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Eschatologie et signification

C’est un lieu commun de montrer à quel point la théologie augustinienne était fondamentalement liée à la philosophie néo-platonicienne telle qu’il l’avait étudiée, surtout avant sa conversion, et, partant de là, de manifester un indiscutable décalage entre sa conception du signum très liée à la philosophie de ce temps et le signe ou sèmeion, tel qu’on le trouve dans l’Evangile de Jean. R. Prenter a longuement développé cette opposition96, très liée d’ailleurs avec le contexte théologique

de l’immédiat après-guerre : selon lui, l’authentique conception néo-testamentaire du signe (johannique) se définit ainsi :

« Un sèmeion n’a pas pour but d’orienter l’homme à partir d’une perception sensible à un acte spirituel de l’intelligence, mais de le placer devant le choix entre refus de croire et foi [...] Le signe est l’endroit où Dieu agit miraculeusement en ce monde [...] où Jésus révèle sa gloire messianique dans ce monde [...] Le signe donc ne nous invite pas à transcender les frontières du monde matériel, pour chercher Dieu dans une sphère spirituelle plus élevée. Au contraire, il lie la foi à ce monde matériel dans lequel la foi est créée et préservée par la parole du Christ ».97

Bien entendu, cette conception repose sur une vision des choses caractéristique du Nouveau Testament selon laquelle « Dieu descend dans les profondeurs du monde qu’il a créé, il y est à l’œuvre et accomplit ses hauts faits merveilleux dans ce monde matériel »98. Bien entendu, il n’est pas difficile

de montrer comment la pensée d’Augustin s’inscrit dans une vision dualiste où matière et esprit s’opposent radicalement et où, à première vue au moins, la compréhension de ce qu’est le signum est totalement liée à ce dualisme. Commentant une des définitions du signum « Signum est enim res, præter speciem quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cognitionem venire »99, Prenter

écrit :

« L’essence du signe consiste dans sa relation à une réalité invisible qui se situe derrière sa propre figure visible. Le signe en lui-même est donc toujours une réalité matérielle, il présente une species à notre sensation. Mais cette species fait apparaître quelque chose de différent d’elle-même dans notre pensée. Par conséquent, la res signata est toujours une réalité spirituelle non-matérielle, une “significatio intelligibilis” [...] Dans sa double nature matérielle-spirituelle le signe possède un pouvoir transcendant, il entraîne vers le haut l’homme corporel vers le monde céleste de la réalité spirituelle. »100

96 R. PRENTER, « Metaphysics and Eschatology in the Sacramental Teaching of St. Augustine », Studia Theologica I,

Lund, 1948, pp. 5-26. Il semble suivi sur ce point par J. FINKENZELLER, Die Lehre von den Sakramenten, p. 40.

97 Ibidem, p. 23. 98 Ibidem, p. 24.

99 Il s’agit de la définition donnée par Augustin dans le De Doctrina Christiana, II, I, 1. On remarquera qu’Augustin

dans cette définition ne fait pas intervenir l’opposition sensible/intelligible que PRENTER prétend y trouver.

Ainsi donc, la réalité du “signum” a reçu chez Augustin un « fondement métaphysique »101 et

il semble dès lors évident que tout ce que la sacramentalité néo-testamentaire portait en elle de spécifiquement eschatologique, cette possibilité d’intervention quasi immédiate de Dieu au cœur de sa création allait par le génie métaphysique d’Augustin perdre sa spécificité. Bien sûr, la transformation n’allait pas être radicale mais le pli était pris, même si l’on sent à tout moment chez Augustin le souci de ne pas sombrer dans une pure spéculation métaphysique. Par exemple, R. Prenter cite et commente ce texte d’Augustin :

« C’est pourquoi le Verbe de Dieu par qui tout a été fait et qui accomplit tout le bonheur des anges, a étendu sa clémence jusqu’à notre misère, et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous [...] Et, s’il est descendu vers nous, il n’a pas pour autant abandonné les anges ; mais il est simultanément tout entier à eux et tout entier à nous ; il les nourrit, eux, intérieurement de ce qu’il est : Dieu. Il nous avertit, nous, extérieurement, par ce que nous sommes ; il nous rend capables par la foi d’être nourris de lui par la vision également. Toute créature raisonnable se nourrit de ce Verbe comme de son aliment le meilleur. Or, l’âme humaine est raisonnable ; mais retenue, en punition du péché, par des liens mortels, elle est réduite à un tel état d’infériorité qu’elle doit s’efforcer de comprendre les réalités invisibles par conjecture sur les réalités visibles ; c’est pourquoi l’aliment de la créature raisonnable s’est rendu visible, sans changer de nature mais en revêtant la nôtre, pour rappeler à lui, l’invisible, ceux qui embrassaient les réalités visibles. »102

Il semble alors naturel de conclure que toute l’économie de l’Incarnation du Verbe et de la sacramentalité est le moyen trouvé par Dieu de réadapter l’homme déchu à la contemplation de l’invisible par les données visibles que sont aussi bien l’humanité du Christ que les sacrements. Tout ce qui relève du monde d’ici-bas, du corps et de la matérialité prend alors statut de signes : ce sont autant de moyens que prend le Verbe pour nous conduire à la réalité invisible du Père. Ce serait patent dans le cas du Verbe lui-même comme le propose cette interprétation de Prenter :

« La nature humaine du Christ est l’élément visible, la nature divine, le Logos est la réalité invisible du signe. En suivant sa nature visible et corporelle, son humanité, les hommes sont entraînés vers son invisible divinité qui est la réalité suprême et spirituelle, la vraie nourriture de l’âme rationnelle. Le Logos incarné, Dieu et homme, est le signe d’entre les signes. »103

Bien entendu, R. Prenter prend soin de dire que la théologie sacramentaire d’Augustin, par le fait qu’elle intègre une dimension de conversion et de liberté n’évacue pas totalement ce qu’on pouvait considérer comme la spécificité d’une sacramentalité eschatologique : dans la mesure où la célébration sacramentelle de la Pâque est décrite encore dans la lettre à Januarius104 comme un

transitus, on ne peut pas dire qu’Augustin méconnaît la dimension authentique de la sacramentalité

primitive comme cette tension et ce passage de l’homme vers l’irruption du Dieu qui vient et il accorde que pour Augustin, « les sacrements du Nouveau Testament proclament le Christ qui doit

101 Ibidem, p. 8.

102 De libero arb. III, x, 30 : « Nec sic descendit ad nos, ut illos desereret, sed simul integer illis integer nobis, illos

intrinsecus pascens per id quod Deus est, nos forinsecus admonens per id quod nos sumus, idoneos facit per fidem quos per speciem pascat æqualiter. Quia enim rationalis creatura Verbo illo tamquam optimo cibo suo pascitur : humana autem anima rationalis est — quæ mortalibus vinculis peccati pœna tenebatur, ad hoc diminutionis redacta, ut per conjecturas rerum visibilium ad intelligenda invisibilia niteretur — cibus rationalis creaturæ factus est visibilis non commutatione naturæ suæ, sed habitu nostræ ut visibilia sectantes, ad se invisibilem revocaret ». Nous suivons avec quelques modifications, la traduction de G. MADEC, dans B.A. VI, Dialogues Philosophiques, Paris, 19763, pp.

441-443.

103 R. PRENTER, ibidem, p. 12 : « The incarnate Logos, God and man, is the sign above all other signs ». 104 Epistula 55, 2 (C.S.E.L. 34, 170, 11). Pranter commente ce texte dans son article, p. 15.

venir, qui siège à la droite du Père et qui est présent à son Église sur la terre »105. Mais en fin de

compte, le bilan est plutôt négatif : toute la théologie augustinienne de la virtus du sacrement serait fondée sur le fait que le sujet récepteur doit se tourner vers ce qui dans la célébration est objet de l’intelligence :

« Ista dicuntur [...] sacramenta, quia in eis aliud videtur, aliud intelligitur. Quod videtur habet speciem corporalem, quod intelligitur fructum habet spiritalem. »106

Moyennant quoi, Prenter s’autorise de conclure : « Il me semble que l’arrière-fond métaphysique garde une place dominante dans l’ensemble du schéma »107.

Il est indéniable que cette analyse comporte une grande part de vérité et, dans ce cas, on pourrait craindre qu’en ayant voulu rendre compte de la sacramentalité à partir de la structure de la signification, saint Augustin ait ouvert la voie à une conception des sacrements et du culte dont on a souvent déploré les méfaits dans la conscience des fidèles : dire que la sacramentalité est l’ensemble des signes visibles qui signifient des réalités invisibles, des intelligibilia, n’est-ce pas ouvrir la voie à ce parallélisme de deux ordres, celui des signa et celui des res, distinction qu’Augustin lui-même établit en tête de son traité le plus développé concernant la signification, le De Doctrina christiana, parallélisme où la foi est cet acte par lequel l’homme passe sans cesse des réalités visibles aux invisibles. Dès lors, le fait d’avoir développé l’équivalence « sacramentum hoc est signum sacrum », loin d’être un acquis dans la théologie sacramentaire, serait plutôt pour elle le “commencement de la fin”.

La faille majeure108 de l’analyse de R. Prenter est, semble-t-il, la suivante : n’a-t-il pas simplifié

de façon excessive la théorie du signe telle qu’elle apparaît dans l’œuvre de saint Augustin ? Toute cette analyse serait exacte si l’ordre des signes était simplement parallèle à l’ordre des choses : mais

l’ordre de la signification est-il exclusivement binaire comme le suppose implicitement la lecture

d’Augustin par R. Prenter ? Pour notre part, il nous semble que saint Augustin n’a jamais pensé la signification de cette manière : pour qu’il y ait signe, il faut non pas deux termes mais trois, le signe, la réalité signifiée et l’acte de l’esprit qui perçoit la relation des deux termes. Or c’est précisément sur cette troisième dimension qu’Augustin a toujours fait porter son effort spéculatif et il nous semble critiquable de vouloir faire une théorie de la signification sacramentelle en supposant que cet acte de l’esprit se ramène à un aller-retour permanent entre deux termes, l’un visible et l’autre invisible, mouvement qui serait pour ainsi dire balisé d’avance. La critique faite à Augustin d’être néo- platonicien et de s’enfermer dans une opposition métaphysique visible/invisible109 vaudrait tout

autant pour n’importe quelle théorie du langage qui se contenterait d’opposer les mots et les choses. Une authentique réflexion sur le langage et sur la signification — et qui oserait dire qu’il n’y en a pas une et des plus profondes chez Augustin ? — commence à partir du moment où l’on cherche à rendre compte de cette particularité qu’a l’esprit d’être aux prises, dans un seul et même acte, dans un seul et même regard, avec des signes et avec la réalité, sans oublier la présence d’un tiers, celui avec qui l’on peut communiquer précisément par ces signes. La présentation brillante de Prenter semble manquer cette dimension de la signification ; c’est de cela qu’il nous faut maintenant nous préoccuper, en faisant un retour aux grandes théories de la signification et du langage telles qu’elles furent thématisées dans la philosophie grecque et dont Augustin fut l’héritier consciencieux et créatif.

105 R. PRENTER, p. 16. 106 Sermo 272 (P.L. 38, 1247). 107 R. PRENTER, p. 20.

108 Il faut également souligner que R. PRENTER ne semble pas avoir perçu chez saint Augustin le lien qui nous

semble fondamental entre la temporalité et la sacramentalité (cf. ce que nous avons écrit dans le paragraphe ci-dessus : III. La sacramentalité comme langage dans la temporalité et l’histoire. Pour le problème plus global de la dimension eschatologique des sacrements, voir J.-Ph. REVEL,Traité des sacrements,I, 2, pp. 53-57 et B. MAITTE, La dimension

eschatologique des sacrements, Strasbourg, 1995.

109 Il serait d’ailleurs facile de montrer qu’Augustin n’est pas totalement dupe de ce schéma : « Hæc vero audibilia

signa sunt [...] rerum partim visibilium, sicut est Romulus, Roma, fluvius, partim intelligibilium, sicut est virtus » De

Chapitre III

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