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UN UNIVERS DE CONTEMPLATION SILENCIEUSE QUI BANNIT LE LANGAGE : L’attitude des philosophes néoplatoniciens et plus spécialement de Plotin concernant le

Le Stoïcisme : A) BRÈVE PRÉSENTATION DE LA LOGIQUE STOÏCIENNE

A) UN UNIVERS DE CONTEMPLATION SILENCIEUSE QUI BANNIT LE LANGAGE : L’attitude des philosophes néoplatoniciens et plus spécialement de Plotin concernant le

langage est un véritable paradoxe : d’une part, si l’on s’en tient à leurs déclarations explicites, on assiste à un retour massif à cette conception du langage comme instance secondaire voire inutile dans la recherche de la sagesse contemplative, comme l’attestent ces textes révélateurs90 :

« L’âme voit sans paroles ce qu’elle formule avec des mots (car elle ne formule pas par des mots ce qu’elle n’a pas vu d’abord) ; mais, si elle emploie le langage, c’est par défaut ; c’est parce qu’elle doit employer la recherche pour apprendre ce qu’elle possède. Dans notre action pratique, nous faisons correspondre les notions que nous possédons aux choses extérieures. »91

« Quant au langage, on ne doit pas davantage estimer que les âmes s’en servent, tant qu’elles sont dans le monde intelligible ou tant qu’elles ont leur corps dans le ciel. Tous les besoins ou les incertitudes qui nous forcent ici-bas à échanger des paroles, n’existent point dans le monde intelligible ; les âmes, agissant d’une manière régulière et conforme à la nature n’ont ni ordre, ni conseils à donner ; elles connaissent tout les

unes des autres par simple intelligence. Même ici-bas, sans que les hommes parlent, nous

les connaissons par la vue ; mais là-haut, tout corps est pur ; chacun est comme un œil ; rien de caché ni de simulé ; en voyant quelqu’un, on connaît sa pensée avant qu’il

ait parlé. »92

90 Nous citons dans l’édition et la traduction de Émile BREHIER, Plotin, Ennéades, 7 vol., Paris, les Belles Lettres,

1924-1938.

91 PLOTIN, Ennéades, III, VIII, 6.

92 PLOTIN, Ennéades, IV, III, 18 (souligné par nous). Ce texte est vraiment très significatif : il rappelle tout à fait ce

que l’on a parfois systématisé de façon excessive mais intéressante en opposant la culture sémitique qui privilégie la parole et l’ouïe à la culture grecque qui privilégie l’œil et le voir (« chacun est comme un œil »). Inutile de dire qu’une telle compréhension de l’homme — même s’il s’agit ici de l’homme dans le monde céleste — ne favorise pas vraiment une réflexion sur le sens du langage et de la signification.

Le langage, selon Plotin, doit donc être rejeté du côté de l’extériorité et de l’imitation93, de la

multiplicité et de la fragmentation94, de l’imagination95 et même de la forme96. Bref, cette mise à

l’écart du langage n’est pas fortuite, elle est au contraire en parfaite consonance avec la philosophie contemplative de Plotin :

« Mon âme est encore, et plus que jamais, grosse de pensées ; et, remplie des douleurs de l’enfantement, il faut qu’elle enfante en bondissant vers l’Un. Pourtant, il nous faut encore la charmer, si nous trouvons quelque incantation contre de telles douleurs. L’apaisement peut venir de la répétition même de nos discours ; leur charme agit quand ils sont répétés. Quelle nouvelle incantation pourrions-nous trouver ? L’âme court en toutes les vérités et elle fuit pourtant ces vérités auxquelles nous participons, dès

que nous voulons les fixer par la parole ou la réflexion. La pensée discursive, afin de

s’exprimer, saisit successivement les choses et les parcourt l’une après l’autre. Or, que

parcourir dans ce qui est absolument simple ? Il suffit alors d’un contact intellectuel97.

Mais au moment du contact, on n’a ni le pouvoir ni le loisir de rien exprimer (legein) ; c’est plus tard que l’on raisonne sur lui. »98

Ici encore, le langage semble radicalement disqualifié : il arrive trop tôt (enchantements pour calmer la douleur de l’âme en travail d’enfantement : on dirait aujourd’hui, un “anesthésiant” ou un “neuroleptique”) ou trop tard (raisonnement après le contact)99. Le dire n’a pas sa place dans l’instant

lumineux du contact ou de la vision. On touche ici ce qui fait du néoplatonisme plotinien un véritable

paradoxe : l’expérience philosophique est, en son fond, mystique et son déploiement n’a pas d’autre modalité qu’une représentation rationnelle, liée au langage100. Pour résoudre cette tension, en suivant

et en réinterprétant l’héritage platonicien, « il transforme la notion de savoir ; la science devient chez lui recueillement intérieur »101. Toute l’expérience indissociablement religieuse et philosophique est

comme fondée sur le postulat d’une plénitude silencieuse qui règle aussi bien la présence du réel (sous toutes ses formes : Un, Intellect, âme, Dieu ou hommes) que leur activité productrice (les processions) :

« Et si on lui [= la nature] demandait pourquoi elle produit, elle répondrait, si elle

consentait à entendre la question et à parler : “Il ne fallait pas me questionner ; mais il fallait comprendre et se taire; car je n’ai pas l’habitude de parler. Comprendre quoi ?

93 PLOTIN, Ennéades, I, II, 3 : ho en phônèi logos mimèma tou en psuchêi ; IV, III, 30 : « le langage, en la [la pensée]

développant et en la faisant passer de l’état de pensée à celui d’image, reflète la pensée comme un miroir » ; V, I, 3. On ne peut s’empêcher de pressentir une influence aristotélicienne dans ces formules, mais on a l’impression que cela n’incite pas pour autant Plotin à reconnaître la valeur irremplaçable du langage dans l’expérience humaine : pour Plotin, c’est toujours un pis-aller.

94 PLOTIN, Ennéades, I, II, 3 : memerismenos ; cf. aussi IV, III, 30.

95 PLOTIN, Ennéades, IV, III, 30 : « C’est peut-être à la formule verbale qui accompagne la pensée qu’il appartient

d’être reçue dans l’imagination ».

96 PLOTIN, Ennéades, VI, VII, 33 : « Une essence est d’autant plus belle qu’elle est dépouillée de toute forme, par

exemple de la forme qu’elle prend lorsqu’elle exprimée dans le langage ; le langage sépare les choses les unes des autres ».

97 Noèrôs ephapsasthai. Ici, c’est le sens du toucher qui est privilégié pour parler de cette expérience mystique du

contact.

98 PLOTIN, Ennéades, V, III, 17.

99 Cette attitude se retrouve dans le discours même de Plotin : « Comment l’Un n’est-il pas resté en lui-même ?

Comment pensons-nous ramener cette multitude à l’unité ? Traitons le sujet en invoquant Dieu lui-même, non pas

avec des paroles, mais par une aspiration de notre âme à le prier ; c’est de cette façon que nous pouvons le prier seul à

seul » (Ennéades, V, I, 6).

100 É. BREHIER, La philosophie de Plotin, Paris, J. Vrin, 19612 a développé ce thème (chap. III, pp. 23-34) : « le

conflit entre une représentation religieuse de l’univers, c’est-à-dire une représentation telle que notre destinée y ait un sens, et une représentation rationaliste qui semble enlever toute signification à quelque chose de tel que la destinée individuelle de l’âme » (p. 34).

Que l’être engendré est pour moi un objet de contemplation muette, l’objet naturel de ma contemplation : je suis moi-même née d’une pareille contemplation et j’ai un goût naturel de la contemplation ...”. Que veulent dire ces paroles ? Ce qu’on appelle

nature est une âme ; elle est le produit d’une âme antérieure animée d’une vie plus

puissante qu’elle ; elle contient en elle une contemplation silencieuse [...], restant à son propre niveau, dans le repos et la connaissance d’elle-même. »102

Il s’agit d’un univers de contemplation qui exclut pratiquement le langage103 car la règle

majeure qui régit cet univers est l’identité aussi radicale et irréductible que possible entre le connaissant et le connu :

« En se regardant, elle [= la Pensée] voit les êtres et son regard se réalise, et cette réalisation, c’est elle-même : le pensant et son acte de pensée ne font qu’un. »104

« Chaque âme est et devient ce qu’elle contemple. »105

Dans la mesure où le langage signifie cette distance et ce constat d’une altérité au-delà de soi ou face à soi-même, comme nous l’avons vu déjà chez Platon et plus encore chez Aristote, il ne fait que rappeler, aux yeux de Plotin, la finitude de l’âme et de tout ce qui est lié à la corporéité. Le réel vrai est ailleurs, dans l’identité silencieuse et l’indicibilité des processions.

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