chimiques puisque le vivant conserve la trace des pollutions accidentelles passées) puis chemin faisant, les données étant ainsi collectées pourront permettre peut-être de mieux définir la variété des rivières non

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polluées.

Le choix des Macro-Invertébrés benthiques est donc fait parce que leur prélèvement, leur conservation (formol ou alcool) et leur détermination à des niveaux de taxons variables est facilement enseignable aux gardes-pêche.

Le codage des échantillons en relevés faunistiques

La mise en mots de la nature se fait alors de la façon suivante. Grâce au procédé proposé par la Trent River Authority des échantillons de faune benthique sont réalisés dans des filets. Les prélèvements sont ensuite triés pour séparer brindilles, graviers et insectes et conserver ces derniers dans de l’alcool ou du formol. Des échantillons prélevés ainsi dans toute la France peuvent être acheminés jusqu’à la division « qualité des eaux » sans perdre leurs qualités pour l’identification. Là, l’identification permet de traduire le matériel conservé en noms d’espèces (ou de genres en cas de forte ambiguïté sur l’espèce) et de compter le nombre d’individus de chaque catégorie. Ceci permet de renseigner une fiche de liste taxonomique avec des pourcentages d’abondance. Cette fiche contient en outre des renseignements consignés avec l’échantillon : son lieu de prélèvement, la date, les conditions météorologiques. Il reste alors à traiter une multitude de fiches qui renseignent à la fois sur ce qui a été trouvé à un endroit et des conditions de cet endroit (appréciation de la qualité générale du milieu) pour que les chercheurs qui récupèrent ces fiches puissent en dégager des régularités.

Repérer les types

On comprend que l’utilisation des ordinateurs dans cet effort est un atout. En leur absence, les fiches sont regroupées selon une estimation a priori de la pollution que l’on confirme par la ressemblance entre les groupes faunistiques présents et leur abondance. L’analyse factorielle des correspondances n’est diffusée qu’à partir des années 70 (Benzecri 1973). C’est donc de manière « empirique » que se fait au départ la mise en évidence des « groupes faunistiques indicateurs ». Je n’ai malheureusement pas pu avoir accès à la méthode précise utilisée pour ce traitement empirique des données dans ce cadre-ci, mais il me paraît crédible qu’elle ait été très proche de celle pratiquée à la même époque par les écologues chargés de la lutte anti- moustique dans le Languedoc-Roussillon que j’ai pu rencontrer.

Ces chercheurs ne savent pas a priori à quelles espèces de moustiques ils ont affaire. Mais ils ont besoin de connaître les exigences de ces insectes pour pouvoir s’en débarrasser écologiquement en privilégiant des conditions défavorables à leur reproduction. Certaines

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espèces de moustiques présentes en Languedoc-Roussillon ne sont pas répertoriées dans les faunes spécialisées dans les années 60-70. On ne sait donc pas comment vivent ces moustiques ni leurs larves. Des prélèvements sont faits sur sites avec identification au laboratoire. Une fiche de relevé est établie par site.

« Il y a toujours pour une espèce, un milieu qui lui convient mieux. C’est aussi ce que j’ai utilisé. J’ai croisé la liste des espèces avec elle-même dans un tableau à double entrée. Dans chaque case je mets le nombre de relevés où l’association des deux espèces est présente. Les carrés apparaissent autour de la diagonale tout naturellement et cela délimite une association. » Ud40

Il s’agit ensuite d’expliquer la signification de ces associations. La théorie écologique prévoit que le fait de retrouver à plusieurs endroits la même association d’espèces est significatif d’un même biotope. C’est donc le signe que l’on a affaire à un type de rivière particulier. « Chaque niveau typologique correspond à un groupement (appelé « biocénotype ») d’espèces

n’appartenant pas obligatoirement aux mêmes biocénoses75, mais possédant des

caractéristiques écologiques voisines (…) » (Verneaux 1976, p.237-239). Cette typification sélectionne dans les listes d’inventaires les espèces qui deviendront synonymes d’un type de rivière.

La mise en nombres des Invertébrés Benthiques

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