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Unité du mystère du Christ et pluralité des signes-sacrements

Quelques années auparavant5, H.-M. Féret avait déjà donné une formulation vigoureuse du

problème, en écrivant ceci :

« On peut caractériser l’intervention de saint Augustin, dans cette histoire, par les conclusions suivantes :

1° Le terme de sacramentum est de plus en plus réservé aux faits, actions ou rites mystérieux de la tradition judéo-chrétienne.

2° La méthode allégorique dans l’exégèse de l’Écriture, la recherche et l’analyse des données symboliques que contient l’histoire de l’Ancien et du Nouveau Testaments, sont pratiquées par Augustin sur une plus grande échelle et d’une façon plus systématique que par ses prédécesseurs latins6 et, dans ces développements à base de

symbolisme, sacramentum devient synonyme de signum, prenant ainsi le sens que retiendra la théologie sacramentaire postérieure.

3° La raison de cette très nette évolution sémantique et doctrinale se trouve dans le fait qu’Augustin introduit dans la théologie, précisément au service de cette méthode allégorique qu’il affectionne, une théorie du signe, ou mieux une vue philosophique selon laquelle toutes choses se répartissent en res et en signa, une catégorie précise de ces signa étant justement, pour Augustin, formée par ces réalités mystérieuses qu’à la suite de ses prédécesseurs il désigne du nom de sacramenta. Les sacramenta sont une espèce de signa. »7

Comme on le voit, cette analyse touche l’aspect spécifique de la conception augustinienne du

sacramentum. L’auteur souligne qu’« il faut se garder de le comprendre (= le sacramentum augustinien)

à la lumière des théologies postérieures »8, et il prend soin de préciser qu’il ne faut pas lire saint

Augustin en y cherchant d’abord le rapport qui existe entre le symbolisme des sacrements et leur efficacité, indice manifeste du primat spontané de signa qu’Augustin accorde aux sacramenta9. Et plus

5 H.-M. FERET, Sacramentum. Res. dans la langue théologique de saint Augustin, R.S.P.T. 29 (1940) pp. 218-243. 6 Sur ce point, la recherche de ces dernières décennies obligerait à nuancer beaucoup l’affirmation de H.M. FERET,

surtout en ce qui concerne saint Hilaire et saint Ambroise.

7 H.-M. FERET, ibidem, pp. 222-223. L’auteur cite ensuite les principales références qu’il a choisies dans l’œuvre de

saint Augustin, aux pp. 223-228.

8 Ibidem, p. 230. 9 Ibidem, p. 232.

loin, il développe le principe philosophique qui a conduit saint Augustin dans sa réflexion théologique sur le sacramentum :

« Omnis doctrina vel rerum est vel signorum, sed res per signa discuntur. Voilà, dans cette histoire la grande nouveauté. »10

En effet, on sait comment, à plusieurs reprises, on trouve, sous la plume de saint Augustin, la définition de sacramentum comme signum : « signorum quæ cum ad res divinas pertinent, sacramenta appellantur »11. « Sacramentum est autem in aliqua celebratione, cum rei gestæ commemoratio ita fit,

ut aliquid etiam significari intelligatur, quod sancte accipiendum est »12 ; ou encore : « sacramentum,

id est sacrum signum »13.

Et seulement à la fin de cette étude, après qu’ait été reconnue et fondée la consistance propre des signes comme signes, H.-M. Féret envisage la question de la res :

« Quelle est donc la res dont les sacrements chrétiens portent la similitude sacramentelle ? [...] C’est le Christ qui est la res des sacrements du Nouveau comme de l’Ancien Testament. »14

Si donc, on veut cerner de façon plus adéquate la conception augustinienne du sacramentum, on est pratiquement obligé de mettre provisoirement entre parenthèses ce qui envahira de plus en plus en plus la problématique de la théologie sacramentaire en Occident, la question du lien entre efficacité et signification : pour saint Augustin, l’efficacité du sacramentum est pour ainsi dire une évidence : la célébration du sacrement n’est rien d’autre que la manière de signifier cette action efficace et source de salut accomplie par le Mysterium qu’est le Christ en personne. À ses yeux, le sens du Christ-Mysterium est si fort et si fondamental, que les différents sacramenta, si variés et multiples qu’ils soient, arrivent difficilement à exprimer l’inépuisable efficacité salvifique de la Pâque du Christ. À partir du moment où sont posées la distinction fondamentale entre res et signa et l’infinie disproportion qui existe entre ces deux “niveaux” de réalité : la res, le mysterium Christi, source de toute efficacité sacramentelle, ne déborde-t-elle pas de toutes part l’ordre des signa ?

« Comment est-ce à la fois Moïse qui sanctifie et le Seigneur ? Moïse ne sanctifie pas à la place du Seigneur, mais il agit par son ministère au moyen de sacrements visibles, tandis que le Seigneur agit au moyen de la grâce invisible par l’Esprit Saint dans lequel se trouve tout le fruit des sacrements visibles eux-mêmes. Car sans cette sanctification par la grâce invisible, à quoi bon des sacrements visibles ? »15

10 Ibidem, p. 234.

11 Epistula 138, 7 (C.S.E.L. 44, 131, 10).

12 Epistula 55, 2 (C.S.E.L. 34, 170, 11) : le contexte est le suivant : « Sacramentum est autem in aliqua celebratione,

cum rei gestæ commemoratio ita fit, ut aliquid etiam significari intellegatur, quod sancte accipiendum est. Eo itaque modo agimus Pascha, ut non solum in memoriam quod gestum est revocemus, id est quod mortuus est Christus et resurrexit, sed etiam cætera quae circa eum attestantur ad sacramentorum significationem non omittamus. Quia enim, sicut dicit Apostolus: Mortuus est propter delicta nostra, et resurrexit propter iustificationem nostram ; transitus quidam de morte ad vitam in illa passione Domini et resurrectione sacratus est ».

13 De civit. Dei, X, 5 (C.S.E.L. 40, 452, 19). Pour plus de détails, voir J.-Ph. REVEL,Traité des sacrements,I, 1, pp.

436-438.

14 Ibidem, p. 240. L’auteur cite ensuite les deux textes classiques d’Augustin sur les sacrements des juifs qui portent

sur le Christ à venir : Epist. 102, 2, 12 (P.L. 33, 374) d’une part, et d’autre part De pecc. mer. et remiss. 2, 29, 47 (P.L. 44, 179) : « sed hujus unius fidei pro significationis opportunitate per varia tempora sacramenta variata sunt ».

15 Quæst. in Hept. III, 84 (P.L. 34, 712) : « Quomodo ergo et Moyses sanctificat et Dominus ? Non enim Moyses

pro Domino, sed Moyses visibilibus sacramentis per ministerium suum, Dominus autem invisibili gratia per spiritum sanctum, ubi est totus fructus etiam visibilium sacramentorum. Nam sine ista sanctificatione invisibilis gratiæ visibilia sacramenta quid prosunt ? »

Augustin prolonge cette argumentation en montrant comment l’efficacité sacramentelle, dans le cas du bon larron ou de Jean-Baptiste qui fut sanctifié avant de donner lui-même le baptême qui sanctifie, n’est pas liée à l’accomplissement du sacrement visible. Ce qui l’amène à conclure :

« La sanctification invisible fut présente en certains et fut fructueuse sans les sacrements visibles, lesquels ont changé selon la diversité des temps. »16

C’est le même raisonnement, l’opposition entre res et signa qui revient pour expliquer comment il y eut célébration de mysteria avant même ceux qui furent institués par la Loi de Moïse :

« De même qu’un seul et même homme, lorsqu’il offre à Dieu tel sacrifice le matin et tel autre le soir, selon la convenance des heures du jour, ne change pas Dieu lui- même, ni la religion, et de même qu’il ne change pas le fait de saluer celui qui salue de telle façon le matin et de telle autre le soir : de même, dans le déploiement de tous les siècles, lorsque telle chose fut offerte en sacrifice par les saints des temps anciens et telle autre offerte par les saints de maintenant, non pas selon l’humaine présomption, mais selon l’autorité divine, ce sont bien les mystères sacrés qui sont célébrés selon ce qui convient à chaque temps, et ce n’est ni Dieu ni la religion qui est changé. »17

Saint Augustin ne se fait pas ici le défenseur de la religion de la bonne volonté, ni de la thèse couramment soutenue aujourd’hui selon laquelle “toutes les religions se valent” : précisément, dans la mesure où il distingue si rigoureusement entre res et signa, il est capable de distinguer la différence au niveau de la res, ce qui n’est, hélas, plus le cas dans le contexte du positivisme religieux actuel. Augustin prend également soin de préciser que ces cultes variés doivent être fondés sur l’auctoritas

divina, ce qui lui permet de reconnaître une multiplicité des signes possibles pour signifier

authentiquement une même et unique res. C’est encore dans le même souci qu’il écrit dans le même ouvrage :

« Puisque les temps ont changé, le même événement qui est maintenant annoncé comme accompli était autrefois annoncé comme à venir, et ce n’est pas pour autant que la foi a changé ni que le salut est différent. Une même réalité est proclamée par tels sacramenta et est prophétisée par tels autres, mais il ne faut pas pour autant comprendre qu’il s’agit de réalités différentes ou de saluts différents. »18

Ici encore, l’opposition des deux ordres de réalités res/signa permet à saint Augustin d’affirmer la réalité efficace du salut de Dieu : ce salut dépasse infiniment l’ordre des sacramenta et leur donne par auctoritas divina de signifier l’action salvatrice de diverses manières, en fonction de la variété des temps. La problématique d’Augustin est donc aux antipodes d’une certaine tendance devenue parfois prédominante de la théologie sacramentaire post-tridentine, laquelle faisait “passer” la grâce par le goulot d’étranglement d’un corpus de sacrements dont l’efficacité était soigneusement définie par leur mode et leurs conditions de réalisation. Cette théologie moderne cherchait à se rassurer sur l’efficacité sacramentelle. Saint Augustin, la considérait comme l’évidente conséquence de la toute puissance salvifique du mystère du Christ et se contentait de définir la diversité des signes que Dieu a donnés aux hommes en fonction de la diversité des temps de l’histoire humaine pour dire et signifier l’insondable richesse du salut de Dieu. Replacée dans une telle perspective, la question de savoir s’il n’est pas trop audacieux de la part d’Augustin de vouloir accorder une efficacité sacramentelle aux

16 Ibidem : « invisibilem sanctificationem quibusdam adfuisse atque profuisse sine visibilibus sacramentis, quæ pro

temporum diversitate mutata sunt ».

17 Quæst. 6 ad Pag. III, 21 (P.L. 33, 379) : « Quemadmodum enim unus idemque homo si Deo mane aliud offerat,

aliud vespere, pro congruentia diurni temporis, non Deum mutat nec religionem, sicut nec salutem qui alio modo mane alio vespere salutat : ita in universo tractu sæculorum, cum aliud oblatum est ab antiquis sanctis, aliud ab eis qui nunc sunt offertur, non humana præsumptione, sed auctoritate divina, temporibus congrua sacra mysteria celebrantur, non Deus aut religio commutatur ».

18 Ibidem, II, 12 : « Nec quia pro temporum varietate, nunc factum annuntiatur, quod tunc futurum

prænuntiabatur, ideo fides ipsa variata, vel salus ipsa diversa est. Nec quia una eadem res, aliis atque aliis sacris et sacramentis vel prædicatur aut prophetatur, ideo alias atque alias res, vel alias atque alias salutes oportet intelligi ».

rites et aux événements de l’Ancien Testament tels que le don de la manne que l’évêque d’Hippone compare explicitement au pain eucharistique, prend de fait une nouvelle dimension :

« Voici le pain descendu du ciel (Jn 6, 50). Ce pain a été figuré par la manne, ce pain est figuré par l’autel de Dieu. Ce furent là des sacrements. En tant que signes, ils sont différents, par la réalité signifiée, ils sont la même. »19

F. Berrouard commente ce passage de la façon suivante :

« La clef de tout le passage se trouve dans l’affirmation que la manne et l’eau du rocher furent des sacrements comme l’eucharistie est un sacrement et qu’elles signifièrent ce qu’elle signifie. »20

Et plus loin, il précise encore la pensée d’Augustin :

« La différence des temps ne fait changer que les signes, elle ne change pas la foi et les sacrements ne sont rien d’autre que les signes comme les verbes : les verbes varient leurs désinences selon les temps ; les sacrements sont variables comme eux et après la venue du Christ, ils n’ont pas pu rester ce qu’ils étaient quand ils ne faisaient encore que l’annoncer, mais c’est toujours la même foi au même Sauveur qui s’exprime à travers eux »21.

Il est tout à fait remarquable que saint Augustin ait poussé sa réflexion sur le

sacramentum/signum au moyen d’une référence linguistique à la conjugaison du verbe :

« Si le son des verbes par lesquels nous parlons changent selon le temps et que la même chose est énoncée de telle façon quand il s’agit d’une chose à faire et de telle autre façon quand elle est faite, comme c’est le cas des deux verbes que je viens de prononcer “facienda” et “facta” lesquels ne sonnent pas selon des durées égales ni avec les mêmes lettres ou syllabes : quoi d’étonnant si la passion et la résurrection du Christ a été promise comme à venir par tels signes signifiant les mystères, et si elle est proclamée maintenant comme accomplie par d’autre signes. »22

On comprend que, de cette analyse du Tractatus in Joh. XXVI, 11-12, Berrouard puisse tirer cette conclusion :

« Sa conception (= celle de saint Augustin) des sacrements est incomparablement plus souple que la nôtre : s’il reconnaît en tous une participation aux réalités dont ils sont les signes, il ne leur accorde pas à tous le même degré de participation [...] Pour lui, les

19 Tract. in Joh. XXVI, 12 (P.L. 35, 1612) : « Hic est panis qui de cælo descendit. Hunc panem significavit manna,

hunc panem significat altare Dei. Sacramenta illa fuerunt. In signis diversa sunt, in re quæ significatur paria sunt ». On peut rapprocher ce texte d’un passage tiré des Enarr. in Psalmos, 77, 2 (P.L. 39, 1067) : « Idem itaque in mysterio cibus et potus illorum (= les Juifs au désert) qui noster ; sed significatione idem, non specie, quia idem ipse Christus illis in petra figuratus, nobis in carne manifestatus ».

20 F. BERROUARD, « Pour une réflexion sur le “sacramentum” augustinien : la manne et l’eucharistie dans le Tractatus

XXVI, 11-12 in Johannis Evangelium », in Forma Futuri, Studi in onore del Cardinale Michele Pellegrino, Turin, 1975,

pp. 830-844.

21 Ibidem, p. 838. Au passage, l’auteur cite ce texte : « Sacramenta non eadem, quia alia sunt sacramenta dantia

salutem nisi quædam quasi verba visibilia, sacrosancta quidem verumtamen mutabilia et temporalia » Contra Faustum, 19, 16 (C.S.E.L. 25, p. 513).

22 Ibidem : « Si enim soni verborum, quibus loquimur, pro tempore conmutantur, eademque res aliter adnuntiatur

facienda, aliter facta, sicut ista ipsa duo verba, quæ dixi facienda et facta, nec paribus morarum intervallis nec iisdem vel totidem litteris syllabisve sonuerunt : quid mirum si aliis mysteriorum signaculis passio et resurrectio Christi futura promissa est, aliis jam facta adnuntiatur. »

sacrements si saints qu’ils soient restent toujours des signes et à ce titre-là, ils sont plus

proches les uns des autres que de la réalité qu’ils signifient. »23

On saisit mieux maintenant ce qui fait la singularité de la conception augustinienne des

sacramenta comme signa : la distinction res/signa permet de penser d’une part l’unité du mystère

constitué par Dieu, sa création et les relations qui les unissent, lesquelles se fondent toutes en fin de compte dans le Verbe et sa Pâque, et d’autre part la multiplicité des signes, c’est-à-dire des sacrements qui sont conçus comme autant de langages qui disent (significare) de diverses manières, selon la diversité des temps cet unique mystère de notre vie en Dieu.

III

La sacramentalité comme langage

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