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Un symbolisme d’institution divine A) IL EXISTE UN ORDRE COMPLEXE DE LA SIGNIFICATION

B) LE BUT EXPLICITE DE L’OUVRAGE

Cette vision synthétique du livre II permet donc de mieux saisir “où Augustin veut en venir” : nous avons montré qu’il organisait toute sa vision de la doctrine chrétienne autour de la notion de signification comme articulation entre les res, c’est à dire la totalité du mystère chrétien et les signes (ici surtout les Écritures) ; que la structure de signification est celle des signa data, signes intentionnels qui tous, témoignent d’un “vouloir dire”, d’une relation de communication entre Celui qui seul, est objet de fruitio et les créatures qui n’ont de statut que transitif (uti). Si cette relation de signification est enveloppée d’obscurité dans les Écritures, c’est parce que les signa ne renvoient pas directement à leur res, mais qu’ils le font par un jeu de relations de signification en profondeur, où chaque relation non seulement est intentionnelle, mais encore met en œuvre un double réseau de signes, d’abord des signes purement signes (surtout mais pas exclusivement les mots) et ensuite des choses qui reçoivent la capacité d’être signes, ce pourquoi elles ne semblaient pas naturellement faites (le bœuf signe de l’évangéliste, où le bâton signe de la croix du Christ). Le souci d’Augustin est ici manifestement de reconnaître dans sa plus grande extension le “pouvoir signifier” immanent à toute la réalité créée.

Augustin a pour souci de fonder ce “pouvoir de signifier” dans la puissance créatrice de Dieu, et cela à deux niveaux. Au premier niveau, lorsque Augustin fait ce tour d’horizon des sciences, c’est entre autres pour indiquer qu’elles peuvent être utilisées pour éclairer l’interprétation des signes des Écritures81 : bien entendu, il donne toutes les recommandations d’usage pour inviter “les jeunes gens

studieux” à ne pas se laisser emporter par le plaisir de cultiver pour elles-mêmes les sciences qui enflent

82. Mais il n’empêche que les sciences entrent de plein droit, même si c’est à titre de “dépouilles des

Égyptiens” dans la clarification du sens des Écritures : et par sciences, il ne faut pas entendre simplement “culture humaine profane” mais une connaissance réelle des choses réelles, sensibles ou non. On en revient donc toujours à la même vision réaliste de la signification des choses, mais ici

78 De doctrina christiana, II, XXXVIII, 56 : « Quant à la science des nombres, il est évident pour l’esprit le moins

éclairé, qu’elle n’est pas de l’institution des hommes, et qu’ils n’ont fait que la découvrir. »

79 De doctrina christiana, II, XXXII, 50 : « La vérité logique des conséquences n’est pas l’œuvre de l’esprit humain qui

ne fait que la découvrir et la constater pour son instruction et celle des autres; elle a son origine dans la raison divine et éternelle des choses (in rerum ratione perpetua et divinitus instituta) ».

80 De doctrina christiana, II, XXXVI, 54 : « Ces règles [de l’éloquence] … sont toujours vraies, dans la cause de l’erreur

comme dans celle de la vérité, en ce sens que leur effet est de porter la connaissance ou la persuasion dans les esprits, de leur inspirer pour une chose le désir ou la répulsion. Les hommes leur ont reconnu cette puissance, mais ils ne la leur ont pas communiquée (inventæ potius quod ita se habeant, quam ut ita se haberent institutæ) ».

81 De doctrina christiana, II, XXXIX, 59 ssq. 82 De doctrina christiana, II, XXXIX, 58 et XLI, 62.

développée dans toute son ampleur : il s’agit de reconnaître la validité de la création comme tissu de signes et de choses signifiantes pour s’approcher du mystère de Dieu et de se laisser guider par diverses sciences à partir desquelles on peut tirer des connaissances pour mieux comprendre comment les choses sont signes. Comme nous l’avons souligné dès le début de ce chapitre, il ne s’agit pas de constituer un nouveau répertoire de “sciences ecclésiastiques” dont Augustin n’avait même pas idée. Il s’agit de la reconnaissance de tout ce que le savoir humain comme lieu de manifestation des relations de signification peut apporter aux hommes qui cherchent Dieu.

À un deuxième niveau, on sent que les diverses sciences sont divinement instituées et qu’elles permettent donc de mieux scruter et de mieux déchiffrer les signes obscurs de l’Écriture : les significations dont peuvent être chargées certaines réalités créées sont là comme de multiples possibilités latentes de signifier, car, en tant que signes, elles ont ces multiples possibilités de similitudes dont Augustin parlait : « appetunt tamen omnes quamdam similitudinem in significando, ut

ipsa signa in quantum possunt, rebus quæ significantur similia sint »83. Mais tandis que les démons et les

hommes qui leur font confiance « se créent un langage » en utilisant ces similitudes84 qui constituent

un “pouvoir de signifier” dans un but contraire à la charité, Dieu, au contraire, a voulu dès la création instituer ces “possibilités de signification” contenues dans chaque réalité créée et, dans l’économie du salut, a voulu qu’elles soient restituées et exploitées : ainsi leur donnait-il de nouvelles significations intentionnelles (signum datum). En vertu de ce supplément qu’est le consensus unanime de la société de ceux qui parlent le même langage « placito et consensione significandi »85, Dieu et ceux qui croient

en lui feraient de ce tissu de significations l’occasion de nouvelles relations. Par où l’on voit qu’Augustin reste fidèle à cette conception du signe, même pour expliquer comment Dieu entre en communion de charité avec les hommes, selon une économie de signes intentionnels86. On notera

bien entendu que tout cela ne va pas dans le sens de ceux qui voudraient interpréter le sens et la raison d’être du langage dans la pensée d’Augustin comme une conséquence du péché : nous n’en avons pas trouvé de traces dans ce traité. Que le langage ou les différents systèmes de signes puissent être mal utilisés (uti), c’est une évidence, et Augustin le signale à l’occasion de la superstition comme une manière qu’ont les démons de dévoyer le jeu des significations immanent à la réalité créée, voire à en inventer sur le mode du pastiche. Mais le mauvais usage ne retire rien de la bonté fondamentale du langage et des signes. D’ailleurs, comment une réalité qui est le vecteur de la recherche de Dieu pourrait-elle provenir du péché de l’homme ? Et comment ce qui assure et accomplit la rencontre et la communion entre les êtres pourrait-il être la conséquence d’un acte qui les a établis dans un état de rupture ?

Dans la ligne du langage des signes telle que le présente Augustin, le paragraphe consacré à la croix comme signe suprême de la charité de Dieu prend un singulier relief : ce magnifique texte lyrique qui rassemble autour du signe de la croix du Christ toutes les dimensions classiques du symbolisme de la Pâque juive et des rites afférents, le symbolisme cosmique de l’espace lié aux quatre bras de la croix, le symbolisme théologal de l’existence chrétienne dans la charité et le symbolisme anthropologique d’une science humble et soucieuse de purification, constitue le sommet de cette réflexion augustinienne sur le signe : la croix du Christ. Ici encore, il vaut la peine de noter que l’auteur n’hésite pas à souligner le contraste démesuré qui existe entre la réalité totale du mystère et le

83 De doctrina christiana, II, XXV, 39.

84 Il me paraît de peu d’importance qu’Augustin fasse ici référence (vraisemblablement) à la conception stoïcienne

tardive de la similitude des mots et des choses. Le problème est qu’à travers la structure de similitude, il indique cette polysémie potentielle qui caractérise tout signifiant : comme il l’observe finement, des phonèmes se retrouvent identiques phonétiquement et différents sémantiquement. Il n’est vraiment pas nécessaire, là comme ailleurs dans tout ce traité, de rechercher une interprétation métaphysique du signe de type platonicien fondée sur la mimèsis.

85 De doctrina christiana, II, XXIV, 37.

86 Même si Augustin ne traite pas explicitement de la question, on retiendra ici le fait que la volonté de signifier à

travers une res fait référence à la contingence d’une intervention historique d’une part, et à la volonté de finaliser cet acte de signification par la communion dans la béatitude du frui.

caractère dérisoire du signe qui la manifeste87. Toutes les possibilités de signifier sont incluses dans

une réalité qui humainement ne signifie rien de grand par elle-même, le supplice de la croix, et pourtant cette convergence des significations se concentre sur la seule réalité qui existe vraiment, la charité de Dieu, manifestée en Jésus Christ :

« “Afin qu’enracinés et fondés dans la charité, nous puissions comprendre avec tous les saints, quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur” (Eph. 3, 17), c’est-à-dire la croix du Seigneur. La largeur, c’est le bois transversal sur lequel sont étendues les mains ; la longueur, c’est la partie qui monte de la terre jusqu’à là traverse, et à laquelle est attaché le corps à partir des mains ; la hauteur va de la traverse au sommet où repose la tête ; et la profondeur est la partie fixée et cachée dans la terre. Dans ce signe de la croix, le chrétien peut lire la règle de ses actions ; faire le bien en Jésus-Christ, s’attacher indissolublement à lui, porter ses désirs vers les biens célestes, et ne pas exposer les divins mystères à la profanation. Purifiés par cette vie sainte, “nous pourrons connaître l’amour de Jésus-Christ envers nous, cet amour qui surpasse toute connaissance et par lequel ce Verbe divin qui a fait toutes choses, est égal au Père, afin que nous soyons comblés de toute la plénitude des dons de Dieu” (Eph. 3, 17-19). »88

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