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La définition du signe : A) LE POINT DE DÉPART (LIVRE I)

D) LES SIGNES VERBAUX ET LES AUTRES SIGNES :

« Or parmi les signes dont se servent les hommes pour se communiquer entre eux ce qu’ils ressentent (sua sensa communicant), certains relèvent de la vue, la plupart de l’ouïe, très peu des autres sens. Par un mouvement de tête nous ne donnons signe qu’aux yeux de celui à qui nous désirons communiquer par ce signe notre volonté. Par le mouvement des mains, certains hommes expriment la plupart de leurs sentiments [...] Les étendards et les enseignes militaires font entrer par les yeux la décision des chefs. Et tous ces signes-là sont comme des mots visibles (et sunt hæc

omnia quasi quædam verba visibilia). Mais ceux qui relèvent de l’ouïe sont, comme je

l’ai dit, les plus nombreux surtout dans le langage. De fait, la trompette, la flûte, la cithare émettent le plus souvent un son, non seulement agréable mais expressif (non

solum suavem, sed etiam significantem sonum). Pourtant, tous ces signes, comparés aux

mots sont fort peu nombreux. Les mots en effet, ont obtenu parmi les hommes la toute première place, pour l’expression des pensées de tout ordre que chacun d’eux veut produire au-dehors (Verba enim prorsus inter homines obtinuerunt principatum

significandi quaecumque animo concipiuntur, si ea quisque prodere velit). Certes le

Seigneur a donné un signe, par l’odeur du parfum répandu sur ses pieds (Jean, 12, 3- 7). Il a signifié sa volonté par le sacrement de son Corps et de son Sang, en y goûtant le premier (Luc, 22, 19-20). Il a donné aussi une signification au geste de la femme qui, en touchant la frange de son vêtement, a été guérie (Matth, 9, 21). Mais l’innombrable multitude des signes qui permettent aux hommes de découvrir leurs pensées est constituée par les mots. Au fait, tous ces signes dont j’ai pu ébaucher les genres, c’est avec des mots que j’ai pu les énoncer, mais les mots, je n’aurais pu d’aucune façon, les énoncer par ces signes... »50

50 De doctrina christiana II, III, 4. Trad. G. COMBES, pp. 241-243. « Signorum igitur quibus inter se homines sua

sensa communicant, quaedam pertinent ad oculorum sensum, pleraque ad aurium, paucissima ad ceteros sensus. Nam cum innuimus, non damus signum nisi oculis eius quem volumus per hoc signum voluntatis nostrae participem facere. Et quidam motu manuum pleraque significant, […] et vexilla draconesque militares per oculos insinuant voluntatem ducum. Et sunt haec omnia quasi quaedam verba visibilia. Ad aures autem quae pertinent, ut dixi, plura sunt, in verbis maxime. Nam et tuba et tibia et cithara dant plerumque non solum suavem, sed etiam significantem sonum. Sed haec omnia signa verbis comparata paucissima sunt. Verba enim prorsus inter homines obtinuerunt principatum significandi quaecumque animo concipiuntur, si ea quisque prodere velit. Nam et odore unguenti Dominus, quo perfusi sunt pedes eius, signum aliquod dedit, et Sacramento corporis et sanguinis sui per gustatum significavit quod voluit, et cum mulier tangendo fimbriam vestimenti eius salva facta est, nonnihil significat. Sed innumerabilis multitudo signorum, quibus suas cogitationes homines exerunt, in verbis constituta est. Nam illa signa omnia quorum genera breviter attigi, potui verbis enuntiare, verba vero illis signis nullo modo possem ». À propos de la dernière réflexion d’Augustin dans cette citation, il vaut la peine de faire un rapprochement avec une remarque de É. BENVENISTE : « Nous voudrions insister d’abord sur la nécessité d’un effort préalable de classement ... Les rites symboliques, les formes de politesse sont-ils des systèmes autonomes ? Peut-on les mettre au même plan que la langue ? Ils ne se tiennent dans une relation sémiologique que par l’intermédiaire d’un discours : le “mythe” qui

Dans ce texte, nous n’avons pas une définition formelle du langage : tout se passe comme si Augustin tenait à le considérer comme un registre parmi tous les autre registres de signes qu’il classe ici par les différents sens (gestes concrets s’adressant à la vue, l’odorat, le goût, le toucher). Mais nous avons tout de même relevé la place originale qu’il suggère au langage articulé : « Tous ces signes dont j’ai pu ébaucher les genres, c’est avec des mots que j’ai pu les énoncer, mais les mots, je n’aurais pu d’aucune façon, les énoncer par ces signes ». Comme tous ces “gestes/signes” sont censés traduire des réalités de la vie intérieure de l’homme (notre volonté, décision des chefs militaires, volonté de Dieu), il faut supposer que dans ce paragraphe, les res signifiées sont des réalités d’un type différent que celles auxquelles on avait fait référence jusqu’ici. Sans le systématiser, Augustin nous fait entrer dans le registre des signes qu’il va traiter, celui des signes, verbaux ou non, par lesquels Dieu nous a fait et nous fait encore connaître sa volonté. En un certain sens, il faut reconnaître que T. Todorov touche un point important quand de façon trop systématique peut-être, il voit dans la réflexion d’Augustin et surtout dans ce traité, une transition :

« Il ne s’agit plus de la définition du signe mais de la description des raisons de l’activité

signifiante. Il n’est pas moins révélateur de voir qu’il n’est ici nullement question de la

relation de désignation, mais seulement de celle de communication. Ce que les signes

font venir à la pensée, c’est le sens vécu : c’est ce que porte dans son esprit l’énonciateur. Signifier, c’est extérioriser. »51

En fait, l’intérêt d’Augustin se porte effectivement vers un autre type de réalités, celles de la vie de l’esprit humain ; mais il s’y intéresse en tant qu’elles constituent des réalités (res) qui doivent être

signifiées : la communication est envisagée ici comme le moyen d’avoir accès à des réalités d’un autre

ordre que les res du monde extérieur, mais ce sont bien comme des réalités, des “pensées/res” et non des “pensées de res” ( nous dirions aujourd’hui : des concepts) qu’il nous les présente. Or la raison profonde de cette analyse du signe, c’est de nous faire comprendre comment nous avons accès aux “pensées” de Dieu à travers les signes qui nous sont donnés dans l’Écriture et dans tous les “événements/signes” dont Augustin va donner les clefs d’interprétation.

D’une certaine manière, comme nous le suggérions ci-dessus dans les remarques consacrées au plan de l’ouvrage, on pourrait reprocher à ce traité une grande erreur “logique” dans le développement du propos : Augustin commence par les res qui constituent une partie de l’objet de la doctrine, alors qu’il définit les signes comme moyens de connaître les res. En fait, c’est plus cohérent qu’il n’y paraît, car la res, c’est le mystère, la réalité de nos relations personnelles avec Dieu, et c’est seulement dans la mesure où cette réalité du mystère est connue que l’on peut évaluer à sa mesure la valeur de signification des signes. En fait, le De Doctrina christiana est, si l’on peut dire “construit sacramentellement” : la vie théologale par laquelle nous sommes finalisés vers Dieu est la res signifiée par les signes de l’histoire et de l’Écriture sainte52. C’est exactement ce que traduit le plan qui traite

d’abord des res puis des signa.

accompagne le “rite” ; le “protocole” qui accompagne les formes de politesse. Ces signes, pour naître et s’établir comme

système, supposent la langue, qui les produit et qui les interprète. Ils sont donc dans un ordre distinct, dans une

hiérarchie à définir. On entrevoit déjà que, non moins que les systèmes de signes, les RELATIONS entre ces systèmes constitueront l’objet de la sémiologie » (Problèmes de linguistique générale, volume II, Paris, NRF, Gallimard, 1974. L’article s’intitule « Sémiologie de la langue » (pp. 42-66) ; le texte cité se trouve p. 50). Et il continue en affirmant ceci : « Les signes de la société peuvent être intégralement interprétés par ceux de la langue, non l’inverse ... Nous avons là un principe général de hiérarchie, propre à être introduit dans la classification des systèmes sémiotiques et qui servira à construire une théorie sémiologique » (Ibidem, pp. 53-54). Ce qui l’amène à conclure d’une façon technique, mais malgré tout comparable à la réflexion d’Augustin : « La langue est l’interprétant de tous les autres systèmes linguistiques et non linguistiques […] La langue est l’interprétant de tous les systèmes sémiotiques. Aucun autre système ne dispose d’une “langue” dans laquelle il puisse se catégoriser et s’interpréter selon ses distinctions sémiotiques, tandis que la langue peut, en principe, tout catégoriser et interpréter, y compris elle-même » (Ibidem, pp. 60- 61).

51 T. TODOROV, Théories du symbole, p. 40. C’est nous qui soulignons.

52 Personnellement nous pensons que c’est cela qui explique à la fois la rigueur et le rôle décisif de ce traité dans la

Cette attitude témoigne évidemment d’une grande nouveauté dans l’approche herméneutique du texte biblique. Au lieu de le traiter comme un système de signes dont il faudrait établir le code pour les déchiffrer, Augustin envisage le mystère de Dieu même se révélant comme res, et finalement le niveau de la signification est l’ensemble des actes humains (soit ceux des récits bibliques, soit ceux par lesquels je me l’approprie par un mouvement de pensée, d’intelligence ou de prière) par lesquels l’homme signifie l’effectivité de cette action de Dieu pour lui. Le cercle herméneutique res/signa s’est subitement élargi : au lieu de se restreindre à la nomination des choses par des noms, il est devenu un traité de la polysémie nécessaire pour aborder la seule res qui, aux yeux d’Augustin, mérite absolument ce nom : le mystère de Dieu. Une telle transformation du problème n’est possible évidemment que par le fait d’avoir vu que, dans l’histoire du mystère de Dieu qui se révèle aux hommes, les “signes” étaient une dimension de la réalité, des événements, des expériences humaines, qui portent en eux la marque d’un renvoi à l’altérité transcendante de la présence et de l’action divines.

C’est pourquoi il importe de reconnaître les limites de l’interprétation de R. Simone qui articule sa présentation de la pensée d’Augustin sur la distinction entre réalités et signes comme « fonctionnelle et relative et non pas comme ontologique et définitive »53. Il voudrait montrer

comment la distinction envisagée au plan surtout fonctionnel, aurait permis à Augustin de dépasser les limites du point de vue stoïcien que nous avons analysé, dans la mesure où, pour eux, comme nous l’avons vu, les lekta sont “une réalité qui n’existe pas” et que le fait d’être signifié ou signifiable constituait donc une “doublure” logique ou mentale de tout ce qui existe. Nous avons vu comment cela empêchait, par le fait même, que les lekta puissent acquérir une quelconque dimension ontologique ou que les réalités deviennent des lekta ce qui impliquerait pour elles de devenir des mè

onta. Au fond, c’était rejeter le domaine des signes et du langage dans le “non ontologique”. Cette

approche du langage et des signes que l’on pourrait qualifier de “nihiliste” (sans être dupe de l’anachronisme …) est évidemment ce qu’Augustin devait refuser de toutes ses forces, sous peine de disqualifier totalement le registre de la révélation dans sa dimension signifiante et humaine54.

Or, précisément, on sait comment dans la réflexion philosophique et dans l’exégèse religieuse des poètes pratiquées par le Portique, les concaténations entre signes ne pouvaient se déployer qu’au niveau des lekta55, mais on ne rencontrait pas le jeu subtil de l’économie des signes par lequel on passe

peut-être le seul grand traité de méthodologie théologique qui ait jamais été écrit. En effet, le fait de développer la res, qui est ici non pas le mystère de Dieu en lui-même (comme dans le De Trinitate) mais la relation de Dieu et de l’homme, dans l’articulation uti/frui par laquelle est d’emblée mise au centre cette réalité de la relation (ce qu’en tradition orientale on nomme le théandrisme et qui est tout aussi central dans ce texte d’Augustin), puis les signa qui n’ont pas d’autre raison d’être que de signifier la res, nous montre ici de façon convaincante et fort concrète ce que nous avons appelé la “découverte augustinienne”, c’est à dire le fait que res et signa ne sont pas juxtaposés (la structure de signification a généralement ceci d’égarant qu’elle fait croire à une dualité dans l’ordre de la juxtaposition) mais que, un peu à la manière des transcendantaux (le vrai ou le bon) qui ne sont pas à l’extérieur de l’être, mais qui lui sont coextensifs, puisqu’il sont l’être en tant qu’il se donne à l’intelligence ou à la volonté, les signa ne sont pas une doublure des res, conception courante et malheureuse du langage (fortement induite par la pratique courante ... hélas ! ), mais ils sont cette même réalité en tant qu’elle devient par l’acte propre d’un esprit (qu’il s’agisse de Dieu, de l’ange ou de l’homme) une réalité exprimée ou dite : dans le cas de la relation entre Dieu et l’homme (le mystère comme res), les signes ne sont pas extérieurs au mystère et l’indice le plus clair est qu’on a nommé tous ces signes du même nom de mystères. Or, c’est précisément cela que nous nommons la sacramentalité : la sacramentalité n’est donc rien d’autre que la face signifiée de la res qu’est le mystère au sens paulinien dont nous parlions au début. Et c’est à notre avis, le génie d’Augustin de l’avoir formulé pour la première fois. Nous ne sommes pas sûrs qu’il ait toujours été suivi sur ce chemin théologique difficile. On mesure en effet à quel point cette découverte augustinienne à notre avis la plus décisive depuis Parménide a pu être dangereuse pour la pensée occidentale : quand une volonté idéocratique de souche hégélienne ou nietzschéenne se glisse dans cette “découverte”, on a tôt fait de se retrouver à Moscou, sur la Place Rouge, ou à Nuremberg, ce qui n’est pas une raison pour accabler Augustin d’avoir été un des précurseurs des philosophies de la subjectivité ou du logocentrisme occidental.

53 R. SIMONE, « Sémiologie augustinienne », p. 20, note 24.

54 C’est un peu, nous l’avons vu, ce qui a failli se passer dans la démarche maïeutique avec son fils Adeodat dans le

De Magistro.

55 C’est toute la question de l’exégèse stoïcienne des grandes œuvres poétiques de la tradition antique : mais

sans cesse des signes aux res, pour qu’à leur tour, les res deviennent des signes, jeu qui doit pouvoir se prolonger indéfiniment, jusqu’à ce qu’il s’arrête ... à Dieu56. Cela supposait que l’on dépasse la pure

analyse fonctionnelle du signe, pour reconnaître que la réalité peut elle-même être envisagée comme signe, comme “langage” d’une autre réalité : c’est donc reconnaître la dimension ontologique de la signification, mais cette fois-ci, non plus dans la dualité qui oppose res (ce qui est) et signa (ce qui n’est pas) : car le véritable enjeu désormais pour comprendre l’Écriture, c’est de voir l’entrecroisement, le tissage, la sumplokè comme aurait dit Platon, entre le niveau réel et le niveau des signes. Il fallait une rude audace métaphysique pour envisager la complexité du rapport entre les deux instances. Nous sommes convaincus et espérons avoir partagé au lecteur cette conviction qu’Augustin fut le premier penseur à avoir mis en œuvre de façon systématique une approche aussi nouvelle et aussi originale. Ce n’est certainement pas un hasard si pour nombre de sémioticiens modernes, Augustin symbolise la naissance de la sémiologie.

IV

Un symbolisme d’institution divine

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