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Le “symbole libérateur” chez Aristote A) LA “RÉINSERTION SOCIALE” DU LANGAGE

B) LE “SYMBOLE LIBÉRATEUR”

a) Le point de départ du Peri hermèneias : le problème de fond

Nous venons de voir comment Aristote a pu “réinsérer” le fonctionnement du langage dans la société humaine et lui a donné une sorte de polyvalence et de souplesse que Platon ne tenait pas vraiment à lui reconnaître. Il nous faut maintenant prolonger et approfondir cette analyse pour montrer comment au cœur même de la structure de la signification, Aristote ouvre de nouvelles perspectives — à notre avis décisives — concernant le rapport des mots aux choses et des mots à

l’homme. Pour en mesurer toute la richesse, il nous faut revenir d’abord au aux premières lignes du

Peri hermèneias. En voici le texte fort connu :

« Les choses dans la voix sont donc les symboles des états de l’âme, et les choses écrites le sont des choses dans la voix. Et de même que les lettres ne sont pas les mêmes pour tous, de même les choses dans la voix ne sont pas non plus les mêmes. Mais les états de l’âme dont les voix sont les signes en premier (prôtôs), sont les mêmes pour tous, ainsi que les choses dont les états de l’âme sont des similitudes. »20

La lecture “classique” du texte en fait la base d’une théorie ternaire de la signification, articulée sur le langage, la pensée et les choses : tout d’abord une relation symbolique, conventionnelle et culturelle, entre les mots et les pensées ou concepts dans l’âme ; puis la seconde une relation de similitude, naturelle et universelle, entre les concepts et les choses. Et donc dans cette lecture, tout l’accent est mis sur la relation conventionnelle entre le mot et le concept : c’est ce qui constitue la spécificité du problème linguistique tel que le conçoit Aristote. L’autre relation semble, pour Aristote, aller de soi et fonder toute sa théorie de la connaissance. Il convient donc de s’interroger, pour savoir si cette lecture est vraiment justifiée, et s’il ne faut pas au contraire y trouver quelques indices d’une autre approche de la signification du langage.

En effet, comme le suggère Curzio Chiesa, dont nous reprendrons en grande partie l’interprétation à notre avis très éclairante :

« On peut formuler l’hypothèse suivant laquelle le passage dans son ensemble a pour but de montrer que la pluralité et la diversité des langues, qui sont de nature symbolique, et partant conventionnelles, n’ont aucune influence sur le fonctionnement du langage en général […] Les remarques d’Aristote signalent que son analyse a une valeur universelle, car elles portent sur le langage en général, abstraction faite des particularités éventuelles qui sont propres à chaque langue. Les

langues sont différentes mais le langage est le même pour tous. Or, ce langage commun,

universel et naturel, c’est ce qu’on pourrait d’ores et déjà appeler le “langage de la pensée”. »21

À partir de cette remarque, soulignons le fait suivant, qui semble décisif : si, comme on le fait couramment en linguistique moderne depuis Ferdinand de Saussure, on considère la structure du signe linguistique comme une réalité biface, selon la célèbre formule “le total résultant de l’association d’un signifiant et d’un signifié”22, on risque de ne pas percevoir ce qui fait l’originalité de la structure

de signification chez Aristote. Ainsi que nous le verrons, la question fondamentale est de savoir si le

fait que le signe renvoie à autre chose instaure nécessairement que la dualité soit dans le signe lui-même.

Que Saussure en ait fait une position de principe, c’est trop évident et c’est même devenu une sorte de principe absolu de la pensée contemporaine sur le langage et même la sémiologie : il n’est pas question ici d’ailleurs de remettre en cause les acquis méthodologiques et heuristiques qu’une telle intuition à suscités, particulièrement dans le domaine des sciences humaines . Mais qu’il faille relire Aristote et sa propre réflexion sur le langage dans cette perspective est non seulement anachronique, mais constitue probablement la meilleure manière de passer à côté d’une donnée qui a marqué toute la réflexion antique sur le signe aussi bien linguistique que non linguistique : pour le dire de façon synthétique, le

signe permet la dualité, mais la dualité ne le constitue pas dans son être de signe. Nous nous permettons

d’insister sur ce point pour qu’il n’y ait pas de malentendu dès le départ dans notre lecture et dans notre approche de la structure ontologique de la signification telle qu’elle est sous-jacente dans le monde antique.

20 Peri hermèneias, 16 a 3-8.

21 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 286. Souligné par nous.

b) La structure de la signification

« Les choses dans la voix » sont l’ensemble des émissions sonores complexes qui constituent des mots et finalement un discours, matériellement inscrit dans la chaîne phonique : cela inclut non seulement les différents sons qui composent les noms ou les verbes, mais inclut tous les sons qui vont constituer les diverses unités, les diverses formes de mots23. Il s’agit donc du discours envisagé sous sa

composante matérielle. Même chose pour l’écriture : le substrat matériel des caractères écrits constitue les choses qui sont écrites matériellement sur la tablette et qui sont des « substituts des sons de la voix »24. Les pathèmata tès psuchès sont, selon la traduction habituelle, les « états de l’âme »,

conformément à la théorie aristotélicienne des puissances de l’âme, c’est-à-dire cette capacité qu’a l’âme humaine d’être actualisée par les réalités qui ne sont pas elle. Pathèma a ici une valeur plus extensive que noèma, car il semble bien indiquer que dans le processus du langage, ce ne sont pas simplement des notions intellectuelles qui sont en jeu, mais des données affectives et psychiques de tous ordres. Enfin, les pragmata ce sont les choses réelles et extérieures qui correspondent aux

pathèmata. On ne doit pas réduire les pragmata uniquement aux “objets”, mais le terme grec choisi

par Aristote renvoie à une notion qui recouvre aussi bien les événements, les situations, les états de fait, etc. Ces quatre éléments sont en relation entre eux et ces relations ne sont pas toutes du même type : elles sont déterminées comme symbolon, homoiôma, sèmainein.

α) La relation de sumbolon

Il s’agit d’abord de la relation entre choses de la voix et les pathèmata tès psuchès, puis de la relation entre les choses de la voix et les choses écrites. La détermination de la relation comme

sumbolon est ici assez claire : souligner d’une part la différence entre les deux termes liés par le sumbolon (voix ≠ signe écrit, d’une part et voix ≠ pathèmata, d’autre part). Pour ce qui est de la

relation symbolique entre les sons et les lettres, elle indique d’une part le lien entre des choses de nature différente. La question est de savoir pourquoi cette relation de symbole les établit dans une relation particulière : parce qu’elles portent en elles une identité de structure qui permet de les rapprocher l’une de l’autre : on peut nommer cette identité de structure un « isomorphisme »25.

S’il y a également relation de sumbolon entre le langage oral et les états de l’âme, c’est qu’il doit y avoir aussi une identité de structure : autrement dit, que les pathèmata sont organisés de la même façon que les unités linguistiques de la chaîne phonique. Sinon, on ne comprendrait pas en quoi il peut y avoir relation de symbolon, ce qui suppose que les pathèmata sont une sorte de « langage de la pensée, un langage mental qui est le terme complémentaire du langage de la voix, un langage qui comporte des noms des verbes, des affirmations et des négations au même titre que celui qu’expriment les sons de la voix […] Ainsi, les contenus psychiques en tant que termes complémentaires auxquels renvoient les sons de la voix, sont organisés et structurés de la même façon que les contenus linguistiques »26. Il s’agira donc de comprendre comment le lien se crée entre ce langage de la pensée

et les éléments expressifs qui constituent la chaîne phonique des « choses qui sont dans la voix ». C’est là probablement l’élément-clef de la sémiologie aristotélicienne concernant le langage.

Il est par ailleurs important de se rappeler que pour Aristote, l’isomorphisme commun aux deux instances (pathèmata/signes phoniques) ne met pas en doute le caractère conventionnel des mots comme symbola. En effet, Aristote rappelle fréquemment dans différents traités que « rien n’est par

23 Cette approche est fréquemment attestée dans le corpus : voir par exemple : « la voix est la matière du langage »

(tou de logou hulèn einai tèn phônèn) De generatione animalium 786 b 21-22 ; « la voix est un son doué de signification » (phônè psophos sèmantikos), De anima 420 b 33 ; « le langage est l’articulation de la voix par la langue »

De historia animalium 535 a 32.

24 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 287. 25 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 289. 26 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 290.

nature un nom, mais seulement quand il devient symbole »27 : cet accès à la valeur symbolique est

donc de l’ordre de la convention qui promeut des données phoniques à leur fonction de symboles. Or, ce devenir symbole ne se fait pas par un processus d’institution par convention entre les membres d’un même groupe linguistique. Mais le mot devient symbole « lorsqu’il est utilisé effectivement comme signe de quelque chose d’autre, en l’occurrence de l’état de l’âme correspondant et lorsqu’il est effectivement réuni à son terme complémentaire »28. C’est l’usage et non l’origine qui détermine la

fonction symbolique des mots et c’est l’usage qui implique des conventions, des normes et des règles. Ainsi, la fonction symbolique du nom n’est pas le résultat d’une sorte de “prédestination originelle” de ce mot à signifier tel état d’âme. Par nature, les mots ne sont que des sons. Par convention, ils exercent une fonction symbolique qui n’est pas incluse en eux, mais qui est investie par le locuteur selon un usage et une convention auxquels il se conforme.

β) La relation de sèmeion

La relation pathèmata/ choses dans la voix, que nous venons de décrire par la relation de

sumbolon, conformément à la première assertion d’Aristote, est dans la phrase suivante décrite en

termes de sèmeion : « … les états de l’âme dont les voix sont les signes en premier (prôtôs) »29. On

notera qu’ici Aristote cherche à montrer la spécificité de la relation symbolique (pathèmata/ choses dans la voix) par rapport à l’autre relation symbolique (choses de la voix/choses écrites). Cette spécificité est définie comme sémainein, lequel est qualifié de prôtôs. C’est donc que la relation symbolique entre états d’âme et éléments phoniques est première, car les données écrites doivent repasser par les sons de la voix pour retrouver leur dimension de signification.

Ici donc il s’agit de la relation de renvoi : la vraie dimension symbolique des mots dans la chaîne phonique est de renvoyer aux états d’âme dont la nature est différente. Donc, dans toutes les langues, tous les mots renvoient à des pathèmata tès psuchès : aucune langue n’est meilleure qu’une autre en ce domaine. Aux yeux du Stagirite, la relation de sémiosis est donc ce qui permet d’emblée de résoudre la pluralité des langues (la pluralité relevant du seul ordre de la chaîne des sons articulés) et en assurant à chacune la structure omniprésente de renvoi qui la constitue formellement comme langue.

En affirmant cela, Aristote fait référence implicitement à la manière dont il traite de la notion de sèmeion : « « Si [le signe] est, la chose est, ou s’il a lieu, la chose a lieu, avant ou après ; tel est le signe que la chose a lieu ou est. […] La femme A a du lait, elle a donc mis un enfant au monde »30. La

relation de signification est ici ontologiquement fondée sur la connexion réelle qui lie ces deux données. Le signe fait partie de ces données que le savant rassemble pour élaborer son discours scientifique : « c’est lui [= le sèmeion] qui désigne l’expérience positive, exacte, contraignante, au moins s’il s’agit du signe irréfutable ... C’est par lui que l’on parvient à la connaissance des causes motrice et formelle. »31 Ce lien ontologique du signe à ce dont il est signe, Aristote le traduit au plan logique et

le traite comme un enthymème, un syllogisme incomplet dont la majeure ferait défaut32. Transposé sur

le plan de la relation pathèmata/signes phoniques, cela suppose donc une relation réelle entre les deux instances et c’est d’ailleurs ce qu’Aristote suggère lorsqu’il affirme que « les choses dans la voix suivent (akolouthei) les choses dans la pensée (dianoia) »33. Il y a donc « concomitance et correspondance »34 :

les mots “suivent” les pathèmata de l’âme : la convention et l’usage qui fondent la diversité des

27 Peri hermèneias, 16 a 25-28. 28 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 290. 29 Peri hermèneias, 16 a 6.

30 Analytica priora, 70 a 8-11.

31 J.-M. LE BLOND, Logique et méthode chez Aristote, Étude sur la recherche des principes dans la physique

aristotélicienne, Paris, Vrin, 1939,p. 243.

32 Pour plus de détails, voir R. SIMONE, « Sémiologie augustinienne », in Semiotica, VI, (1972), p. 4. 33 Peri hermèneias, 23 a 36-33.

langages ne peut pas entamer la relation fondamentale qui, dans chaque langue existe entre le mot et le pathéma qu’il signifie symboliquement.

L’intention d’Aristote dans la détermination de ces relations est principalement la suivante : il veut montrer que la vie psychique, les états d’âme, relèvent de la nature humaine et que, dans leur constitution, ils ne relèvent pas de conditionnements géographiques ou sociaux. Ils constituent donc la base véritable de l’essence du langage comme fait humain, universel et naturel. Aussi banale que cette assertion puisse paraître, il est essentiel de l’affirmer : quand un humain parle, il parle comme humain, et non pas d’abord comme Hottentot, comme Zoulou ou comme Berbère, c’est-à-dire que son discours, par-delà les conditionnements linguistiques (les données historico-géographiques dans lesquelles il s’insère), est d’abord une parole humaine, structurée par une pensée humaine35.

L’autre conséquence d’une telle approche est le fait de résoudre l’antithèse nature/convention dans le langage en répartissant la compétence de chacune : ce qui est naturel dans le langage, c’est qu’il soit humain et n’existe que par référence à ce qu’il y a de plus humain en l’homme, ce « langage de la pensée » ; ce qui est conventionnel dans le langage, c’est le caractère accidentel, contingent de l’enracinement du langage comme faculté humaine universelle dans le jeu des circonstances historique, des traditions et des usages propres à telle ou telle société. Ainsi le Philosophe surmonte-t- il le dilemme et laisse-t-il entendre qu’il s’agit d’une distinction d’objet formel : le langage humain est naturel en tant qu’il est humain, il est conventionnel en tant que lié de façon contingente à telle ou telle société.

γ) La relation d’homoiôma

Ici, Aristote met en avant le fait que les pathèmata de l’âme sont semblable aux réalités qui les génèrent dans l’âme humaine. C’est donc la théorie métaphysique de la connaissance que l’auteur va développer à de multiples reprises au long de son œuvre, mais avec toutefois une implication particulière qui dépend du présent contexte : si les états de l’âme sont des homoiômata des choses réelles, c’est donc qu’ils ne dépendent pas des signes linguistiques de la phônè. En effet, la relation

sumbolon/sèmeion allait très fortement dans le sens d’un lien ontologique entre les deux niveaux et rien

ne pourrait empêcher d’affirmer que les mots conditionnent les états d’âme par une sorte de lien de causalité réciproque … Mais précisément, en instaurant la relation d’homoiôma entre chose et

pathèma, la question est pour ainsi dire résolue : le « langage de la pensée » ne suit pas celui qui est

dans la voix. Le langage de la pensée dit les choses. Et, puisque les choses sont les mêmes pour tout le monde, les similitudes des choses le seront aussi : Aristote voit ainsi dans cette relation d’homoiôma un indice supplémentaire de l’universalité du langage de la pensée. Le « langage de la pensée » est donc la manière universelle dont la présence des choses du monde s’inscrit dans l’âme humaine. Les choses

manifestent en nous leur présence comme un « dit » : mais ici, il s’agit d’un dit dont le mode propre de

relation est la similitude et qui — il est important de le remarquer — n’est pas défini en terme de

35 Cette affirmation d’Aristote est remarquable dans le contexte grec où elle fut thématisée. En effet, lorsque Platon

réduit les différences entre les langues à des questions d’imitation ou de déformation du tupos constitutif du nom, il explique au fond que « les langues se valent », mais il sous-entend que la validité de l’usage d’une langue dépend de la manière dont elle est référée au principe fondateur de la validité des mots, l’essence ou l’idée. Au fond, Platon n’a d’estime pour aucune langue, aucune culture, même la sienne, puisqu’elle est aussi imparfaite que les autres. Autrement dit, l’universalisme platonicien se construit, en matière de sémiologie, sur une indifférence totale à la différence des cultures et sur une référence exclusive au fondement transcendant des mots idéaux liés aux idées. Tandis qu’Aristote, ayant refusé ce fondement transcendant et revenant sur le terrain empirique de la diversité des langues et des cultures, aurait pu retomber dans la tentation de l’hellénocentrisme et la proclamation de la supériorité de la langue grecque sur les langues barbares (défaut courant à l’époque !). Or, on le voit, il n’y a rien de tout cela dans sa réflexion sur le signe et le langage. Fondés socialement dans la diversité des communautés politiques en tension vers le bien commun, les langues ne feront pas l’objet d’un classement en fonction d’on ne sait quelle échelle de valeurs qu’elles réaliseraient plus ou moins bien. Le vrai but d’Aristote en ce domaine est d’affirmer que tout homme parle « le langage de la pensée ». Ajoutons que, contrairement à ce qui semble aujourd’hui constituer une vérité indiscutable, ce « langage de la pensée » implique nécessairement de ne pas être « le langage de la pensée »

sémiosis36, ce qui ne laisse pas de surprendre, puisque nous avions souligné que la pensée assume de

façon fondamentale le fonctionnement sémiotique du langage. En effet, tout se passe comme si « la langue de la pensée » était dans ce texte le véritable lieu linguistique, puisque la dianoia se trouve conditionnée par deux registres de renvoi : d’un côté, la manière dont les choses rendent les états d’âme semblables (homoios) à elles, et de l’autre, la manière dont elle fait des sons articulés et des mots les symboles (sumbolon/sèmeion) de ses pathèmata. On ne peut donc s’empêcher de supposer qu’ici, Aristote ne veut pas approfondir le problème.

« La langue de la pensée » est en fait le véritable lieu linguistique, puisque la dianoia se trouve conditionnée par deux registres de renvoi : d’un côté, la manière dont les choses rendent les états d’âme semblables (homoios) à elles, et de l’autre, la manière dont elle articule les sons et les mots du langage comme symbole (sumbolon/sèmeion) de ses propres états d’âme.

δ) Les mots sont les symboles des états d’âme

Si, dans ce contexte, nous envisageons les mots (« les choses dans la voix ») du point de vue de l’acte et de la puissance, on peut dire qu’ils sont doués d’une « signification potentielle » 37. C’est dans

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