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L’héritage platonicien

D) UNE PHILOSOPHIE DU LANGAGE À TOUS LES NIVEAU

C’est vrai que Platon a introduit dans la tradition philosophique et culturelle de l’Occident une conception du discours et des mots qui leur accorde un immense pouvoir : là où Gorgias les ramenait à une instrumentalisation violente ou, au mieux, opportuniste, Platon allait leur conférer le privilège d’un statut de participation réelle aux idées-formes. Même si les noms et les discours n’allaient pas avoir eux-mêmes un statut transcendant (dans leur configuration adaptée aux humains)65, ils participeraient de cette stabilité de l’essence des choses, ce qui constituerait une voie

modeste mais nécessaire pour accéder à ce monde. Nous avons vu qu’à la fin du dialogue, Socrate essaye par tous les moyens de relativiser l’importance du langage puisque, par la pensée, nous pouvons avoir accès aux choses elles-mêmes : mais ce n’est qu’une manière de confirmer le résultat de la recherche concernant le statut des noms définis par la mimèsis. À cause de ce statut d’imitation, ils ne doivent pas être pris pour la réalité même et donc, si justes et pertinents soient-ils, on ne peut leur accorder le même statut ontologique qu’aux choses ou aux essences, sous peine d’anéantir la précieuse découverte de la sémiosis et de la mimèsis.

Reste tout de même un problème qui sera lourd de conséquences pour l’avenir. De fait, la dimension de signification des noms fut découverte assez tardivement dans la genèse de la pensée grecque (philosophie et sciences confondues). Mais le jour où Platon s’empare de cette dimension pour traiter des noms et du discours, tout se passe comme si les signes autres que ceux dont Platon assure la validité ontologique allaient subitement pâlir et disparaître de la méditation des penseurs et des savants. À l’intérieur même du langage, le discours des poètes et des dramaturges, les récits mythiques et tout ce qu’on peut appeler la “littérature” allaient se trouver bannis de la cité pour la bonne raison qu’ils ne satisfaisaient pas aux conditions minimales de juste signification66.

65 Nous avons vu d’ailleurs en citant Phédon 103 e, que, dans le système platonicien, les idées ont probablement des

noms (idéaux, évidemment !) d’après lesquels l’artisan des noms a créé ceux dont se servent les humains.

66 PLATON, Politeia III, 398 a : pratiquement tout le livre III est consacré à cette question de la régulation du

discours dans la cité idéale et il y revient au début du livre X (595a-608b) : dans ce dernier passage qui constitue, dans l’histoire de la pensée occidentale, la première grande réflexion métaphysique sur les divers langages poétiques (poésie et peinture), Platon affirme que « l’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai et s’il peut tout imiter, c’est qu’il

Pourtant, il ne faut pas aller trop vite en la matière : si Platon s’est montré particulièrement impitoyable pour toutes les structures d’imitation qui dérivent vers les phantasmata et les eidôla, (les simulacres et les images qui privilégient l’apparaître au mépris des proportions véritables de la

summétria), il n’en affirme pas moins que la structure de mimèsis est présente partout dans le monde.

Comme le souligne R. Schaerer :

« Platon fait constamment appel dans son œuvre au principe d’imitation. C’est ainsi que d’après lui, l’aristocratie et l’oligarchie sont, d’après lui, l’imitation ou la non imitation du bon gouvernement par les riches ; la royauté, c’est l’imitation du bon gouvernement par un seul, la musique et les lois sont une imitation de la vertu, la danse une imitation de caractères, la tragédie, une comédie, la dialectique des imitations de conditions de vie »67

Il est donc difficile de reprocher à Platon d’avoir pour ainsi dire réduit le statut de sèmeion comme imitation de l’essence au seul langage articulé. Il sera plus juste de dire que cette mise en place d’un nouveau statut du langage l’a plutôt conforté dans une approche sémiologique qui recouvre toute sa vision métaphysique : il existe une sorte de parallélisme strict entre les degrés d’être et la qualité de l’imitation du degré supérieur propre à chaque degré. Il n’est pas improbable, d’après ce que nous venons de voir que le motif de départ de la métaphysique de la participation ait été provoqué par cette perception d’une sémiologie universelle, dans laquelle la rigueur idéale des liens de signification régulaient et maintenaient la cohérence de la totalité en préservant les distinctions et les distances. Ainsi, même si la plupart des arts dits « mimétiques » vont subir peu ou prou une certaine dépréciation, ils seront quand même soumis à la valorisation ontologique de la mimétique, ils signifieront de façon insatisfaisante pour le philosophe, mais ils signifieront quand même. On ne peut donc pas vraiment reprocher à Platon d’avoir réservé la signification/imitation de façon exclusive au langage : on ne peut même pas dire que Platon ait pensé à en faire un instrument normatif pour les

ne touche qu’une toute petite partie de chaque chose et ceci n’est qu’un fantôme (eidôlon) » (598 b). À travers l’exemple du lit, Socrate a expliqué à Glaucon qu’il y a fondamentalement trois “degrés d’être” : 1) l’idée (eidos), la seule véritable et unique réalité du “lit en soi” telle qu’un dieu seul a pu la créer ; 2) la réalité concrète du lit tel qu’un artisan, contemplant le modèle du lit en soi, est capable de le réaliser : il s’agit d’une réalité d’un degré ontologique inférieur (597 a) ; 3) le lit tel qu’un peintre est capable de le réaliser, d’un degré ontologique encore inférieur, c’est-à- dire « des objets apparents, mais sans aucune réalité » (596 e). On remarquera que ce troisième niveau est qualifié d’eidôlon, c’est-à-dire petit eidos ! Une telle analyse est fondamentale au projet de la cité platonicienne dans laquelle les premières lois édictées visent l’exclusion des poètes ; c’est bien une thèse de philosophie du langage. Pour que la cité puisse exister vraiment, certains types de langages (et non des moindres) seront proscrits, pour cause de “déficience ontologique” au profit de certains autres langages directement inspirés des mathématiques, de l’astronomie et de la géométrie. Ainsi donc, ce qui est visé indirectement dans le projet de la cité platonicienne, c’est une manière de vivre ensemble dans laquelle le langage poétique n’existe plus. Or tout cela n’est possible que par le fait d’avoir établi un

continuum ontologique entre les degrés ontologiques 1) et 2) qui, pour Platon, sont de l’ordre du réel (nous dirions

des res) et le degré 3) qui, pour Platon, est aussi de l’ordre de la res, alors qu’il nous semble évident qu’il s’agit des

signa. La cité des rois philosophes est instaurée par une sorte de “coup de force” de la métaphysique des idées sur cette

donnée fondamentale que l’homme a une très grande palette d’expressions signifiantes, mais qu’il faudra exercer sur elles le contrôle le plus vigilant.

67 R. SCHAERER, La question platonicienne, Étude sur les rapport de la pensée et de l’expression dans les Dialogues, J.

Vrin, Paris, 1969², p. 158. Sur la division fondamentale entre modèle et image : Timée 48 e et Parménide 132 d ; et sur le dégradé ontologique des imitations sur trois degrés : Politeia X, 596-597 (métaphore de l’artisan) ; sur la déficience ontologique de l’image poétique ou picturale : Politeia X, 600 e ; en raison de l’ignorance de ceux qui font de l’imitation : Politeia X, 602 a ssq. ; sur l’éducation des gardiens soumise au discernement dans l’application du principe d’imitation (Politeia III, 395 b-c) ; sur l’imitation comme principe régulateur des arts : Epinomis 975 d ; l’imitation dans les arts mimétiques qui provoquent le plaisir (Lois II, 667 d) ; d’où la musique comme art d’imitation (Lois II, 655 c-d ; 668 a ; cf. également Lois VII, 7 d-e) ; et plus loin, sur les critères d’appréciation pour la musique et la danse du point de vue social (Lois II, 669 b-670 b) et dans les exercices corporels (Lois VII, 814 d-815 c) ; sur l’imitation dans l’art poétique et ses liens avec l’affectivité humaine (Politeia X, 605 a ; Timée 19 d ssq.) et même problème en peinture (Politeia X, 605 b ; Critias 107 c ssq.) ; sur la question de la production artistique en général (Lois II, 668 c-d) ; dans le domaine de la peinture et de la représentation graphique (Lois II, 668 d-e) ; etc.

autres registres sémiologiques. Cette vision des choses est peut-être trop “moderne” pour être retrouvée même à l’état d’ébauche dans sa pensée68.

Pourtant ici encore, notre réflexion sur l’essence du nom et du discours chez Platon devrait nous permettre d’entrevoir une vision d’ensemble de sa pensée, surtout en ce qui concerne un certain parallèlisme des langages et des systèmes de signes. En effet, il est tout de même remarquable que le langage et la cité, dans leur dimension de signification, sont dans une situation vraiment homothétique : qu’il s’agisse de la cité des hommes, qu’il s’agisse du langage humain, tous deux se trouvent en phase parce qu’ils dépendent tous deux du monde des idées. La cité en dépend, en tant qu’elle doit s’y conformer et le langage en dépend, en tant qu’il en provient. Le point commun entre les deux constitue le cœur de la pensée de Platon : tout ce qui est, de quelque manière qu’il soit, provient dans son être même de la force créatrice et constructrice de l’idée. Ainsi le monde humain de la cité doit se conformer à l’idée (c’est la thèse essentielle du mythe de la caverne dans les premières pages de Politeia VII) et la politique des rois-philosophes est l’accueil par mimèsis des données fondatrices de toute organisation sociale : les gardiens et la cité sont en attitude de réception contemplative (la théôria) des idées qui vont ordonner la vie de la cité69. Et le logos est une mimèsis de

la sumplokè des idées, prédonnée dans les éléments qui la constituent, mais à achever à travers le chemin qui conduit à la totalité et dont il était question dans Théétète 207 c.

On ne s’étonnera donc pas si Platon minimise autant la dimension empirico-sociale du langage : c’est au fond le même réflexe que celui qu’il manifeste en politique. Pour exercer la véritable

mimèsis dans l’un et l’autre domaine, seul processus capable d’échapper à la misère actuelle dont

Platon fait régulièrement état, il faut échapper à la contrainte du consensus pour regagner le seul point source de toute validation ontologique aussi bien du vivre ensemble que du parler ensemble pour chercher la vérité : le monde transcendant des idées.

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