• Aucun résultat trouvé

Enquêter sur les changements qui se sont produits peut comporter également des biais. Le premier est de masquer les changements qui ne se sont pas produits parce qu’ils ont échoué avant. Comme dans mon effort pour retracer les trajectoires des indicateurs biologiques, j’ai été amenée à m’intéresser aux personnes identifiables aujourd’hui, j’ai pu laisser de côté des

CemOA

: archive

ouverte

d'Irstea

indicateurs qui n’ont pas réussi à percer la frontière des organismes de gestion et qui sont restés des propositions inutilisées. Ce biais est propre à toute rétrospective. Cependant, le fait que j’enquête sur des lieux différents, au niveau de deux bassins et au niveau national voire international, le changement de regard apporte de la contradiction. De plus, mes entretiens ont révélé également plusieurs échecs. Il me semble qu’en confrontant d’une part les contraintes vécues en interne par le personnel des agences et d’autre part les succès rencontrés par des biologistes venant d’équipes assez différentes, j’ai une idée assez crédible des possibilités existantes de changement.

L’autre biais possible est de ne pas restituer totalement l’incertitude des acteurs à des moments qui se sont avérés décisifs par la suite mais qui ne l’étaient pas forcément au moment où ils ont été faits. Les témoignages rétrospectifs contribuent à cristalliser des choix qui apparaissent comme des options totalement opposées alors que sur le moment les acteurs avaient plutôt affaire à un continuum de possibilités. Pour le sujet qui m’intéresse, il me semble que cela joue dans le positionnement des acteurs. La filière eau et la filière environnement paraissent aujourd’hui très opposées mais il faut tenir compte du fait que leur opposition permet de mettre en scène un combat dont les enquêtés ressortent vainqueurs. Je tâcherai de souligner les éléments qui montrent une certaine proximité entre ces filières et qui permet d’expliquer comment il y a pu avoir des médiateurs entre ces deux mondes.

4. Conclusion du chapitre 2

Je ne crois pas que les groupes sociaux puissent être appréhendés uniquement comme une réunion provisoire de personnes qui trouvent un intérêt à partager des ressources, des croyances et des règles. Mais je ne pense pas non plus que les rapports de force ou de sens au sein de ces groupes contraignent totalement leurs membres. Je me place dans une perspective interactionniste qui reconnaît l’existence de structures sociales qui orientent la façon d’agir des individus mais qui reconnaît aussi la possibilité à tout instant pour tout individu de ne pas réagir conformément à ces structures. Ces réactions inattendues peuvent parfois renforcer les structures ou les fragiliser. Cela engendre une certaine dynamique des groupes sociaux. Dans cette dynamique on peut identifier des entrepreneurs et des suiveurs. Les entrepreneurs prennent la parole et le pouvoir au nom d’un groupe, pour en affirmer l’existence et les valeurs mais aussi pour le faire évoluer.

Cependant cette dynamique a une certaine inertie qui est due à la légitimité des institutions. Je

CemOA

: archive

ouverte

d'Irstea

choisis d’adopter comme définition de l’institution, la définition qu’en donne Anthony Giddens, c’est à dire une combinaison entre un référentiel de sens, des règles de droit et des moyens à laquelle les acteurs se sont habitués, mais qui continue d’évoluer. Cela peut être une loi ou bien une organisation ou encore un outil de mesure ou de modélisation. La légitimité d’une institution est ce qui explique que les acteurs acceptent cette institution. Cela réside dans la cohérence de sa vision du monde (sens), dans le fait qu’elle ordonne les relations entre les personnes par des règles de droit et diminue ainsi les incertitudes (règles) et dans les moyens dont elle dispose pour s’imposer par domination (ressources). Bien entendu cette séparation en trois piliers est théorique. Une règle d’accès à une ressource par exemple entraîne automatiquement un rapport de force vis-à-vis de cette ressource et cela va être justifié par des acteurs qui y trouvent un sens. Certains auteurs ne distinguent pas la domination permise par une asymétrie de ressources et la légitimation permise par une asymétrie de droits (Boltanski et Thévenot 1991; Corcuff et Lafaye 1996). D’autres considèrent que la légitimité de sens et la légitimation par le droit ou la force sont de même nature, ce sont des légitimités de façade pour justifier un ordre social arbitraire (Bourdieu 1987). Cette distinction entre sens, règle et ressource me semble néanmoins intéressante parce que c’est au niveau de la règle qu’agissent les entrepreneurs de morale. Ces entrepreneurs consacrent leur énergie à faire reconnaître un problème et/ou une solution. Sans eux, les problèmes ne sont pas perçus dans la grande masse des informations disponibles. En référence à une vision du monde et grâce à des ressources bien sûr, ils vont faire appliquer certaines règles en stigmatisant une population particulière. Ceci permet d’expliquer pourquoi certaines règles ne sont pas appliquées (il n’y a pas d’entrepreneurs motivés pour les faire appliquer) et pourquoi certaines règles s’appliquent prioritairement à certains (les entrepreneurs ne trouvent pas d’intérêt à stigmatiser les autres).

La légitimité des outils de mesure ou d’évaluation des cours d’eau peut s’analyser aussi à travers cette grille sens-règles-ressources. En effet ces outils structurent de l’information (sens) grâce à des protocoles (règles) et des instruments (ressources). Ils permettent ainsi de représenter des rivières à distance au sein du réseau qui utilise ces outils.

Pour mettre en lumière non pas les résultats des institutions (réglementation ou indicateur) mais le processus de leur construction, il faut essayer de découvrir des étapes que l’histoire efface comme des brouillons. Cet effort de découverte nécessite une approche qualitative, par enquête et analyse de documents pour inférer de nouveaux construits : étapes, croyances, algorithmes… Mon étude seule ne permet pas d’en garantir la représentativité vis-à-vis de

CemOA

: archive

ouverte

d'Irstea

toutes les constructions d’indicateurs biologiques et de toutes les agences de l’eau. Sa validité repose sur la logique des construits entre eux.

Dans la suite de mon travail, je vais montrer comment se sont construites progressivement des institutions pour dénoncer ou promouvoir, des institutions pour mesurer et des institutions pour gérer des problèmes et des solutions concernant les rivières, en France et sur la scène européenne. CemOA : archive ouverte d'Irstea / Cemagref

Chapitre 3. Institutionnalisation

de la gestion écologique des

Outline

Documents relatifs