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DIVERSITÉ DES SENS DE MUSTÈRION DÈS L’ÉPOQUE NÉOTESTAMENTAIRE

Le passage dans la tradition théologique juive et chrétienne

A) DIVERSITÉ DES SENS DE MUSTÈRION DÈS L’ÉPOQUE NÉOTESTAMENTAIRE

a) Intégration du terme dans le vocabulaire de la LXX

Comme c’est le cas pour de nombreux termes techniques du Nouveau Testament, le choix et l’usage du terme mustèrion est enraciné dans la LXX16 même s’il ne s’agit pas d’une réutilisation servile

et mécanique du terme : même si certains passages du livre de la Sagesse font allusion aux mystères païens17, sur un mode assez ironique dans le style de l’evhémérisme, ce qui montre bien que le

judaïsme alexandrin ne se faisait aucune illusion sur les déviations possibles des cultes à mystères, d’autres livres sapientiaux et des écrits tardifs utilisent le terme mustèria pour désigner des plans d’action qui sont connus mais tenus secrets entre gens dans la confidence : la référence fondamentale pour mustèrion renvoie à l’idée de conseil royal privé, ou de discussion secrète entre amis laquelle ne doit pas être divulguée18 : d’emblée le mot, même dans un usage concernant les réalités de la vie

humaine, nous entraîne sur le plan de la relation interpersonnelle, de la relation de confiance absolue concernant des projets importants, avec en outre la connotation d’une démarche qui engage l’avenir de plusieurs personnes. C’est surtout Daniel 2 qui, aussi bien dans la version de la LXX que dans celle de

Theodotion, utilise mustèrion pour traduire l’araméen raz connotant à la fois la vision

incompréhensible, le secret de Dieu et son dessein à visée pratique pour le temps à venir : cet emploi implique la relation de confiance et d’intimité qui s’établit entre Dieu et celui à qui il révèle le sens de la vision et le mode propre par lequel cette vision ou son explication sont communiquées, c’est-à-dire le processus d’apokalypsis19.

Bref, — et c’est sans doute l’origine de son succès ultérieur — le terme mustèrion implique tout ensemble un contenu de pensée, un projet, une “vision” ; ensuite, le mode spécifique, à la fois intime et interpersonnel dans lequel ce contenu est communiqué20 ; enfin la dimension d’une

réalisation pratique parfois longue à venir, mais le plus souvent imminente et qui met en jeu la

16 Sur ce sujet, voir Christine MOHRMANN, « Linguistic Problems in the Early Christian Church », in Études sur le

latin des chrétiens, Edizioni di Storia e Letteratura, Roma, 1965, p. 182 : « Thus, in the language of the New

Testament and of the Apostels, alongside many new elements introduced by Christianity we find countless words and expressions which go back to the Septuagint or which have developped from him. There is namely a tendency, right from the beginnning, to employ the typically Jewish terms in a Christian sense, and to continue along certain semantic lines which, in Greek, begin with the Septuagint. »

17 Sg 14, 15 et 23. Autres références dans J.-Ph. REVEL, Traité des sacrements, I, 1, « Usage du mot mustèrion dans

l’Ancien Testament », pp. 404-405.

18 Très nombreuses références : Tob 12, 7 et 11 ; Judith, 2, 2 ; pour signifier un conseil de guerre : II Maccabées

13, 21 ; pour signifier un secret entre amis : Sir 22, 22 ; 27, 16 ssq.

19 Daniel 2, vv. 18, 19, 27, 28, 29, 30 et 47. Sur le sens de raz, dans le livre de Daniel et les écrits de Qumrân, voir

M. DELCOR, Le Livre de Daniel, Gabalda, Paris, 1971, p. 76. Voir surtout Martin HENGEL, Judentum und

Hellenismus, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1973, pp. 370 ssq. et 403-404.

20 Cela explique le scénario nécessaire de toute vision apocalyptique, que l’on retrouve aussi bien avec le personnage

de Daniel que dans les épisodes de l’annonciation ou les annonces de la Résurrection : le visionnaire est à la fois anéanti par ce qui lui arrive et progressivement reprend courage au fur et à mesure qu’un messager divin lui en donne le sens.

puissance divine. On comprend pourquoi ce terme deviendra un concept-clef dans la littérature apocalyptique : d’une part, il est bien adapté, par la structure biface dont nous avons parlé, à évoquer en même temps l’action de Dieu dans l’histoire et les interprétations prophétiques qui l’accompagnent ou l’annoncent en décrivant les signes qui la mettent en évidence. Car la littérature apocalyptique, plus que tout autre genre littéraire dans la Bible, saura manifester le lien étroit qui unit l’acte divin et sa manifestation au voyant21. Comme le résume E. Schillebeeckx :

« Mystère signifie ici une révélation voilée d’un événement eschatologique. Cette forme voilée, symbolique de la révélation, est elle-même un mystère : autrement dit, ce n’est pas seulement l’événement eschatologique projeté par Dieu dans un dessein d’amour, mais c’est encore sa révélation inchoative, voilée, qui est un mystère. Et de même que Dieu est l’origine de la révélation du mystère eschatologique, de même est- il le révélateur in mysterio de ce cet événement. »22

b) Mustèrion dans le Nouveau Testament : perspective globale

Si l’on en croit le Père Louis Bouyer dans la très belle synthèse qu’il a consacrée à ce même sujet23, la seule étude du mot grec mustèrion pourrait nous introduire dans une réflexion sur

pratiquement tous les grands domaines de la théologie patristique : il montre comment la richesse et la variété de l’expérience chrétienne s’enracinent dans ce que les grands textes pauliniens mettent sous ce mot :

« Le mystère, c’est donc foncièrement le dessein éternel de Dieu de tout sauver dans le Christ comme il devait d’abord tout créer en lui : de réconcilier toutes choses entre elles en même temps qu’avec lui-même, jusqu’à ce point de faire que le Christ, évidemment dans sa filiation éternelle nous englobant en elle-même en quelque sorte du fait de sa croix, vive en nous tous, païens aussi bien que juifs. »24

Ce commentaire théologique de la notion paulinienne de mustèrion nous montre l’ampleur de ce qui est en cause : dire qu’il s’agit de notre salut est encore insuffisant dans la mesure où l’usage paulinien de ce terme évoque tout ce qui touche à la relation entre Dieu et la totalité de sa création : cela inclut aussi bien l’initiative gratuite par laquelle toutes les créatures sont comme portées dès avant la fondation du monde par et dans les relations intratrinitaires des personnes divines, que le déploiement de l’économie concrète de l’histoire du salut des hommes par le Verbe incarné ainsi que l’accomplissement du dessein divin dans la gloire dont nous serons revêtus dans le Royaume ; en effet, le célèbre texte d’Ep 3, 6-7 :

« [...] le mystère de sa volonté, selon sa bienveillance, que Dieu avait mise en lui (= le Christ) à l’avance pour la disposition de la plénitude des temps : récapituler toutes choses dans le Christ, et celles qui sont dans le ciel, et celles qui sont sur la terre »

affirme clairement que l’achèvement du plan de Dieu fait lui-même partie intégrante du mustèrion. Si l’on reprend rapidement au plan exégétique les données de ce problème pour le Nouveau Testament, on s’aperçoit que, dès les synoptiques, l’emploi de mustèrion qui se réduit à un seul cas —

21 Sur le genre littéraire apocalyptique, et le rôle important de mustèrion, voir G. BORNKAMM, art. « Mustèrion », in

T.W.N.T. IV, pp. 821-822. On consultera également : M. HENGEL, Judentum und Hellenismus, pp. 330-393, et D. S. RUSSEL, The Method and Message of Jewish Apocalyptic, London, 1971, pp. 117 et ssq.

22 E. SCHILLEBEECKX, L’économie sacramentelle, p. 37. Il renvoie à Daniel 2, 29 qui désigne Dieu comme ho

anakaluptôn ta mustèria.

23 Louis BOUYER, Mysterion, du mystère à la mystique, O.E.I.L. Paris, 1986. Dans cette grande synthèse où il esquisse

une genèse historique de ce qu’est la vie mystique à laquelle est appelé tout baptisé, la perspective de l’auteur est assez différente de la nôtre, car plus vaste que celle que nous nous proposons d’étudier dans ce travail essentiellement centrée sur la structure de la sacramentalité chez saint Augustin et saint Thomas d’Aquin.

la péricope dans laquelle Jésus explique aux disciples pourquoi eux seuls sont habilités à recevoir une explication des paraboles —, implique déjà une référence implicite au dessein de Dieu envisagé dans son ensemble :

« La notion de “Mystère du Royaume” [...] désigne le dessein de Dieu caché aux yeux des hommes et porté à leur connaissance par révélation, dessein qui doit s’accomplir à la fin. »25

c) Mustèrion dans le Nouveau Testament : la nouveauté radicale du paulinisme

Alors que les textes synoptiques nous présentent le mustèrion comme mystère de Dieu, dans le sillage de l’apocalyptique, la théologie paulinienne élargira la perspective en déployant d’autres harmoniques26 : d’abord en situant ce terme par rapport à la sagesse de Dieu (1 Co 2,7), puis en le

centrant sur le Christ lui-même puisqu’il est l’unique médiateur de révélation, ainsi que l’analyse G. Bornkamm, par exemple :

« Le mustèrion (c’est-à-dire la sagesse de Dieu cachée dans le secret) est

1) préparé avant que le monde soit (1 Co 2, 7),

2) caché avant les siècles (1 Co 2, 8 ; Ep. 3, 9 ; Col 1, 26 ; Rom 16, 25 [...]), 3) caché en “Dieu le créateur de tout” (Ep 3, 9).

Le mustèrion de la volonté de Dieu (Ep 1,9) arrive par lui [= le Christ] à sa réalisation (oikonomia, Ep 3, 9) et à sa révélation. Tandis que le mustèrion de Dieu s’accomplit dans le Christ, c’est à partir de lui que création et accomplissement, commencement et fin du monde sont saisis et arrachés au domaine de connaissance et d’autonomie qu’ils ont d’eux-mêmes en propre. »27

G. Bornkamm poursuit son analyse du mustèrion paulinien en montrant ensuite comment cette histoire « qui échappe aux lois des événements et de la connaissance propres à ce monde s’accomplit cependant dans le monde »28. Et cet événement historique, c’est la mort de Jésus sur la

croix et sa Résurrection29. Enfin l’auteur précise :

« Le mystère n’est pas lui-même identique au fait de se révéler mais il est objet de révélation. Cette révélation appartient constitutivement au concept de mystère : non pas de telle sorte que le mystère serait comme un préalable de la révélation, lequel

25 G. BORNKAMM, art. « Mystèrion » in TWNT, IV, pp. 809-834, ici, p. 825 : « [...] der Begriff mystèrion tès basileias

ja längst durch den apokalyptischen Sprachgebrauch geprägt ist und den vor Menschenaugen verborgenen, nur durch Offenbarung enthüllten Ratschluss Gottes bezeichnet, der am Ende zum Ereignis werden soll. »

26 Sur tout ceci, voir J.-Ph. REVEL, Traité des sacrements, I, 1, « Mustèrion chez saint Paul », pp. 405-407.

27 G. BORNKAMM, ibidem, p. 826 : « Das mysterion (dh die geheimnisvolle Weisheit Gottes) ist 1) bereitet, ehe die

Welt war (1 K 2, 7), 2) verborgen vor den Æonen (1 K 2, 8 ; Eph 3, 9 ; Kol 1, 26 ; R 16, 25…), 3) verborgen “in Gott, dem Schöpfer des Alls” (Eph 3, 9). Das mysterion des Willens Gottes (Eph 1, 9) kommt durch ihn selbst zur Durchführung (oikonomia Eph 3, 9) und zur Offenbarung. Indem sich das mysterion Gottes in Christus erfüllt, werden in ihm Schöpfung und Vollendung, Anfang und Ende der Welt umgriffen und aus ihrem eigenen Verfügungs- und Erkenntnisbereich genommen ». On pourra lire également J. DUPONT, Gnosis, La connaissance

religieuse dans les épîtres de saint Paul, Gabalda, Paris, 1949, (p. 38), la brève présentation que donne A. SOLIGNAC,

art. « Mystère », D. S., X, col. 1861-1862 ainsi que J. DANIELOU, Théologie du Judéo-christianisme, Paris, Tournai,

1958, p. 420 : « La gnose chez saint Paul est une connaissance des secrets eschatologiques, du mystèrion, qui s’est révélé dans le Christ. Or ceci est une conception spécifiquement juive. C’est même l’essentiel de l’apocalyptique qui est révélation des secrets eschatologiques et du monde céleste ». Même interprétation de la part de K.PRÜMM, article « Mystère », § X. Mystère dans la Bible, DBS VI, col. 187-188.

28 G. BORNKAMM, Ibidem, p. 826 : « einer den Gesetzen innerweltlichen Geschehens und Erkennens

entnommenen [...] Geschichte ».

deviendrait caduc et dépassé après que celle-ci se soit accomplie, mais c’est plutôt la révélation qui dévoile le mystère comme tel. »30

Dans le même sens, E. Schillebeeckx synthétise ainsi la notion de mustèrion dans le corpus paulinien, de façon assez tranchée :

« “Mystère du salut” n’a jamais un sens cultuel chez saint Paul31. Le sens de mustèrion

se rapporte à une révélation voilée et, en ce sens, symbolique mais réelle, d’une réalité cachée, dans un contexte religieux : d’une réalité divine de salut. Saint Paul en arrive […] à considérer ce terme comme un terminus technicus pour désigner la révélation de Dieu dans le Christ. Mustèrion veut dire ainsi l’économie chrétienne du salut, le drame de la rédemption, projeté avec sagesse et amour par le Père, réalisé dans le Christ et porté dans les fidèles baptisés à une participation féconde. Par suite, mystère […] se rapporte à la vérité salvifique qui existe dans un plan d’action divin de salut, dans une économie de salut et dans des actions salvifiques de Dieu. La doctrine de salut se trouve mise en œuvre dans des faits salvifiques expliqués en outre de façon kérygmatique par le Christ. »32

Ce constat est très suggestif : car Paul est sans doute celui des écrivains du Nouveau Testament qui pouvait le mieux connaître l’aura sémantique du terme mustèrion et ses connotations dans la vie pratique. Pour qu’il l’ait utilisé comme une donnée théologique majeure dans des lettres écrites pour un public de lecteurs grecs issus du paganisme le plus ordinaire, il fallait que ce terme soit “entendu”.

À plusieurs reprises, Paul utilise le terme mustèrion au sens de réalités cachées dans plusieurs autres endroits : 1 Co. 13, 2 fait allusion aux mustèria (utilisation du terme au pluriel) qui peuvent être l’objet d’une révélation prophétique ; en 1 Co. 14, 2, il s’agit peut-être des mêmes mustèria qui, au lieu de faire l’objet d’une révélation prophétique, constituent le thème non dévoilé mais censé être interprété par les glossolales de Corinthe. En Rom. 11, 25, c’est l’endurcissement d’Israël et son salut eschatologique qui sont présentés par Paul comme un mustèrion. Enfin, le passage de 1 Co. 15, 51 concernant la résurrection nous montre celle-ci comme l’objet d’un dessein secret et providentiel dont l’accomplissement ne dépendra que de Dieu seul, selon un mode inaccessible à la compréhension humaine : ici encore, les connotations apocalyptiques vétéro-testamentaires sont manifestes33. Mais

surtout, Paul mettra en lien la notion de mystèrion avec celle de la révélation de la sagesse et le processus de son dévoilement (de son “apocalypse”) : « Ce dont nous parlons, c’est d’une sagesse de Dieu, en mustèriô, demeurée cachée, celle que dès avant les siècles, Dieu a par avance destinée pour notre gloire, celle qu’aucun des princes de ce monde n’a connue »34. Il s’agit donc bien d’une réalité

cachée en Dieu et qui se manifeste à travers un processus de dévoilement, comme l’explicite la citation qui suit presque immédiatement : « selon ce qui est écrit, nous annonçons ce que l’œil n’a pas vu, ce

que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment »35.

30 G. BORNKAMM, Ibidem, p. 827 : « Das Mysterium ist nicht schon selbst Offenbarung, sondern Gegenstand der

Offenbarung. Diese gehört konstitutiv zum Begriff, nicht so dass das Mysterium eine Voraussetzung der Offenbarung wäre, die mit ihrem Ereignis hinfällig und aufgehoben wurde, vielmehr enthüllt die Offenbarung das Mysterium gerade als solches. »

31 Plus loin (p. 45), il souligne que Paul n’a jamais utilisé le terme mustèrion pour désigner le baptême ou

l’eucharistie : « le sacrement du baptême, qui consiste chez lui essentiellement en une reproduction rituelle symbolique des mystères originels passés du Christ et qui fait partager sacramentellement au baptisé les vicissitudes du Christ et ainsi produit en lui le salut, nous inclut dans le mystère du Christ, mais n’est pas appelé mustèrion ».

32 E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, p. 44. 33 G. BORNKAMM, Ibidem, p. 829.

34 1 Cor. 2, 7-8.

35 1 Cor. 2, 9. La citation en italique renvoie à Isaïe 64, 3 dont le contexte est significatif : « Lorsque tu fis des prodiges

On notera donc à quel point chaque fois, la notion de mustèrion est associée à celle de révélation, par des termes tels que “faire connaître” (Eph. 1, 9 ; 3, 3 ; 3, 5 ; 3,10 ; 6, 19) ou “manifester” (Col. 4, 3 et 4 ; Rom. 16, 26 ; 1 Tim. 3, 16). C’est donc bien l’involution mutuelle d’une action salvifique de Dieu et du processus de sa mise au grand jour qui sont explicitement en jeu et qui donnent à Paul la certitude de foi qu’il est « l’intendant des mystères de Dieu » (1 Cor. 4, 1). Le fait d’insister sur la dimension cachée ne doit donc pas être interprété comme le souci de maintenir une distance par rapport à une réalité inaccessible, mais au contraire de souligner l’incroyable gratuité de l’initiative divine qui fait connaître et révèle par son apôtre et par son Église les intentions intimes et tenues secrètes jusqu’ici de son action de salut : plutôt que d’y voir une sorte de discipline du secret36,

il faut il chercher une obligation de publication de ce qui était inouï et impensable jusqu’ici.

Mustèrion est donc ici encore le terme le plus suggestif pour évoquer ce lien entre l’acte divin et la

manifestation de sa signification.

S’ajoute à cette compréhension, le fait que le contenu caché depuis toujours est une personne, le Christ lui-même, qui en sa propre mission sur la terre a été réalisateur et révélateur du salut. C’est vraiment, sous ce point de vue, l’aspect absolument novateur et décisif de la théologie du mystère chez saint Paul. Même par rapport à l’apocalyptique juive qui cherchait surtout à mettre en avant le processus de salut, comme action de Dieu ou comme événement historique, ici Paul nous fait passer délibérément sur un autre registre : la réalité, c’est la personne du Christ Sauveur et la manière de le signifier et de manifester son sens, c’est la proclamation de l’évangile, dont Paul est au premier titre le serviteur. Il se produit ici une sorte de saut qualitatif dans la compréhension du mystère37. Même si

Schillebeeckx ne le relève pas explicitement, ce qui fait la force de cette nouvelle approche, c’est le fait que Paul n’envisage plus la réalité du mystère uniquement sous l’angle d’une action spéciale de Dieu (en tant que Juif, Paul était accoutumé à ce type d’approche), mais sous l’angle spécifique de la réalité de Dieu lui-même en tant qu’il se révèle : la structure biface du mustèrion comme réalité/manifestation du sens est ici totalement renouvelée ; le réel, c’est la Sagesse divine, c’est le Fils en personne, c’est Dieu qui sauve et la manifestation, c’est globalement le processus d’annonce et d’évangélisation qui fait connaître au monde entier la nouvelle du salut. Paul rend compte ainsi de façon explicite du fait que la prédication chrétienne primitive dont il est le fer de lance, soit désignée comme euanggelion, bonne nouvelle : il ne s’agit pas d’y voir simplement un message optimiste sur la possibilité du salut, mais la manière concrète dont le mustèrion doit pouvoir se manifester à toute l’humanité. On comprend aussi pourquoi Paul plaidera pour l’évangélisation des païens, c’est-à-dire de l’humanité dans sa totalité, car il y va de l’authenticité de cette révélation, en tant qu’elle est proposée à toute l’humanité. Enfin et surtout, il semble bien que Paul ait voulu voir essentiellement dans le mystère de la Pâque du Christ la source unique et absolue de la reconnaissance du vrai Dieu et de son salut38 : à la

Et jamais l’œil n’a vu qu’un autre dieu que toi fît de telles choses pour ceux qui se confient en lui ». L’insistance sur l’action de Dieu et la nécessité d’en manifester et d’en proclamer le sens sont au cœur de ce texte.

36 Nombreux sont les textes du Nouveau Testament qui insistent sur la publicité du message évangélique, par

exemple, Mat. 10, 27 ; 28, 19; Actes 20,20 et 27 ; 2 Cor. 3, 12 ; Eph. 3 : 9 ; 6, 19 ; Col. 1, 28 ; 1 Tim. 2, 4.

37 Pour souligner l’importance de ce “déplacement”, même au simple plan d’une approche philosophique, on peut

s’inspirer des réflexions de Jan Patoçka : « Le christianisme comprend le bien — autrement que Platon — comme bonté oublieuse de soi et amour (nullement orgiaque) qui se renie .... un mysterium tremendum. Tremendum, car la responsabilité est placée désormais non pas dans l’essence, accessible au regard humain, du Bien et de l’Un, mais dans

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