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La problématisation de l’eau en tant que ressource rare

L’eau fait son apparition sur l’agenda législatif avant 1959 et c’est peut-être pourquoi on a quelques difficultés à trouver cette année-là une fenêtre d’opportunité particulière. Michel Marié (1984) montre que depuis la création de la Compagnie Nationale du Rhône en 1921, plusieurs lois ont été adoptées pour des grands projets d’aménagement hydraulique, avec une certaine accélération dans les années 50 : loi qui décide du barrage de Serre-Ponçon en 1955, création de la Compagnie Nationale d’aménagement de la région du Bas-Rhône Languedoc 1956, création de la Société d’études du canal de Provence en 1957. L’auteur discute ensuite de « l’origine coloniale des grands ouvrages hydrauliques français » en notant « le potentiel

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considérable de forces intellectuelles qui s’étaient frottées à la colonie » qui sont de retour en France. C’est en 1956 qu’Edgar Pisani (1956) publie « administration de gestion, administration de mission » qui fustige l’administration qui « attend que l’on vienne à elle » et qui plaide pour un Etat-entrepreneur. Michel Marié considère que cette administration de mission, l’Etat français l’a déjà mise en œuvre dans les colonies, notamment à travers de grands projets hydrauliques, et s’est appuyé pour cela sur des ingénieurs.

Plusieurs témoignages que j’ai collectés vont dans ce sens59. Ces ingénieurs ayant eu une

expérience outre-mer, confrontés à des phénomènes naturels plus contrastés qu’en métropole, commencent à quitter les pays africains devenus indépendants dès la moitié des années 50 et cherchent des opportunités de carrière dans les limites de l’hexagone. Fonctionnaires ou civils, la situation n’est pas toujours facile pour eux. Ils ne sont pas vraiment attendus, on leur propose des postes sans enjeux ni moyens.

« J’étais marginal dans le corps des ponts. Au classement, j’étais après ceux qui étaient restés en France. Quand on était allé en Afrique, il fallait se débrouiller pour gagner sa croûte. La voie royale du corps des Ponts c’était la DDE, l’urbanisme puis un cabinet ministériel. Je ne savais pas tout ça à l’époque, j’ai découvert cela en revenant. » Ad17

« En métropole, les forestiers n’étaient que des anciens, très fossilisés, sans aucun moyen. Quand je suis revenu 4 ans après l’indépendance de …, il m’a fallu demander un téléphone, parce que le téléphone était à l’accueil et qu’ensuite on nous basculait la communication, mais pour obtenir une communication depuis nos bureaux, il fallait attendre un temps fou. » Cd25

Pour les forestiers, l’expatriation des jeunes recrues est une obligation parce que leur nouveau corps qui vient d’être revalorisé coûte trop cher à l’administration des forêts : « Pour éviter la fermeture de l'école de Nancy, qui doit continuer à former quelques "coloniaux", l'administration décide que les élèves "métropolitains", désormais recrutés au compte-goutte (5 à 7 par promotion) serviront d'abord quelques années en Afrique du Nord pour être en charge [sur] d'autres budgets : les indépendances de la Tunisie et du Maroc, le début de la guerre d'Algérie remettent en cause dès 1958 ce système. » (AIGREF 2001, p.53). Dans ces conditions, les ingénieurs qui reviennent des colonies se serrent les coudes. Le Commissariat au Plan, structure souple proposant des problématiques intéressantes et des affectations de durées variables accueille plusieurs personnes ayant eu une expérience outre-mer.

« On faisait des recherches en géophysique. Mon patron respectait un géologue indépendant qui

59 Je suis consciente que les témoignages peuvent être des reconstructions a posteriori du passé. Je ne me base

donc pas uniquement sur ces témoignages pour retracer la trajectoire que j’étudie. Je confronte régulièrement ces entretiens avec des sources historiques et bibliographiques.

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s’appelait (…) A la commission des villes du plan, ils utilisaient ce même (…) Quand le rapporteur de la commission des villes a cherché des rapporteurs pour la commission de l’eau, (…) a donné mon nom. Et puis le commissaire au Plan (…) c’était (…) un homme de gauche. Son fils était ingénieur des ponts en Afrique et il avait confiance en moi. » Ad17

« La commission ‘eau’ réunissait 60 personnes dont quelques membres de l’administration mais ils se sentaient déborder par les gens de l’extérieur. Les dossiers sont remontés. L’expérience des gens d’Afrique a permis d’aboutir à une première conclusion, il fallait moderniser les lois sur l’eau datant de 1898. Il fallait balayer les textes de loi, mais il y avait des pressions de la part de l’administration classique qui était réticente à moderniser les textes qui fondait son action. Mais avec les exemples tunisiens, algériens et marocains, il y avait des gens de bonne volonté qui savaient bien que l’eau doit être traitée par bassin versant. 60 » Ad17

Le bassin versant est en effet une évidence pour les spécialistes de l’eau, mais pour imaginer remettre en cause les institutions existantes dont les découpages ne sont pas ceux du bassin versant, il faut être relativement indépendant de ces institutions ou pouvoir s’en extraire. C’est une démarche qui est plus facile lorsqu’on porte sur la France de 1959 un regard nourri d’expériences d’autres pays et de grands projets hydrauliques.

« J’ai aussi travaillé à (…) et à (…). J’ai appris aussi ce qu’était un bassin fluvial, ce qu’étaient une crue et la culture du riz. Puis à (…) j’ai surtout travaillé sur l’eau potable. Puis à (…), j’étais sur des projets de financement de recherche d’eau avec des campagnes de géologie et de géophysique. On faisait de grands tracés dans la campagne sahélienne, on cherchait la grande nappe du Maastrichtien. C’était de la recherche à grandes enjambées. » Ad17

Les projets hydrauliques métropolitains des Sociétés d’Aménagement Régional (SAR) sont associés à une nouvelle vision de l’aménagement du territoire, celle qui donnera naissance à la DATAR. La thèse proposée par M. Marié est de comprendre le nouvel interventionnisme de l’Etat en métropole comme un redéploiement des compétences en développement sur un territoire plus restreint que l’on regarde alors d’un œil nouveau.

« [Le développement du Languedoc] c’était une vision de de Gaulle. Pour lui, le Languedoc Roussillon était sous-développé et désertique. D’ailleurs c’est aussi ce qu’ont dit les Pieds-noirs quand ils sont arrivés, ils ont trouvé que les méthodes agricoles étaient archaïques et ils ont fait de grandes choses en utilisant des méthodes agronomes plus rationnelles » Ud40

Ce nouveau regard sur le territoire métropolitain traduit la problématique pollution en termes de pénurie : ce qu’il manque, ce sont des ressources de bonne qualité et des ressources financières pour les restaurer. « Les gens d’Afrique », c'est-à-dire les ingénieurs hydrauliciens

60 On peut voir un raccourci dans cette dernière phrase. Le bassin versant n’est pas une évidence pour tout le

monde dans le Maghreb. Indépendamment des facteurs politiques et culturels, le fonctionnement intermittent des oueds modifie beaucoup la gestion des flux.

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ayant œuvré outre-mer, mais également les hommes politiques ayant vécu outre-mer61, savent

reconnaître la pénurie d’eau.

« Un certain nombre de gens venaient d’Afrique. J’avais 35 ans, mais il y avait des gens qui y avaient fait toute leur carrière et qui savaient ce que c’était que des pays qui manquent d’eau. Donc sans idéologie, mais avec des connaissances. (…) La dépollution était une priorité puis la création de ressource. Le long d’une ligne qui va de Poitou-Charente au Nord, il y a un manque de pluviométrie. » Ad17

Il me semble ainsi que la fenêtre d’opportunité du problème de l’eau s’ouvre avant 1959, dès 1956 avec les deux nouvelles créations de SAR qui répondent à la nouvelle volonté gouvernementale d’aménager le territoire en transférant en métropole la grande hydraulique coloniale. Le problème de l’eau tel qu’il est confié au Commissaire Général au Plan n’est déjà plus un problème de pollution mais déjà un manque d’eau potentiel pour l’urbanisme et l’industrie.

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