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SYNCHRONIE ET DIACHRONIE DANS LA CONCEPTION AUGUSTINIENNE DE LA SACRAMENTALITÉ

Societas sanctorum et communio sacramentorum

C) SYNCHRONIE ET DIACHRONIE DANS LA CONCEPTION AUGUSTINIENNE DE LA SACRAMENTALITÉ

Cette approche de la notion de sacramentum chez saint Augustin nous aura donc conduits à reconnaître le rôle central de la sacramentalité comme langage ou encore comme le système de signes qui dit le mystère comme convivialité ou societas de Dieu et des hommes. C’est là, nous semble-t-il, la principale nouveauté introduite par saint Augustin dans la tradition théologique sur le rapport entre Église et sacrement. Bien entendu, cette approche demandera encore beaucoup de précisions, soit à la lumière d’autres systèmes théologiques, soit également à la lumière de ce que la réflexion linguistique contemporaine a pu découvrir en ce domaine. Dès maintenant, nous voudrions suggérer les réflexions suivantes :

a) Diachronie et synchronie

La première chose que nous pouvons remarquer - même si elle est d’ordre purement formel - est la suivante : saint Augustin analyse la sacramentalité comme langage d’une façon que l’on peut mettre en parallèle avec les conclusions de certaines recherches en linguistique contemporaine. De même en effet que le langage a une histoire et s’inscrit dans la temporalité, ainsi, les sacramenta connaissent eux aussi une certaine mutation historique et sont très étroitement liés à la temporalité. On peut donc dire que la sacramentalité comme langage a une dimension diachronique. Il en va de même pour ce que les linguistes appellent la dimension synchronique du langage : de même que le langage est analysable dans un moment donné de son histoire et révèle une certaine cohérence interne à ce moment-là, de même, la sacramentalité comme langage de l’Église est l’ensemble cohérent des signes qui donnent à la societas qu’est l’Église ou le peuple d’Israël de pouvoir accomplir et manifester leur réalité, la convivialité de l’homme et de Dieu. On peut même pousser plus loin le parallèle. Le linguiste E. Benveniste faisait quelques remarques au sujet de l’évolution diachronique d’une langue dans une société et s’attachait à montrer les conditions qui permettent la transformation de la langue au cours du temps. En nous fondant sur les observations qu’il fait et qui sont d’autant plus intéressantes qu’elles traitent en parallèle la langue et la société, nous en tirerons quelques conclusions pour mieux affiner la conception de la sacramentalité que nous essayons de dégager ici :

« Langue et société sont pour les hommes des réalités inconscientes, l’une et l’autre représentent la nature, si l’on peut dire le milieu naturel et l’expression naturelle, ceux qui ne peuvent pas être conçus comme autres qu’ils ne sont et qui ne peuvent pas être imaginés absents90. L’un et l’autre sont toujours hérités91 [...] Ni l’une ni l’autre ne

problème de la signification. Vu que cet ouvrage n’est pas facilement accessible, nous nous permettons de traduire ce texte : « Comme pour les théologiens africains ses prédécesseurs, la réflexion sur l’Église qui est le corps du Christ a aussi chez Augustin son contenu concret dans le sacrement de la participation au Christ, dans le mystère du corps du Christ qu’est l’eucharistie. La communion avec la catholica est donc l’“être-dans” son unité sacramentelle, participation à la pax eucharistique. Comme chez les devanciers d’Augustin, nous trouvons aussi chez lui l’identité de ces concepts avec ce que veut dire le mot ecclesia. Mais, à partir de ces concepts, un nouveau concept va être dérivé, celui de caritas. Dans la mesure où la caritas (agape) n’est plus identique à la pax, il en résulte le problème de l’Église invisible. Ce problème est maîtrisé ou tout au moins surmonté par une métamorphose du concept de visibilité en général [souligné par nous]. Ce qui est à proprement parler le réel du visible, c’est l’invisible, de telle sorte que, conceptuellement, lors de la représentation du visible, l’invisible peut être laissé hors de considération mais que de fait, avec le fossé entre pax et caritas, entre sacramentum et res sacramenti il faut tenir compte de la communauté ecclésiale qui est extérieure (äussere Kirchengemeinschaft) et de la communion ecclésiale (Kirchengliedschaft) qui est intérieure. En un mot, signum et res significata ne se recouvrent plus et signum reçoit une certaine autonomie ». Une fois de plus, nous voici au rouet : l’auteur s’est-il inspiré d’Y. Congar, ou de Max Weber (toujours le tandem

Gemeinschaft et Gliedsschaft) ? C’est probable, car nous retombons dans le même piège avec d’autres mots (pax, caritas, res sacramenti, etc.)

90 Nous tenons à préciser que ce parallélisme que nous suggérons entre, d’une part, la société comme milieu naturel

et le langage comme expression naturelle et, d’autre part, l’Église comme societas et la sacramentalité comme langage, ne signifie pas du tout que nous voudrions utiliser la pensée d’Augustin dans le sens d’une réduction de ces réalités d’ordre surnaturel à un naturalisme de type linguistique. En fait, conformément à l’adage plus tardif et bien connu,

peuvent être changés par la volonté des hommes. Ce que les hommes voient changer, ce qu’ils peuvent changer, ce qu’effectivement ils changent à travers l’histoire, ce sont les institutions, parfois la forme entière d’une société particulière, mais non, jamais le principe de la société qui est le support et la condition de la vie collective et individuelle. De même, ce qui change dans la langue, ce que les hommes peuvent changer, ce sont les désignations, qui se multiplient, qui se remplacent et qui sont toujours conscientes, mais jamais le système fondamental de la langue. C’est que si la diversification constante, croissante des activités sociales, des besoins, des notions exige des désignations toujours nouvelles, il faut qu’en retour il y ait une force unifiante qui fasse équilibre. Au-dessus des classes, au-dessus des groupes et des activités particularisées, il règne un pouvoir cohésif qui fait une communauté d’un agrégat d’individus [...] Ce pouvoir est la langue et la langue seule. »92

Nous ne sommes pas très loin, compte tenu de la transposition moderne, de ce qu’Augustin défendait au plan de la constitution ontologique de l’Église comme societas et de la nécessité d’un langage coextensif à cette societas. Bien entendu, la societas dont parle saint Augustin est tout à fait sui

generis dans la mesure où elle inclut Dieu qui est déjà, à lui seul, une societas, la communion des trois

personnes de la Trinité93, et les hommes qui constituent eux aussi entre eux un autre type de societas.

Par ailleurs, le langage qui permet à cette societas où l’homme et Dieu se trouvent en convivialité de grâce, est un système de signes très spécifique et beaucoup plus vaste et riche que les divers langages liés aux sociétés humaines. Mais cette spécificité de la sacramentalité et le fait que Dieu et l’Église “parlent ce langage” ne doit pas nous faire méconnaître sa profonde humanité et son enracinement dans la temporalité : la déviation fréquente qui a conduit à traiter la sacramentalité comme un “monde à part”, si étranger aux autres systèmes de signes qu’il est devenu soit des “choses”, soit des “actions” dépourvues de toute référence signifiante, est une tentation permanente.

b) Fondement ontologique

Une telle manière d’aborder la sacramentalité peut susciter quelques appréhensions : outre le reproche qu’il pourrait s’agir de céder à une mode philosophique ou théologique, consistant à traiter la sacramentalité comme un “problème de langage”, on peut aussi se demander si les sacrements ne risquent pas d’y perdre leur réalité, danger d’autant plus menaçant actuellement que le contexte socio- culturel tend à envisager tout ce qui concerne les comportements humains et la pensée humaine comme autant de formes d’expressions, de langage dans lesquels et par lesquels l’homme est agi, plutôt qu’il n’agit et “existe” par eux et en eux94. Traiter de la même façon l’existence et l’agir sacramentels

de l’Église peut paraître d’autant plus dangereux que “le terrain s’y prête”. Et ce n’est sans doute pas par hasard que l’on voit ressurgir de nos jours dans certains milieux catholiques qui tiennent à manifester leur fidélité à une vie sacramentelle profonde une sorte d’excès de réalisme sacramentel

“gratia præsupponit naturam”, il nous semble éclairant de mettre en valeur ces aspects naturels à titre d’analogués, ne serait-ce que pour essayer de retrouver un sens de la sacramentalité qui fait passablement défaut à la réflexion théologique et à la pratique pastorale contemporaines.

91 Transposé en théologie sacramentaire, c’est le problème de l’institution sacramentelle. 92 E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, II, Paris, N.R.F., 1974, pp. 94-95.

93 Cf. De civit. Dei, XI, X,1(P.L. 41, 325) : « relative quæque persona ad alteram dicitur » ; et De Trin. IX, I,1(P.L.

42, 961) : « nec Patrem esse Filium, nec Spiritum sanctum vel Patrem esse vel Filium ; sed Trinitatem relatarum ad

invicem personarum et unitatem æqualis essentiæ ».

94 Nous pensons à ce jugement de M. FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, N.R.F. 1966, p. 311 :

« L’interprétation, au XVIe siècle, allait du monde (choses et textes à la fois) à la Parole divine qui se déchiffrait en lui ; la nôtre, en tout cas celle qui s’est formée au XIXe siècle (assez typiquement française, il faut bien le dire), va des

hommes, de Dieu, des connaissances ou des chimères, aux mots qui les rendent possibles ; et ce qu’elle découvre, ce n’est pas la souveraineté d’un discours premier, c’est le fait que nous sommes, avant la moindre de nos paroles, déjà

dominés et transis par le langage » (les passages en italique sont soulignés par nous). Voir encore p. 334. Cette prise de

position radicale est évidemment en réaction contre les excès du subjectivisme moderne, issu en grande partie du cartésianisme.

dans lequel les “signes” sont redevenus des “choses”, comme si l’on craignait par-dessus tout de voir sombrer la réalité sacramentelle dans un symbolisme qui serait alors du domaine de “ce qui n’existe pas”, de “l’imaginaire” ou de “l’irréel”. La controverse bérangarienne reste aujourd’hui encore le talon d’Achille de la théologie occidentale.

On le sent bien, l’enjeu ce ces questions concernant la sacramentalité est d’une actualité plus vive qu’il n’y paraît et repose en dernier ressort sur la détermination du statut ontologique des signes et du langage. Il nous faudra donc aborder cette question pour mieux voir comment saint Augustin lui a donné une solution originale par rapport aux solutions qui avaient été proposées par d’autres penseurs avant lui. Ce sujet fera l’objet des prochains chapitres consacrés à la théorie augustinienne du

signum. Il s’agira de montrer comment, pour Augustin, le problème des signes et de la signification

n’est pas simplement un problème particulier qui devrait être envisagé et résolu dans une ontologie des degrés d’être de style néo-platonicien. Ce qui est trop souvent, nous l’avons constaté, le réflexe des interprètes d’Augustin95. Or, ce dernier a élaboré une réflexion originale et soucieuse de ne pas

assimiler trop vite le rapport entre le signe et la réalité qu’il signifie à une simple question de participation déficiente des signes aux choses.

Mais avant d’aborder ce problème difficile, il nous reste à aborder une dernière question, qui peut paraître préjudicielle : le fait qu’Augustin ait ainsi déterminé la sacramentalité comme les signes ou le langage à travers et dans lequel se dit l’être de l’Église comme societas n’est-il pas une sorte de recul par rapport à la force des signes (sèmeia) tels qu’ils nous sont présentés dans la littérature néo- testamentaire ? Autrement dit, ce qui nous semble être un acquis important du point de vue de la détermination essentielle des sacrements grâce à la réflexion théologique d’Augustin, n’est-il pas en fait, au plan existentiel, une régression, une perte du sens de l’ouverture eschatologique manifestée et vécue par la communauté chrétienne célébrante ? Le fait de déployer de façon coextensive les niveaux sacramentel et ecclésial n’est-il pas le moyen le plus sûr d’oblitérer dans l’acte signifiant qu’est le sacrement son caractère événementiel et (dans la perspective du christianisme primitif) sa spécificité temporelle, laquelle consiste à croire que la célébration sacramentelle est le moment présent dans lequel l’avenir eschatologique peut venir à tout instant se glisser pour transfigurer définitivement l’Église en Royaume ? C’est, on le voit, le reproche classique qui fut adressé à Augustin de la part de ceux-là mêmes qui s’en sont réclamés pour fonder le caractère existentiel et indicible de l’expérience du salut. Reproche lourd de conséquences s’il était justifié, car il signifierait que la sacramentalité de l’Église comme signification serait le moyen inconscient de faire perdre à celle-ci sa véritable manière de vivre la temporalité du salut, par négligence ou par oubli de la tension eschatologique vers le Royaume. C’est le dernier point qu’il nous faut examiner maintenant, pour compléter les données positives de la théologie augustinienne du sacramentum.

95 Nous avons vu comment Y. CONGAR et J. RATZINGER avaient pour ainsi dire déjà orienté dans ce sens leur propre

V

Philosophie néoplatonicienne

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