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L’héritage platonicien

E) LE LANGAGE PLATONICIEN : CHOSES OU ACTES ?

Si on entre dans la démarche que nous venons d’esquisser, on remarquera que la question de l’origine sociale du langage n’est pas vraiment centrale70. Et cela pour une raison qui nous semble

fondamentale dans ce type de pensée : finalement, le fondement de la mimèsis du logos est ailleurs, comme le fondement de la cité est ailleurs. Ce qui entraîne un autre constat : si le fait que les mots signifient leur vient d’ailleurs et qu’ils sont utilisés la plupart du temps pour décrire et définir les choses de ce monde en mouvement, c’est donc que la structure ontologique de la signification est

ternaire. Pour qu’il y ait un signifiant et un signifié, un imitant et un imité, il faut un troisième

élément qui établisse et fonde la relation entre les deux premiers. Certes, Platon ne l’a jamais

68 Nous pensons plus spécialement à une intuition qu’a développé E. Benveniste sur le rapport de la langue aux

autres systèmes sémiologiques : « Nous voudrions insister d’abord sur la nécessité d’un effort préalable de classement ... Les rites symboliques, les formes de politesse sont-ils des systèmes autonomes ? Peut-on les mettre au même plan que la langue ? Ils ne se tiennent dans une relation sémiologique que par l’intermédiaire d’un discours : le “mythe” qui accompagne le “rite” ou le “protocole” qui accompagne les formes de politesse. Ces signes, pour naître et

s’établir comme système, supposent la langue, qui les produit et qui les interprète. Ils sont donc dans un ordre distinct,

dans une hiérarchie à définir. On entrevoit déjà que, non moins que les systèmes de signes, les relations entre ces systèmes constitueront l’objet de la sémiologie » (É. BENVENISTE, PLG II, p. 50). Et il précise davantage pour montrer la supériorité de la langue sur les autres systèmes de sémiologie : « Les signes de la société peuvent être

intégralement interprétés par ceux de la langue, non l’inverse ... Nous avons là un principe général de hiérarchie, propre à

être introduit dans la classification des systèmes sémiotiques et qui servira à construire une théorie sémiologique » (É. BENVENISTE, PLG II, pp. 53-54, les soulignés sont de nous). Il ne me semble pas que Platon aurait vraiment souscrit à ce primat du langage, car pour lui, le principe d’interprétation entre les systèmes de signes est d’ordre ontologique : au fond ce seraient plutôt les idées et les essences en elles-mêmes.

69 Nous avons déjà fait allusion à l’ouvrage de A.-J. FESTUGIERE, Contemplation et vie contemplative selon Platon, J.

Vrin, Paris, 1950.

70 À la différence de son exercice, qui est éminemment social, puisque la part de déformation et d’enjolivement du

langage fait partie de ce “travail” sur le langage qui lui fait perdre la pureté originelle, sans toutefois porter atteinte au

développé thématiquement, mais toute la construction et le jeu des métaphores qu’il emploie va toujours dans ce sens : l’acteur transcendant (qu’il soit artisan des noms ou essence) est l’instaurateur de la sémiosis. Et la sémiosis avec laquelle nous faisons le tissage des mots est entièrement dépendante, pour dire la vérité par le logos, de ce que nous nous conformons aux liens éternellement préétablis entre les formes premières. Si le logos est un tel pouvoir continuel d’assemblage d’éléments, c’est non seulement parce qu’il assemble des sons « dans le courant qui sort de la bouche » (Théétète 206 d), mais c’est parce qu’il tisse le discours, les noms et les verbes, selon les liens entre les formes qu’il découvre par la pratique de la dialectique. Et s’il lui est donné de décrire les choses en vérité, c’est parce qu’elles ont été elles aussi constituées comme mimèsis, comme imitation des essences éternelles.

Ainsi nous trouvons nous devant une sorte de “pansémiologie” : pour Platon tout est signe parce que toutes choses sont traversées par cette intention que les essences portent en elles de se signifier à travers tout ce qui émane d’elles. L’intention signifiante “vient d’en-haut” : ni le monde, ni la cité, ni l’homme individuel ne signifient par eux-mêmes, mais parce qu’il leur est donné dans l’acte même de leur venue à l’être d’entrer dans ce jeu cosmique de la signification relayé par la mimèsis.

Reste une dernière précision et qui n’est pas la moindre. On a souvent critiqué l’exemplarisme platonicien, lui reprochant de figer aussi bien le monde d’ici-bas que le monde des idées et que l’homme dans un certain fixisme d’entités immuables, de réalités en-soi. Le langage n’échapperait pas à cette attitude globale : le fait que Platon aurait dans le Cratyle privilégié la question du nom, par rapport à celle du logos, pourrait aller dans le sens de cette interprétation. Nous avons pourtant bien vu qu’il n’en était rien, car Platon dans les dialogues ultérieurs n’a pas ménagé sa peine pour proposer une définition du logos. Mais il faut aller plus loin dans la réfutation de ce préjugé philosophique qu’il est souvent de bon ton de faire peser sur Platon. En effet, tout au long de notre analyse, nous avons à plusieurs reprises noté que Platon ne se résignait jamais à faire du langage un pur “instrument”, une “chose signifiante” et c’est même, semble-t-il, ce souci qui le pousse à interpréter le sèmeion dans le registre de la mimèsis : nous l’avons vu, la mimèsis n’est pas la copie, c’est d’abord l’acte du comédien qui joue en imitant ou en incarnant un caractère. Et si l’on remonte au principe métaphysique de la

sèmiosis auquel Platon se réfère constamment, comment pourrait-on imaginer des “noms-choses” dans

les idées ? Comment pourrait-on même isoler la texture phonique des noms humains, quand on sait que le logos est ce qui « rend claire et manifeste la propre pensée par la voix au moyen des mots et des verbes ; [et qui], comme dans un miroir ou dans l’eau, façonne, modèle l’opinion dans le courant qui sort de la bouche » (Théétète 206d) ? Si le logos signifie, c’est par l’acte de donner forme au flux de la voix, il est donc infiniment plus (d’un point de vue ontologique) dans l’acte de la pensée qui signifie que dans la matérialité des sons qui sont rendus signifiants par elle.

Finalement, pour Platon, le sens de sèmiosis élaboré à partir du terme de mimèsis se fonde sur l’acte de montrer ou de se montrer. Paradoxalement, le langage n’est pas pour Platon la “fabrique du sens” : rien ne paraît plus suspect à Platon que cette manière de fabriquer des récits imaginaires et des peintures en perspective ou en trompe-l’œil qui font croire qu’il s’agit de choses véritables alors qu’on est devant l’écran imaginaire (donc dangereux) du récit narratif et du sens71. Platon, ennemi du sens

pour mieux préserver le lien entre être, penser et dire, et plus encore, pour sauver la cité de sa dérive sous l’influence des sophistes, en dehors de la vérité des choses et des essences ? C’est bien possible, et même probable. Mais cette limite ne doit pas cacher une autre donnée peut-être plus précieuse encore : si nommer et dire, c’est signifier au sens de montrer, c’est donc que le langage est plus qu’une nomenclature de repères vocaux ou de signes écrits ; c’est, dans son surgissement même, l’éveil de la pensée à la manifestation de l’être.

71 Sur cette orientation fondamentale de la théorie linguistique ontologique de Platon, voir Henri JOLY, Le

Chapitre IV

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les antécédents philosophiques

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