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Le projet et le plan A) POURQUOI LE DE DOCTRINA CHRISTIANA ?

Il est intéressant de remarquer d’emblée que l’ouvrage a été apprécié de façon diverse par deux grands maîtres de la recherche augustinienne contemporaine : le premier, Henri-Irénée Marrou écrit à propos de cet ouvrage

« Essayons de préciser maintenant quelle a été au temps de sa vie ecclésiastique la conception que saint Augustin se faisait de ce que peut et doit être la culture intellectuelle. Elle se résume d’un mot, celui-là même qu’Augustin a choisi comme titre pour l’ouvrage où il a traité ex professo du sujet qui nous occupe : doctrina

christiana, une culture chrétienne. Mesurons tout de suite la portée d’une telle

expression : il ne s’agit pas d’adopter un type de vie intellectuelle qui ne heurte pas de front les exigences du christianisme, qui s’accorde avec celui-ci, qui laisse ouverte la possibilité de la vie chrétienne. Augustin exige bien davantage : il veut une culture étroitement et directement subordonnée au christianisme ; toutes les manifestations de la vie intellectuelle doivent être au service de la vie religieuse, n’être qu’une fonction de celle-ci. »10

Cette déclaration de principe est, par un certain côté, une élucidation du finalisme augustinien tel qu’il est par exemple systématisé dans la distinction entre uti et frui, dans le premier livre du De Doctrina christiana (voir par ex. I, XXII,21),où le principe est appliqué de façon totalisante

voire totalitaire et tel qu’il ressort de la vie philosophique ou de la vie chrétienne comme recherche de la béatitude.

De l’autre côté, Peter Brown propose une lecture très différente du projet augustinien tel qu’il se manifeste dans cet ouvrage. Après avoir constaté que « cette œuvre est néanmoins une des plus originales qu’Augustin ait jamais écrite : c’est qu’elle traitait explicitement du problème qu’avait posé jusque là aux chrétiens instruits la culture de leur époque »11, il précise dans quel esprit Augustin

envisage et analyse la culture antique, cette « éducation qui jouissait d’un aussi grand prestige […], l’éducation classique de l’Antiquité tardive »12 :

10 H.-I. MARROU, Saint Augustin et la fin de la culture antique, Paris, de Boccard, 19584, p. 339. Les thèses, qu’avait

brillamment défendues H.-I. MARROU ont été reprises par G. COMBES dans son introduction (De doctrina christiana

pp. 155-158) et dans les notes en fin de volume (notes n° 43, 44, 56, 57, 58, 59 et 60) et réutilisées récemment

encore par M. MOREAU, « Lecture du De doctrina christiana, », dans Saint Augustin et la Bible, ed. A.-M. LA

BONNARDIERE, Paris, Beauchesne, 1986, pp. 253-285 (cette contribution, publiée par ailleurs dans une collection prestigieuse, nous paraît plutôt décevante : à lire cette paraphrase révérencielle et pieuse, on imagine Augustin sous les traits d’un prédicateur à Notre-Dame de Paris du début du XXe siècle !). Le De doctrina christiana n’est donc pas un manuel de culture chrétienne à l’usage des laïcs cultivés, mais, comme nous espérons le montrer, un traité rigoureux de méthodologie théologique et d’interprétation des Écritures, qui reconnaît sa place véritable et nécessaire au langage et à la culture d’un peuple et d’un temps donnés : d’où la place importante qu’Augustin accorde au problème du signe. Cela ne veut pas dire pour autant que nous adoptions les thèses, à notre gré trop scolaires, d’EGGERSDORFER, PORTALIE, DE LABRIOLLE pour qui le De doctrina christiana est un manuel d’herméneutique et d’homilétique, une sorte de “ratio studiorum” pour les séminaristes du IVe siècle !

11 Peter BROWN, Vie, p. 348. 12 Ibidem.

« Il commença par remarquer que la culture était le produit d’une société : un

prolongement naturel de l’existence du langage13. Elle découlait évidemment des

habitudes sociales et leur était entièrement relative. Il n’existait aucun critère de “purisme” classique. De même la religion était, elle aussi, une conséquence spécifique du besoin de communication : les rites et les sacrifices païens n’étaient rien de plus qu’un “langage convenu” de ce genre entre les hommes et les démons. En dehors de ce contexte, ils n’étaient pas, pour les chrétiens, une source de contamination. Virgile pouvait bien dans l’Énéide décrire les sacrifices païens sans pour autant susciter chez les païens un tremblement de terreur religieuse, ou un sentiment d’horreur chez les chrétiens pieux. Ainsi d’un seul coup, une grande partie de la littérature classique, et jusqu’aux habitudes de toute une société, furent-elles sécularisées. […]

« Augustin avait donc été le grand artisan de la sécularisation du passé païen. Des domaines entiers de la vie romaine dans lesquels les dieux pouvaient encore se dissimuler, rassurant les conservateurs et effrayant les chrétiens, se voient aux yeux des deux partis arracher leur auréole religieuse. Ils sont réduits à des dimensions purement humaines : ce n’étaient que “des formes traditionnelles établies par les hommes, adaptées aux besoins d’une société humaine dont nous ne pouvons pas nous passer dans cette vie”14. »15

La différence entre les deux appréciations n’est pas sans intérêt pour notre propos : Marrou semble estimer que saint Augustin cherche, sous prétexte que la “culture” profane ambiante est décadente ou immorale (voir Saint Augustin et la fin de la culture antique, pp. 347-350), à la remplacer par une culture chrétienne ; or, il nous semble difficile de le prétendre. Peter Brown est lui aussi très réservé quant à ce projet prêté à Augustin de supplanter une culture profane par une culture chrétienne. Qu’on ait lu cela plus tard dans son œuvre, pour y fonder le projet d’une civilisation chrétienne (entre autres choses, le célèbre augustinisme politique), qu’on veuille l’y retrouver de façon récurrente, surtout quand l’Église à certains moments de son histoire — et notre temps est très probablement l’un de ces moments — ne sait plus quel langage tenir pour se faire entendre, cela fait partie de compréhensibles mais dangereuses réappropriations du patrimoine de cette pensée. Mais que l’on fasse du De doctrina christiana l’équivalent d’un projet d’une culture chrétienne, relève de la méconnaissance de ce que justement, Augustin voulait ici montrer, à savoir que la culture est du

registre des signes, qu’elle joue globalement le rôle d’un “sacrement” de la vie intellectuelle et sociale

d’une société humaine dans sa sécularité ou dans son paganisme religieux. Or, il ne semble pas opportun de traiter le système de signes qui constitue le langage de cette société sui generis qu’est l’Église comme une “culture”. Car l’Église n’a pas de culture propre, mais elle est incarnée dans la diversité des cultures et des langages qui sont le propre des diverses sociétés où elle prend racine.

C’est pourquoi, lorsque Peter Brown déclare que saint « Augustin n’a jamais posé le problème de replacer l’éducation chrétienne dans l’ensemble du monde romain […] Il ne se sentait nullement obligé d’assurer l’avenir de sa position en créant lui-même un nouveau système d’éducation »16, nous

croyons qu’il touche de façon plus pertinente le sens de ce traité d’Augustin. C’est un projet original, aucun doute là-dessus, mais l’originalité consiste surtout à ne pas avoir voulu créer un doublet culturel ou une culture parallèle17. Ce qui est lourd de conséquence pour la notion de langage et la théorie de

13 Souligné par nous.

14 Citation de De doctrina christiana, II, XL, 60 : « hominum quidem instituta, sed tamen accomodata humanæ

societati qua in hac vita carere non possumus ».

15 Peter BROWN, Vie, pp. 349-350. Il ajoute cette appréciation personnelle éclairante : « C’est pourquoi le De

doctrina christiana rend un son très moderne » (p. 352).

16 Peter BROWN, Vie, p. 353.

17 Alors que Peter Brown est agnostique, on peut citer pour soutenir sa thèse l’opinion de Jacques Maritain sur la

même question, lui qui, par-delà la tradition de la philosophie de saint Thomas, rejoignait une donnée très importante de la pensée théologique occidentale : « On voit tout de suite comment cette faute qui consiste en définitive à traiter le catholicisme comme s’il était lui-même une cité terrestre ou une civilisation terrestre et donc à

la signification sacramentelle : saint Augustin oriente ici de façon décisive l’approche théologique de la sacramentalité. Ce qui constitue la base de toute la réflexion du De doctrina christiana c’est que la diversité des instances de signification qui sont en jeu dans la manifestation du mystère ne sont pas d’une autre nature que celles qui manifestent la réalité créée, la vie et la culture humaines, en l’occurrence ici, les données traditionnelles de la culture de l’Antiquité finissante : les réalités divines peuvent bien être d’un autre ordre que celles de la vie humaine naturelles, c’est pourtant le même langage et les mêmes systèmes de signification qui seront employés pour les dire18. Comme il le

précise dans au livre II : « Les signes donnés par Dieu et contenus dans les saintes Écritures nous ont été révélés (indicata) par les hommes qui les ont rédigées »19 Implicitement, nous avons ici la

justification fondamentale de la manière dont Augustin considère et interprète l’Écriture (ce qui est la visée explicite de ce traité), mais nous avons aussi le fondement tout aussi important et décisif de ce qui deviendra le traité théologique augustinien le plus audacieux, le De Trinitate, dans lequel le mystère même de la Trinité est interprété et contemplé à la lumière de cette réalité la plus humaine qui soit, la vie intérieure de l’âme.

Nous serions tenté de voir ici le problème fondamental d’une réflexion sur la sacramentalité : c’est le fait que des réalités qui dépassent les capacités humaines puissent être accessibles, précisément par les signes et les modalités de connaissance qui sont normalement adaptées aux réalités naturelles, selon l’ordre de la création : c’est une intelligence humaine qui croit au mystère ; c’est une volonté

humaine qui est agie et inspirée par le mystère de l’Amour trinitaire. Et cette intelligence et cette

volonté humaine n’ont pas d’autres moyens pour signifier cette relation avec le mystère que des systèmes de signification qui relèvent de l’ordre créé. À partir du De doctrina christiana, Augustin accepte cette donnée et se voit donc amené à en rendre compte pour ce qui est le plus évident, le fait que l’Écriture est un langage humain qui dit le mystère dans l’histoire de sa manifestation.

B) LE PLAN DE L’OUVRAGE

Nous pensons que le plan proposé par Guy Bouchard rend compte du projet de saint Augustin dans cette œuvre, le but immédiat étant de proposer des règles d’interprétation de l’Écriture20 . Tout part donc du constat que fait l’auteur en tête de son premier livre :

« Il y a deux ordres de réalités sur lesquelles s’appuie toute étude de l’Écriture : la manière de découvrir ce qui y est à comprendre et la manière d’exprimer ce qui a été compris. »21

demander pour lui et pour la divine vérité les mêmes sortes de triomphes que pour une cité ou une civilisation d’ici- bas, on voit tout de suite comment cette faute, qui est une sorte d’impérialisme in spiritualibus, s’apparente à la faute [...] qui consiste à inféoder le catholicisme à une civilisation terrestre » (Religion et culture, Œuvres complètes, IV,

1929-1932, Fribourg / Paris, 1983, p. 224). Une telle approche nous paraît théoriquement (et historiquement) plus

adaptée pour comprendre ce que signifie l’expression doctrina christiana sous la plume de saint Augustin et ne pas l’identifier trop vite à un programme de culture chrétienne.

18 À notre sens, ce qui le démontre le mieux est le cours de rhétorique que donne Augustin dans le Livre IV de ce

traité : il prend deux exemples qui sont à ses yeux particulièrement significatifs de l’éloquence biblique (le plaidoyer de Paul pour justifier sa qualité et sa mission d’apôtre 2 Cor. 10 et les invectives d’Amos contre le peuple de Samarie (Amos 6). Pour lui évidemment, la qualité de ces morceaux d’éloquence se mesure à celle qu’il a apprise et la conclusion est nette : « Si ces docteurs infatués de l’éloquence, qui méprisent nos prophètes comme des ignorants, étrangers aux délicatesses du langage, eussent eu à traiter le même sujet en présence des mêmes auditeurs, et s’ils eussent voulu le traiter convenablement, je le demande, auraient-ils désiré s’exprimer autrement. » (De doctrina

chrisiana IV, VII, 17).

19 De doctrina christiana, II, II, 3: « signa divinitus data quæ in Scripturis sanctis continentur, per homines nobis

indicata sunt qui ea conscripserunt ».

20 Nous verrons que le problème est un peu plus complexe que cela, mais contentons-nous provisoirement de cette

orientation formulée explicitement à plusieurs reprises dans le cours de l’ouvrage.

Et Augustin enchaîne aussitôt : « Nous parlerons successivement de la première et de la seconde. C’est une grande et difficile entreprise »22. Il s’y tient dans la mesure où, comme il le

rappellera au Prologue du Livre IV : « La première partie a été assez longuement traitée dans les trois livres précédents. Nous allons maintenant, avec l’aide de Dieu, aborder la seconde ; nous renfermerons, s’il est possible, le peu que nous avons à dire dans un seul livre, qui sera le quatrième et dernier de cet ouvrage » 23. Cette division montre d’ailleurs à l’évidence la complexité du propos : une

herméneutique assez théorique de l’Écriture d’abord, suivie par un traité de rhétorique avec un souci pastoral et pratique souligné à plusieurs reprises.

Pour ce qui touche à la première partie (Livres I-III), qui nous intéresse maintenant, la tâche est structurée en fonction d’un principe qu’Augustin affirme comme une évidence :

« Tout enseignement a pour objet les choses ou les signes ; c’est par les seconds [= les signes] qu’on arrive à la connaissance des premières [les choses]. »24

Mais, Augustin engage son lecteur dans une démarche un peu différente, puisqu’au lieu de commencer par ce par quoi nous connaissons les choses, il s’attache à parler des choses elles-mêmes, c’est-à-dire de Dieu et du salut (livre I). C’est seulement au début du Livre II qu’il aborde la question des signes, au sujet desquels il précise : « Or, il y a deux causes à l’incompréhension du texte scripturaire : il est voilé soit par des signes ignorés, soit par des signes ambigus »25. Ainsi, le problème

des signes occupera les livres II (signes ignorés) et III (signes ambigus).

Apparemment, ce plan n’est pas d’une logique totalement satisfaisante : si l’on considère d’une part que la connaissance de Dieu ne nous advient pas de la même façon que les autres sciences, puisque “l’objet” échappe à notre expérience, et si, d’autre part, on étudie le principe affirmé par Augustin au sujet des signes (res per signa discuntur : les choses s’apprennent par les signes26), on peut

se demander si l’on ne se trouve pas en face d’ une certaine incohérence épistémologique : il aurait fallu commencer par les signes et ensuite « apprendre les choses par les signes », surtout si l’on se souvient de l’importance que pouvait avoir cette méthode de connaissance par les signes dans la philosophie stoïcienne qui, nous l’avons vu, était assez familière à Augustin. Or, on ne peut le soupçonner d’une erreur logique aussi grave, d’autant qu’Augustin prend bien soin de noter, quand il oppose choses et signes, comment il faut comprendre les unes et les autres27. Le fait de présenter un

manuel d’interprétation des signes qui constituent les Écritures, en commençant par un exposé systématique de la res (prius de rebus, postea de signis disseremus28) est un procédé voulu par Augustin et

nous verrons qu’il n’est pas sans rapport avec une nouvelle compréhension de la théologie de la sacramentalité. Qu’il nous suffise actuellement de noter ce paradoxe.

22 Ibidem.

23 Voir De doctrina christiana IV, I, 1. 24 Ibidem, I, II, 2.

25 De doctrina christiana II, X, 15. 26 De doctrina christiana I, II, 2. 27 Ibidem, I, II, 2.

III

La définition du signe :

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