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Interpellation de la filière eau par le biologique

Chapitre 2. Cadre théorique d’analyse des

institutions de gestion des

rivières

« Dieu a dit l'homme est égaux. Il a dit : "il y aura des hommes blancs, il y aura des hommes noirs, il y aura des hommes jaunes, il y aura des hommes grands, il y aura des hommes petits, il y aura des hommes beaux, il y aura des hommes moches et tous seront égaux, mais ça sera pas facile!" Et puis il a dit : "Y en aura même qui seront noirs, petits et moches, et pour eux, ce sera très dur!" » Coluche.

Etudier la construction d’indicateurs et d’institutions qui leur sont liées peut se faire avec deux présupposés différents. On peut croire à la solidité des institutions et aux contraintes qu’elles imposent sur les individus ou bien on peut ne pas y croire et montrer au contraire comment ces contraintes sont un mythe propagé notamment par ceux qui s’y soumettent. Ceux qui croient aux contraintes imposées par les institutions sont dits structuralistes, les autres constructivistes. Anthony Giddens (1987) propose une synthèse de ces deux écoles sur les institutions pour expliquer à la fois leur inertie et leur possibilité de changement. Mais ce sociologue ne s’est pas intéressé aux objets techniques. Ceux-ci ont été étudiés, d’un point de vue sociologique, surtout par des auteurs constructionnistes. Ceux-ci abordent la stabilité d’objets techniques (vaccins, téléphones portables, normes, …) avec un effort de symétrisation. C'est-à-dire qu’ils ne cherchent pas à établir la plus ou moins grande validité scientifique des concepts utilisés, mais ils s’intéressent à l’assemblage hybride de concepts, de ressources, de conventions qui tiennent ensemble parce que des acteurs y trouvent leur intérêt (Callon 1986; Latour 1989). Il me semble que ce qui fonde la légitimité des institutions pour Anthony Giddens est proche de ce qui fait la stabilité des objets techniques pour Bruno Latour. C’est autour de ce rapprochement que j’ai construit le cadre théorique que je présente dans ce chapitre. Dans une première partie, je proposerai un cadre général permettant d’étudier la légitimité des politiques publiques, des organisations et des personnes. Puis je montrerai comment les indicateurs d’évaluation de la qualité de l’eau peuvent aussi être étudiés du point de vue de leur légitimité et comment ils peuvent s’institutionnaliser. Enfin je présenterai comment j’ai concrètement mené mes enquêtes pour pouvoir apporter des éléments sur ces questions.

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1. Un cadre sociologique pour aborder les modes de

gestion des rivières

Un mot vient à l’esprit lorsqu’une construction sociale perdure, qu’il s’agisse par exemple d’une agence de l’eau, d’une coutume relative à la pêche ou de l’existence d’un oligopole dans le marché de la délégation de service public de l’eau. On peut dire qu’elle a acquis une certaine légitimité. Ce mot est souvent employé pour expliquer la persistance d’une règle mais il recouvre beaucoup de sens différents au point qu’il n’explique pas vraiment pourquoi cette règle-là plutôt qu’une autre se maintient. Cela est-il dû au pouvoir de la règle elle-même qui assujettit les individus ou bien cela est-il dû à l’acquiescement des individus à cette règle ? Cette question a longuement été traitée en sociologie et conduit à distinguer une légitimité liée au sens et une légitimité liée au pouvoir que j’appellerai légitimation (en référence à la définition donnée par (Corcuff et Lafaye 1996)). Je vais exposer brièvement différentes théories relatives à la légitimité et montrer l’intérêt d’une définition large de la légitimité et des institutions.

1.1. Légitimité et institutions

La notion de légitimité est abordée de manière différente dans la littérature selon que les auteurs considèrent les acteurs aptes ou non à comprendre leurs propres motivations. Quand les acteurs sont jugés compétents pour choisir en toute liberté leurs préférences, alors la légitimité d’une construction sociale est comprise comme résultant d’un intérêt collectif. Quand les acteurs sont supposés avoir des préférences largement imposées par des constructions sociales alors la légitimité est comprise comme un instrument de domination. Pour les structuralistes, les individus sont conditionnés par les règles sociales « indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capables d'orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations » (Bourdieu 1987). Ces règles, qui sont construites socialement, prédéfinissent leurs préférences dans un sens qui profite aux acteurs dominants. Ainsi l’engouement pour le traitement des eaux par boues activées en France depuis la Seconde Guerre Mondiale pourrait être interprété comme une hégémonie du secteur industriel qui bénéficiait de cet engouement et qui discréditait les autres techniques comme le lagunage (Barraqué 2001a). Les individus peuvent être libres de choisir dans quel secteur de la société, dans quel « champ » social ils vont agir, mais chaque champ s’est structuré avec des règles et

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des symboles qui contraignent les individus. Les individus sont soumis à différentes formes de violence (Galtung 1969; 1990). Celle-ci peut être directe avec des moyens coercitifs visibles. Mais elle peut être aussi structurelle lorsqu’elle ne fait pas appel à la force mais à un système de droit qui empêche les individus d’avoir accès à un certain nombre de ressources. Elle peut aussi être symbolique ou cognitive lorsqu’elle s’exprime à travers des mythes. D’une certaine façon, il n’y a pas de légitimité pour le structuraliste, il n’y a que de la légitimation (Corcuff et Lafaye 1996), c'est-à-dire une justification d’un rapport de force arbitraire. Cette assimilation de la légitimité à la violence nourrit deux thèses opposées. D’un côté les thèses radicales ou marxistes considèrent que toute forme de violence est oppressante et doit être dénoncée. Le rôle du sociologue est alors « de dévoiler les rapports de force masqués par la croyance des acteurs » (Corcuff et Lafaye 1996). De l’autre, les conservateurs comme Hobbes considèrent que les hommes ne peuvent vivre ensemble que si une structure sociale de type étatique monopolise la violence et y soumet tous les individus pour permettre à chacun de s’occuper d’autre chose que de sa survie (Hobbes 1651).

Je regroupe sous le terme d’individualistes méthodologiques, les auteurs qui postulent que les individus sont libres et capables de choisir leurs préférences en toute indépendance et de manière rationnelle. Cette prise au sérieux de l’individu conduit à considérer que les règles sociales ne tiennent que parce que les individus y adhèrent et les construisent. Ainsi, on peut envisager (et cela a eu lieu dans le passé) que certains acteurs refusent d’adhérer au système de redevances des agences de l’eau et que par conséquent ce système évolue (alors que le système initial rendait les communes redevables, après le nouveau système rend directement les abonnés redevables). Mais le fait que les acteurs acceptent et soutiennent une construction sociale peut s’expliquer de multiples façons. Il peut s’agir par exemple d’une convergence d’intérêts individuels (utilitarisme) ou d’une volonté générale (Rousseau 1762), ou d’une exigence fonctionnelle de la vie en société (Boudon et Bourricaud 2002, p.32-36). Dans la perspective de l’individualisme méthodologique, le rôle du sociologue est d’analyser les préférences ou convenances des acteurs et comment elles se combinent, en fonction des ressources disponibles. Il doit montrer comment une politique publique, une convention, une croyance est rendue légitime dans l’interaction des individus. La légitimité est alors comprise comme l’adhésion momentanée des acteurs à une construction sociale qui se défera dès que les attachements, les intérêts et les principes des uns ou des autres changeront.

En réalité, de multiples travaux sont à cheval entre ces deux conceptions parce qu’elles sont difficiles à défendre de façon absolue. La position en surplomb du sociologue capable de

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dévoiler les rapports de force alors que les agents en seraient incapables est souvent mise en défaut dans les situations pratiques. « Le plus souvent les acteurs n'ont pas besoin des sociologues pour sentir qu'une situation est injuste et pour le dénoncer ! Force est de reconnaître [au chercheur en sciences sociales] qu'il n'a en rien le monopole de la clairvoyance et de la capacité critique. » (Barthe et Lemieux 2002). Inversement, les partisans de l’individualisme méthodologique reconnaissent que les structures dans lesquelles les individus ont évolué les disposent à faire plus facilement certains choix et que les structures dans lesquelles ils sont leur donnent une position qui leur fait voir les choses d’une certaine façon (Boudon 1992). Enfin les pratiques des acteurs ne sont pas toujours explicites et cohérentes entre elles puisqu’un même individu peut être partagé entre des attachements contradictoires, des stratégies à court terme et d’autres à long terme, des intérêts diffus et des intérêts plus identifiables.

Cependant une position intermédiaire entre le structuralisme et l’individualisme méthodologique est inconfortable, car il s’agit d’expliquer dans un cadre cohérent comment des règles sociales peuvent être à la fois choisies et contraignantes. Comment peut-on « dire d'une institution qu'elle structure l'action humaine, dans un sens plus ou moins déterministe, de façon à produire un modèle normalisé de comportement, alors que l'existence de l'institution elle-même dépend habituellement de la présence de ces modèles de comportement et, par conséquent, de la disposition des acteurs à se comporter d'une certaine façon » ? (Hall et Taylor 1997). Anthony Giddens apporte à cette question une réponse assez intéressante qui a été ensuite déclinée dans différents domaines, notamment l’étude des organisations et des politiques. Il s’agit d’une approche structurationniste, c'est-à-dire qui s’intéresse à la structuration dynamique de la société, admettant l’existence de structures sociales, mais reconnaissant aussi la liberté des acteurs de modifier ces structures. Dans son ouvrage, « la constitution de la société » (1987), il propose une explication de la dynamique qui lie le niveau de l’individu et le niveau des constructions sociales (voir figure 4). Une règle sociale prise indépendamment est assez fragile. En revanche, un système qui réunit à la fois une interprétation du monde, des ressources et des réglementations peut être renforcé par une coalition d’acteurs qui y trouveront soit du sens, soit une opportunité, soit un mode de coordination commode. On peut ainsi définir trois formes de légitimité d’une construction sociale, la légitimité interprétative ou signification qui relève de l’acquiescement des individus, la légitimation qui relève de lois et la domination qui s’exerce par un contrôle des

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ressources (1987, p.78). Un tel système qui se reproduit est une institution48. Ce que Giddens

appelle légitimité interprétative rejoint la légitimité de sens évoquée par Corcuff et Lafaye (op.cit.). Ce qu’il nomme domination et légitimation rejoignent ce que ces auteurs regroupent sous la légitimation des rapports de force. Giddens distingue des rapports de force fondés sur le pouvoir de sanction et des rapports de force fondés sur l’accès aux ressources (financières ou naturelles). Cette distinction est intéressante car elle permet de caractériser deux catégories différentes d’acteurs motivés par la construction, la promotion ou la défense d’une institution : les acteurs à qui l’institution garantit des ressources et les acteurs à qui l’institution garantit un ordre.

Figure 4: Un cadre théorique pour penser l’interaction entre les individus et les institutions. Les institutions (qui font partie du niveau structurel) construisent leur légitimité sur un rapport de sens et des rapports de force imposés par des règles et le contrôle des ressources. Les acteurs en situation sont conscients de ces rapports mais les questionnent à travers des discussions, en prenant le risque de ne pas respecter les règles ou en mobilisant d’autres ressources. D’après Giddens (1987, p.78).

Notons cependant que cette distinction entre signification, légitimation et domination est théorique car toute institution s’appuie sur les trois piliers à la fois. C’est ce qu’avait déjà

48 Anthony Giddens définit les « institutions en tant que règles et ressources sans cesse reproduites » (op.cit.,

p.439)

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