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Le “contre-feu” platonicien

B) LA DÉCOUVERTE DE LA FONCTION SIGNIFICATIVE DES MOTS

a) De l’étymologie des noms : chaque nom est un logos

Sans nous attarder sur le long passage concernant les étymologies (391b-422d) qui a assuré au

Cratyle une popularité durable, nous voudrions attirer l’attention sur ce qui a pu motiver ce passage

dans la démarche globale de Platon : le fait que le nom est comme un discours, ce que Henri Joly a décrit de la façon suivante :

« […]“estin hoion logos to Dios onoma”39. Cet exemple donne la règle théorique des

étymologies platoniciennes et la loi du passage de l’onoma au logos que celui-là contient. En effet, que le nom renferme sous une forme contractée, abrégée, mais mnémo- techniquement disponible, tout un logos intérieur et que chaque terme contienne un texte qui dit ce qu’il veut dire constitue un caractère constant des étymologies anciennes. » 40

Ce passage montre donc que la réflexion sur le nom (onoma) est capable de générer un discours explicatif, et ce discours explicatif porte sur l’essence des choses : même si le fond d’explications dans lequel il puise est explicitement rapporté, non sans une certaine distance pleine d’humour41, aux traditions religieuses et mantiques, le principe reste valable et éclairera la suite du

38 Signalons également que dans ce contexte, l’opposition entre l’idée et les réalités d’ici-bas n’est pas tout à fait

réductible à ce que nous rappelions dans la première partie de ce chapitre, à savoir que la science comme sémiologie avait spontanément pratiqué l’observation de l’invisible à partir du visible, comme l’expliquait le traité hippocratique

De regimine que nous avons cité : en effet, la coupure entre visible et invisible dans la science antique ne suppose pas

une rupture de niveau ontologique, telle que Platon l’a perçue et thématisée. Du même coup, un tel constat devra nous rendre attentif à la transformation de la notion de sèmeion lorsque Platon l’utilisera pour rendre compte de la nomination.

39 « Le nom de Zeus est d’une certaine manière un discours. »

40 Henri JOLY, Le renversement platonicien. Logos épistémè, polis, Paris, Vrin, 1974, p. 9, note 82. 41 Cf. les réflexions moqueuses de Socrate se comparant au prêtre Euthyphron et aux devins (396 d-e).

dialogue : si le nom est un composé de sons et de syllabes et si sa détermination est l’œuvre d’un artisan compétent, alors l’assemblage lui-même sera porteur d’explicitation pour connaître l’essence des choses ainsi nommées et il pourra indiquer leurs propriétés les plus propres.

b) L’introduction de la signification

Comme le fait remarquer Curzio Chiesa, dans cette partie étymologique, le verbe sèmainein revient au moins vingt fois dans ce passage :

« L’usage réitéré de ce verbe marque la rencontre effective du signe et du nom. […] Pour la première fois, dans un texte de philosophie du langage, sans précaution critique, de manière silencieuse et dérobée, le signe est introduit dans le domaine de la

parole et du langage. »42

Tel semble être la raison profonde de cet examen des noms par l’étymologie : les noms sont des signes, ils signifient parce qu’ils font voir, ils montrent : « Dans les noms que nous venons de passer en revue, la justesse consistait à montrer (dèloun) ce qu’est chaque être »43. Ce qui se concrétise

ensuite par cette affirmation : « Si, à défaut de voix et de langue, nous voulions nous montrer les choses les uns aux autres, n’essayerions-nous pas, comme les muets, de nous les signifier (sèmainein) avec les mains, la tête et le reste du corps ? » (422 e). Les noms sont donc les signes par excellence puisqu’ils montrent encore mieux que ne le font les gestes de monstration ou de désignation que nous pourrions faire avec les membre de notre corps : il est remarquable que Platon traite de la signification des noms en se référant à la gestuelle du corps humain : la sémiosis tel qu’il l’élabore ici est de l’ordre de l’action, de l’acte de montrer. Ce qui va entraîner Socrate sur un nouveau thème pour expliquer la

sémiosis :

« Si nous voulions montrer le haut et le léger, nous lèverions la main vers le ciel pour mimer (mimoumenoi) la nature même de la chose ; si c’était le bas et le lourd, nous l’abaisserions vers le sol. Et pour montrer en train de courir un cheval ou quelque autre animal, nous rendrions notre corps et nos attitudes aussi semblable que possible aux leurs. » (423 a)

Le constat est ici important : on avait déjà vu que « parler est un acte qui se rapporte aux choses » (387b), ici la nature de l’acte est précisée essentiellement dans trois registres d’action :

sèmainein (signifier), lequel s’explicite à son tour en dèloun (montrer ; parfois également endeiknumi)

et mieux encore en mimeisthai (mimer par les gestes du corps) : à l’époque le terme mimeisthai est perçu bien plus comme la recréation d’un personnage en prêtant son propre corps à la parodie, plutôt que comme l’activité de copie et d’imitation44. On notera au passage qu’une telle approche n’a rien

d’une tentative de réduction du nom à un objet, à une réification du langage et du nom, chose “nommante” à côté de la chose nommée. En fait, chez Platon, le nom est davantage compris comme une action que comme une donnée45. C’est même la grande audace de Platon que d’avoir osé

42 Curzio CHIESA, Sémiosis, pp. 134-135, (souligné par nous). Ce qui, ajoute à juste titre l’auteur, « aura des

répercussions sur toute l’histoire des théories linguistiques » (ibidem). Il faudrait ajouter d’ailleurs : et sur toutes les théories sémiologiques, dans la mesure où elles vont être de plus en plus conditionnées par cette identification entre les mots et les signes. Il vaut la peine de souligner que, me semble-t-il, Curzio Chiesa est le premier à avoir mis en évidence de façon précise cette genèse des “noms-signes” dans l’œuvre de Platon.

43 (422 d). Cf. également 427c : Sèmeion te kai onoma ; également 428 e : « la justesse du nom consiste à faire voir la

nature de la chose ».

44 Sur tout ceci, on pourra consulter J.-P. VERNANT, « Naissance d’images », dans Religions, histoires, raisons, Paris,

Maspero, 1979.

45 On remarquera d’ailleurs que c’est le seul véritable point commun sur la question du discours entre Platon et les

sophistes aux yeux de qui le discours est également une action, mais une action violente qui fait pression sur l’assemblée politique : toute la conception sociale de la vie antique repose évidemment sur cette vision que le discours et la parole sont les actions les plus nobles de l’homme, par conséquent les actes les plus “actifs” : la tradition

subsumer sous un même registre (celui du mimeisthai) aussi bien le langage habituel que le langage par geste et le rôle de l’acteur de théâtre : à dire vrai, on n’en attendait pas moins de celui qui fut le seul de toute la tradition philosophique à donner à l’enquête philosophique la forme du dialogue … Il n’est donc pas surprenant de voir Socrate aboutir à la définition du nom que voici : « Le nom est une façon de mimer par la voix (mimèma phônèi) ce que l’on mime et nomme, quand on se sert de la voix pour mimer ce qu’on mime » (423 b). Et Curzio Chiesa souligne à ce propos que « le nom est une imitation par la voix qui donne à voir ce qu’est la chose nommée […] En tant que mimèma, le signe est semblable à son signifié »46. Il est capital de nous en souvenir, surtout lorsque nous aurons à

envisager la référence à la peinture !

En effet, Socrate engage une métaphore longuement développée entre la composition phonique des noms et l’art de peindre : il fait correspondre terme à terme : son de la voix/couleur ; syllabe/couleur mélangée ; nom/peinture d’une partie du corps ; discours/ image peinte du vivant (424 e-425 a). Mais il ne faut pas se méprendre : le souci de Socrate est ici de sauver la consistance “phonique” des noms, leur inscription dans la voix par la composition des sons et des syllabes. Mais, même à ce niveau, l’essence du nom est plus dans l’activité de composition de l’artisan ou des anciens que dans le résultat que nous connaissons aujourd’hui47. La raison de cette métaphore est assez claire :

elle découle directement du principe posé par Platon sur la justesse des noms. S’ils doivent signifier et désigner une essence précise, il faut qu’ils le fassent par tout ce qui les constitue comme noms. Or la matérialité phonique du nom doit aussi renvoyer à la nature de la chose nommée. Donc si un nom est vrai, remplissant authentiquement sa fonction de signification, on doit pouvoir l’analyser jusque dans ses derniers éléments et voir dans l’assemblage des éléments phoniques la signification de l’assemblage des constituants de la nature de la chose. Platon ne peut d’ailleurs éviter de manifester un doute à ce sujet : « Il paraîtra risible d’expliquer les choses par les lettres et les syllabes qui les imitent, cependant c’est une nécessité » (425 d).

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