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Les origines païennes

C) DES STRUCTURES PARALLÈLES TRÈS PLASTIQUES

Nous nous permettons d’insister sur le parallélisme de structure que l’on rencontre dans les divers cas de figure que nous avons rapidement recensés : le terme mustèrion met en jeu chaque fois un processus réel et inclut avec lui de façon pratiquement indissociable la révélation de la signification de ce qui arrive à l’initié. Ce n’est peut-être au départ qu’un hasard sémiologique, mais qui se confirmera et se maintiendra tout au long de l’histoire du terme. Une telle liaison au départ permettra à ce mot de s’acclimater dans des domaines religieux très divers dans le monde méditerranéen hellénophone (et même dans la sphère latinophone). Même si une telle plasticité engendrera bien des malentendus dans la recherche historique ultérieure, puisque ce thème du mystère sera le lieu de nombreuses interprétations souvent réductrices et de confusions parfois surprenantes, par exemple, lorsqu’il s’agira d’expliquer le thème de “l’hellénisation du christianisme primitif”, il est néanmoins intéressant de penser qu’un terme aussi lié à la sensibilité païenne ait pu acquérir une place aussi centrale dans la tradition théologique du judaïsme hellénophone (essentiellement alexandrin) puis dans le christianisme (particulièrement par le biais de la théologie paulinienne).

Il nous semble donc nécessaire de préciser et de prolonger la réflexion de E. Schillebeeckx dans la démonstration brillante qu’il fait pour justifier le transfert du terme mustèrion dans le registre de la liturgie et de la sacramentalité chrétienne. Il consacre en effet une longue remarque préliminaire10 pour montrer qu’il fut légitime pour les premières communautés ecclésiales

d’emprunter la terminolgie de leur expression cultuelle à la tradition païenne des mustèria selon les diverses modalités que ce type de religiosité avait prises. Il établit des parallélismes tout à fait justifiés entre les mystères d’Hélios et la mise en place de la célébration du Christ comme Sol invictus qui deviendra notre fête de Noël, etc. Voulant à juste titre ne rien céder à ceux qui ne verraient dans tous ces emprunts qu’une donnée purement terminologique, il veut montrer que ces emprunts relèvent

9 E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, p. 33.

10 E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, pp. 47-57 : « Remarque préliminaire : justification fondamentale de

d’une donnée théologique plus fondamentale, ce fait indiscutable que le christianisme, pour l’expression de sa foi et de sa vie liturgique, est allé puiser dans le fonds global de la religiosité païenne. Il en arrive à la conclusion générale que voici :

« En raison de l’unité existentielle entre nature et surnature dans l’actuel ordre de vie chrétien, la nature est […] intrinsèquement ordonnée au saurnaturel qui, bien que transcendant, trouve sa structure préparatoire providentielle dans le complexe de la nature, surtout en raison du caractère religieux de cette nature. Il s’ensuit que la « sacramentalité » commune à l’humanité se trouve être un prodrome providentiel pour les sacrement chrétiens […] A priori peut-on donc s’attendre à ce que, dans les mystères païens, comme ombres préparatoires de « ce qui va venir », — même profondément dégénérés bien souvent — il y ait des parentés avec les sacrements chrétiens. C’est ici la structure humaine elle-même créée par Dieu qui donne lieu à des parentés, sans pourtant qu’il soit nécessaire qu’il y ait eu influence au sens historique du terme. »11

Schillebeeckx nous invite à faire un pas de plus : en vertu du lien dynamique qui existe du fait de la volonté divine entre nature et grâce, on ne peut envisager une simple constitution d’un niveau rituel naturel repris ensuite avec plus ou moins de bonheur et transformé par la tradition liturgique chrétienne :

« La formation et la “sacramentalité”, en tant que manifestation et champ d’expérience du besoin de libération et de s’approcher de Dieu, en d’autres termes comme activité symbolique religieuse, qui en outre intensifie la viabilité de l’expérience de Dieu, peut être inspirée par la structure psychologique et sociologique de l’humanité religieuse, et dans la mesure de l’authenticité d’une expérience religieuse complète, être inspirée aussi par le travail anonyme de la grâce. »12

Cette thèse audacieuse (surtout en 1952 !) est rattachée explicitement par l’auteur à la notion de præparatio evangelica telle qu’Eusèbe de Césarée l’a élaborée dans l’ouvrage qui porte ce nom. À ceci près qu’au lieu de faire référence à Platon ou aux sages reconnus de la tradition antique pour conforter les grands dogmes de la foi, on renvoie ici aux notions et surtout aux pratiques souvent beaucoup plus déconcertantes qui constituaient l’essentiel de la religiosité antique. C’est pourquoi d’ailleurs, il ne tient pas tellement à préciser de façon plus topique cet apport possible des religions antiques à la vie liturgique et mystique du christianisme : il parle du « travail anonyme de la grâce » et évoque simplement le fait que « dans les religions à mystères, à côté d’une invasion d’éléments pervers, peut se cacher un noyau de foi anonyme surnaturelle, de telle manière que leurs mystères peuvent être

animés d’un germe d’authentique surnaturel … »13. Bref, cette réflexion aboutit à la reconnaissance

que la nature étant en vue de la grâce, les formes de religiosité naturelle sont elles aussi en vue de la sacramentalité enracinée et pleinement épanouie dans l’agir sauveur du Christ : « La liturgie cosmique fera donc sentir son influence jusque dans les sacrements chrétiens qui, dans le Christ, empruntent à la « révélation naturelle » objective leur cadre et leur matériel de symboles »14.

Or, il nous semble que cette perception en soi très juste est encore plus intéressante lorsque, au lieu de l’appliquer simplement aux contenus de la symbolique cosmique, on l’utilise d’un point de vue structurel : ce qui est étonnant dans la sémantique du mustèrion, ce n’est pas tellement le fait qu’il désigne des cérémonies où l’on montre une gerbe d’épis de blé symbolisant Démètèr : toute cette symbolique se retrouve dans pratiquement toutes les religions des sociétés parvenues au stade d’une

11 E. SCHILLEBEECKX, L’économie sacramentelle, p. 49. Voir aussi J.-Ph. REVEL, Traité des sacrements, I, 1,

« Enracinement symbolique et spécificité chrétienne des sacrement », pp. 602-616 (exposé et critique de la position de Schillebeeckx).

12 E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, p. 51.

13 E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, p. 52. Souligné de l’auteur. 14 E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, p. 54.

économie agricole ! Mais ce qui est bien plus important, c’est la structure même dans laquelle le

mustèrion est pensé, cette structure biface qui semble unir de façon spontanée et constante l’acte

religieux comme processus réel de salut d’une part, et, d’autre part, le langage et les éléments symboliques qui l’accompagnent et l’interprètent. C’est là, semble-t-il, que la notion de mustèrion sera non seulement une sorte de “matériau” réaménageable dans une liturgie chrétienne, mais de façon infiniment plus précieuse et plus féconde, une structure de pensée qui oblige tout esprit religieux à voir sa relation avec le divin sous le double rapport du réel et des signes. Un tel cas de préparation évangélique est, semble-t-il, unique en son genre : et si cette notion a eu une telle fécondité spirituelle et intellectuelle dans la tradition chrétienne, c’est parce qu’elle portait en elle-même de quoi motiver une réflexion renouvelée sur la dimension religieuse de l’homme, qu’il soit chrétien ou non15.

Notons enfin que cette structuration du mustèrion qui lie étroitement acte cultuel et explicitation du sens est pour une tradition religieuse un atout précieux. Car si les actes et les gestes cultuels ont tendance à fixer la mémoire d’une communauté religieuse sur des comportements identiques et répétables de génération en génération, la dimension d’explicitation du rite est infiniment plus souple et permet l’adaptation du rite et sa réinterprétation permanente : ce n’est pas un hasard si les philosophes grecs ont manifesté un vif intérêt pour cette forme de religiosité, car elle n’excluait pas qu’ils y apportent eux-mêmes leurs interprétations personnelles. Nous serions enclins à croire que ce fut la même chose pour les Pères de l’Église : nous aurons l’occasion d’y revenir.

15 Il ne semble pas que la tradition vétérotestamentaire ancienne (avant la rencontre avec la culture grecque) se soit

vraiment posé le problème : on rencontre fréquemment dans la littérature prophétique une sorte de regard critique visant à rappeler les exigences éthiques qui fondent la vérité et l’authenticité de signification du sacrifice (les cas les plus célèbres sont la prédication d’Amos ou de Jérémie), mais l’acte cultuel lui-même n’est pas réfléchi dans sa symbolique et sa portée signifiante : on est par exemple assez déconcerté par les interminables catalogues de rubriques du Lévitique où les moindres détails de l’action sacrificielle sont décrits avec une minutie presque obsessionnelle, mais rien dans le texte ne permet de comprendre pourquoi le sacrifice d’une colombe est différent de celui d’un taureau ou d’un bouc. Sur ce point précis de la signification et des implications de la “cuisine” sacrificielle nous renvoyons à notre article « La cuisine de la création : le régime alimentaire biblique comme thème théologique », dans Pierre

d’angle 2 (1996), pp. 40 et ssq., ainsi qu’à celui de Jean SOLER, « Sémiotique de la nourriture dans la Bible », dans

Annales, Économies, Sociétés, Civilisations (28), 1973, pp. 943-955. On voit bien que, seule, une relecture moderne

détectant les codes alimentaires et culturels de la société israélite permet de comprendre l’organisation des sacrifices, mais la catéchèse et les prescriptions comme telles ne permettaient pas d’en élucider directement le sens. On peut légitimement se demander si cette fermeture assez radicale à toute dimension mystérique n’a pas contribué à l’enfermement de la vie cultuelle d’Israël et à sa réduction progressive au minimum rituel que cette religion connaît aujourd’hui.

II

Le passage dans la tradition

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