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Le champ du signe: Structure de la sacramentalité comme signification chez saint Augustin et saint Thomas d'Aquin

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Texte intégral

(1)

LE CHAMP DU SIGNE

Structure de la sacramentalité

comme signification

chez saint Augustin

et saint Thomas d’Aquin

Thèse présentée à la Faculté de Théologie

pour obtenir le grade de docteur

par

Daniel Bourgeois

Sous la direction du Professeur

Barbara Hallensleben

(2)

Approuvé par la Faculté de théologie

sur la proposition des Professeurs

Barbara Hallensleben (1

er

rapporteur)

et Benoît-Dominique de la Soujeole (2

ème

rapporteur).

Fribourg, le 18 juin 2007.

(3)

La moisson est abondante et les ouvriers peu nombreux

JESUS DE NAZARETH

(Évangile selon saint Matthieu 9, 37)

… ut, quantum facultas conceditur, quasi alter animus ab animo per quem se indicet proferatur ...

SAINT AUGUSTIN

(De Fide et Symbolo, III,4)

Verum autem amicitiæ signum est quod amicus amico suo cordis secreta revelet. Cum enim amicorum sit cor unum et anima una, non videtur amicus extra cor suum ponere quod amico revelat.

SAINT THOMAS D’AQUIN

(Super Evangelium S. Joannis lectura,

(4)

Introduction

Signa nostra non vidimus Psaume LXXIII, 9 (Vulgate)

a constitution dogmatique sur l’Église Lumen Gentium dont les péripéties de la genèse et de la rédaction révèlent chez les Pères conciliaires le souci d’approfondir le mystère de l’Église, prit forme de façon décisive lorsqu’il fut admis que le chapitre sur la constitution hiérarchique de l’Église (l’actuel chapitre III) serait précédé par un chapitre sur le Peuple de Dieu (actuel chapitre II) : cette nouvelle organisation du plan de la constitution fut saluée comme un tournant décisif dans l’histoire de l’ecclésiologie post-tridentine : non pas tant comme une nouveauté au sujet du mystère de l’Église que comme une reprise fondamentale de la conception traditionnelle et ancienne de celle-ci1.

Or, le chapitre intitulé « le Peuple de Dieu » qui constitue le point d’articulation et de compréhension de toute la constitution, commence par un paragraphe dont nous citons in extenso le premier alinéa, dans la mesure où il sera dans cette étude comme la basse continue dans une œuvre musicale :

« À toute époque, à la vérité, et en toute nation, Dieu a tenu pour agréable quiconque le craint et pratique la justice (cf. Actes 10, 35). Cependant il a plu à Dieu que les hommes ne reçoivent pas la sanctification et le salut séparément, hors de tout lien mutuel ; il a voulu au contraire en faire un peuple qui le connaîtrait selon la vérité et le servirait dans la sainteté. C’est pourquoi il s’est choisi le peuple d’Israël pour être son peuple avec qui il a fait alliance et qu’il a progressivement instruit, se manifestant, lui-même et son dessein, dans l’histoire de ce peuple et se le consacrant. Tout cela cependant n’était que pour préparer et figurer l’Alliance nouvelle et parfaite qui serait conclue dans le Christ, et la révélation plus totale qui serait apportée par le Verbe de Dieu lui-même, fait chair. “Voici venir des jours, dit le Seigneur, où je conclurai avec

1 Sur le détail des péripéties historiques qui ont abouti à la formulation actuelle de Lumen Gentium, voir par exemple

la synthèse rapide de Umberto BETTI, Histoire chronologique de la constitution, dans L’Église de Vatican II. Études

autour de la Constitution conciliaire sur l’Église, collection Unam Sanctam n° 51b, édité par G. BARAUNA et Y. M.-J. CONGAR, Le Cerf, Paris, 1967, pp. 57-83 (cité BETTI, US 51b) ; plus récente, la synthèse historique sous la direction de G. ALBERIGO, Histoire du Concile Vatican II, 1959-1965, 4 vol Cerf/Peeters, Paris /Louvain, trad. fr., 1997-2003. Parmi les moments et les aspects décisifs, signalons :

— Les premières interventions décisives des Cardinaux Suenens et Montini à la fin de la première session au début décembre 1962 (ALBERIGO, vol II, pp. 401 et ssq.).

— Le « miracle de la commission des sept » et l’acceptation du projet Philips parmi les schémas possibles en janvier-février 1963 avec, comme conséquence l’éviction définitive du schéma Ottaviani (ALBERIGO, vol II, pp. 467 et ssq.), puis la proposition faite en juillet 1963 de diviser le chapitre III (De Populo Dei et speciatim de laicis) du schéma d’origine belge qui traitait des laïcs, en deux chapitres « dont le premier traiterait du Peuple de Dieu en général et le second des laïcs en particulier » (BETTI, US 51b, p. 64).

— La discussion de ce même texte en aula en octobre 1963 (début du pontificat de Paul VI) : vote massif pour le nouveau schéma proposé, le 1er

octobre en début de la IIème

session (ALBERIGO, vol III, pp. 56 et ssq.).

Voir également les remarques et les références données par Ch MŒLLER, « Le ferment des idées dans l’élaboration de la constitution », dans L’Église de Vatican II. Études ... (US 51b, pp. 101-107).

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la maison d’Israël et la maison de Juda une Alliance Nouvelle [...] Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l’écrirai sur leur cœur. Alors, je serai leur Dieu et eux seront mon peuple. Tous me connaîtront du plus petit jusqu’au plus grand, dit le Seigneur” (Jér. 31, 31-34). Cette Alliance Nouvelle, le Christ l’a instituée : c’est la Nouvelle Alliance dans son sang (cf. 1 Cor. 12, 25) ; il appelle la foule des hommes de parmi les Juifs et de parmi les Gentils, pour former un tout non selon la chair, mais dans l’Esprit et devenir le nouveau Peuple de Dieu. Ceux, en effet, qui croient au Christ, qui sont “re-nés” non d’un germe corruptible mais d’un germe incorruptible qui est la parole du Dieu vivant (cf. 1 Pierre 1, 23), non de la chair mais de l’eau et de l’Esprit Saint (cf. Jean 3, 5-6), ceux-là deviennent ainsi finalement “une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis, ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le Peuple de Dieu” (1 Pierre 2, 9-10). »2

A) PEUPLE DE DIEU ET ALLIANCE

Ce texte a pour but de nous proposer une esquisse génétique de l’Église : articulé sur des citations-clefs de l’Ancien et du Nouveau Testaments, il commence par l’affirmation du dessein de Dieu sur la création, l’économie du salut (« il a plu à Dieu » ; « il a voulu » ...) et s’achève par la notion de « Peuple de Dieu », notion qui semble être le centre de gravité de ce paragraphe et qui sera développée ensuite comme ligne directrice du mystère de l’Église3. L’enchaînement des citations est

en lui-même riche de signification : la citation de Actes 10, 35 montre la visée fondamentale du dessein de Dieu, la relation personnelle entre Dieu et « quiconque le craint et pratique la justice » et engage ainsi la description des médiations nécessaires pour que cette relation personnelle puisse exister vraiment : la sanctification personnelle de chaque croyant doit passer doit passer par un « lien mutuel »4, de telle sorte que ces personnes soient constituées en un peuple « qui connaît Dieu et le sert

dans la sainteté »5. La mise en œuvre de ce dessein de salut inclut d’abord l’élection d’Israël6 et son

histoire7 puis, dans une étape nouvelle et définitive réalisée par le Christ, « l’appel de la foule des

hommes de parmi les Juifs et de parmi les Gentils »8 lesquels constituent le peuple de « tous ceux qui

croient au Christ, [...] “re-nés” non d’un germe corruptible mais du germe incorruptible qui est la

2 Lumen Gentium, chap. II, § 9 ; nous citons la traduction française de l’édition manuelle bilingue : Concile

œcuménique Vatican II, Constitutions, Décrets, Déclarations, Messages, Le Centurion, Paris, 1967, pp. 25-26.

3 On aura bien entendu remarqué que cette notion de “Peuple de Dieu” n’est pas la seule à être mise en œuvre pour

rendre compte du mystère de l’Église, puisque dans le chapitre précédent, aux paragraphes 6 et 7 ont été développées les autres métaphores classiques que la tradition théologique a constamment développées : dans le § 6, “le bercail”, “le terrain de culture ou le champ de Dieu”, “la construction de Dieu” avec les deux images qui en dérivent, “la famille” et “le temple” ; enfin les diverses métaphores nuptiales et eschatologiques : “la Jérusalem d’en haut”, “la mère” et “l’épouse de l’Agneau” ; dans le § 7, le long développement sur la métaphore du “corps”, dans sa formulation devenue classique de “corps mystique” qui se rattache explicitement à l’encyclique de PIE XII, Mystici Corporis, 1943. Si la constitution dogmatique s’attache à traiter à part le thème du Peuple de Dieu, c’est probablement parce qu’il permet de rendre compte de certains aspects particuliers du mystère de l’Église que les autres métaphores sont moins aptes à suggérer ou qu’elles impliquent de façon moins explicite et, notamment pour la question du langage et de la signification qui va constituer la toile de fond de cette étude, et qui est inséparable de la dimension sociale de l’homme.

4 Le texte conciliaire (Lumen Gentium § 9) donne d’abord une formulation négative : « placuit tamen Deo homines

non singulatim, quamvis mutua connexione seclusa, sanctificare et salvare ».

5 Ici, nous avons une formulation positive de l’exigence de la médiation : « eos in populum constituere, qui in

veritate Ipsum agnosceret et Ipsique sancte serviret » (ibidem § 9).

6 « Plebem igitur israeliticam Sibi in populum elegit, quocum fœdus instituit » (ibidem § 9).

7 « Quem (sc. populum) gradatim instruxit, Sese atque propositum voluntatis suæ in ejus historia manifestando

eumque Sibi sanctificando » (ibidem § 9).

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parole du Dieu vivant »9 : on aboutit ainsi à la citation du texte ecclésiologiquement fondateur de 1

Pierre 2, 9-10 : « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis,

ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le Peuple de Dieu »10.

L’Histoire du salut est un processus dans lequel Dieu se constitue un peuple et donc, du coté des partenaires de Dieu, il s’agit d’un devenir par lequel et dans lequel ceux qui n’étaient pas un peuple deviennent le Peuple de Dieu. Or, la forme de ce processus s’appelle dans le vocabulaire de la tradition biblique et théologique l’alliance et ce terme revient à plusieurs reprises dans le texte que nous commentons :

« Il a choisi le peuple d’Israël pour être son peuple avec qui il a fait alliance ».11

« Tout cela (sc. l’alliance avec Israël) cependant n’était que pour préparer et figurer l’Alliance Nouvelle et parfaite qui serait conclue dans le Christ. »12

« “Voici venir des jours, dit le Seigneur, où je conclurai avec la maison d’Israël et la maison de Juda une Alliance Nouvelle [...] Je serai leur Dieu et eux seront mon peuple” (Jér. 31, 31-34). »13

« Cette Alliance Nouvelle, le Christ l’a instituée : c’est la Nouvelle Alliance dans son sang (cf. 1 Cor. 12, 25). »14

Une telle insistance ne peut pas être fortuite : il s’agit bien de dire que le Peuple de Dieu naît par la mise en œuvre d’un processus d’alliance. L’alliance est donc, pour ainsi dire, la forme a priori qui rend possible l’existence du Peuple de Dieu : elle ne résulte pas simplement de la coexistence de Dieu et de sa création, elle est ce qui rend possible la relation de Dieu avec son peuple. En même temps que Dieu se lie librement, par le dessein de sa volonté souveraine, avec des hommes, il les fait

exister comme peuple, comme son peuple. C’est ici que nous touchons les limites des métaphores de

l’alliance, comme contrat juridique ou politique tel que les hommes le pratiquent entre eux15 : dans la

pratique humaine des alliances, les partenaires préexistent à l’alliance qu’ils vont fonder. Dans le cas des alliances que Dieu établit avec son peuple, une telle symétrie n’existe pas : l’alliance ne résulte pas d’un contrat bilatéral entre égaux, la relation entre les partenaires est asymétrique. En même temps qu’il établit l’alliance entre lui et son peuple, Dieu élève son peuple à la dignité de partenaire, il fait de sorte que le peuple avec qui il se lie soit promu à un mode nouveau d’existence : celui qui était « Pas-mon-peuple » devient par l’alliance « Peuple de Dieu ». En ce sens, il n’est pas faux d’affirmer que, dans la perspective de la Révélation biblique, l’expression « Alliance Nouvelle » a quelque chose de tautologique, tant il est vrai que toute alliance — à commencer par la première, l’alliance de la création —, implique toujours la nouveauté radicale d’un nouveau mode d’être pour les partenaires et bénéficiaires de l’alliance divine16. Toutes les alliances que Dieu a scellées avec les hommes au cours de

9 « credentes enim in Christum, renati non ex semine corruptibili sed incorruptibili per Verbum Dei vivi » (ibidem

§ 9).

10 Ibidem § 9.

11 « quocum fœdus instituit » (ibidem § 9).

12 « Hæc tamen omnia in præparationem et figuram contigerunt fœderis illius novi et perfecti, in Christo feriendi »

(ibidem § 9).

13 Ibidem § 9. 14 Ibidem § 9.

15 Il est important de noter que la notion biblique d’alliance n’est pas réductible à la dimension d’un contrat

juridique, mais elle relève d’un processus qui lie les partenaires en fonction de l’évolution des situations. C’est sans doute le fait d’avoir traduit torah par nomos, puis par loi qui a favorisé la compréhension de l’alliance comme contrat, mais les théologies classiques de l’Ancien Testament ont corrigé cette erreur de perspective. Celui qui a sans doute le plus profondément contribué à cette redécouverte à la fois spirituelle est théologique est Martin BUBER, Je et Tu, Aubier Montaigne, Paris, 1969, plus spécialement le chapitre intitulé « le Toi éternel », pp. 111 et ssq.

16 C’est sans doute la raison pour laquelle il est si difficile de traduire le terme hébreu berîth : voir à ce sujet, entre

autres, l’article Berîth de WEINFELD dans Theological Dictionary of the Old Testament, edited by G. J. BOTTERWECK

and H. RINGGREN, W. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan, volume I (1977) pp. 253-279. On notera plus spécialement la remarque de la p. 278 : « The idea of a covenant between a deity and a people is

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l’histoire ne sont rien d’autre que ces appels réitérés à un nouveau mode d’exister, chacune des étapes étant spécifiée par la mise en place de ce nouveau mode voulu par Dieu et articulée au dessein global de salut de l’humanité voulu par le Père de toute éternité, que le Fils a porté à sa plénitude, en scellant l’alliance nouvelle et éternelle, par son sang versé pour tous, et menée à son accomplissement par le don de l’Esprit qui conduit la création à sa plénitude.

En effet, même si ce texte ne le développe pas thématiquement, on comprend aisément comment le mystère de l’Incarnation est le mystère de l’alliance par excellence : dans la mesure où, selon la foi que nous confessons, la rencontre d’une humanité véritable et parfaite avec la divinité s’accomplit sans séparation ni confusion dans l’unique personne du Fils éternel, c’est l’alliance qui s’accomplit ainsi dans sa forme la plus vraie, puisque c’est la personne divine du Fils qui devient l’alliance entre Dieu et l’homme et que, l’humanité concrète du Fils n’étant pas enhypostasiée dans un sujet humain, elle ouvre la communion de l’alliance à toutes les autres humanités concrètes passées, présentes et à venir. Vues dans cette perspective de l’alliance, les controverses puis les formulations dogmatiques qu’a suscitées la foi au mystère de l’Incarnation dans les crises successives de l’arianisme, du nestorianisme et du monophysisme, sont avant tout la reconnaissance dogmatique et doxologique des conditions de possibilité du salut de l’homme par Dieu, c’est-à-dire la reconnaissance de ce que doit être l’alliance entre Dieu et l’homme dans l’unique personne du Fils incarné : cette alliance nouvelle et éternelle est la condition de possibilité et l’accomplissement de toutes les figures qui l’ont précédée dans l’histoire concrète du monde, mais elle est aussi la condition de possibilité de toutes « les alliances à venir », c’est-à-dire de chaque rencontre personnelle d’un homme avec Dieu. Puisque le Fils est l’Alliance en personne, « il n’est plus désormais sous le ciel aucun autre Nom donné aux hommes par lequel nous puissions être sauvés »17. Nous avons affaire ici à la réalité de l’alliance dans

sa forme première (Urform) et il vaut la peine de remarquer que nous sommes à contresens de tout platonisme, puisque cette forme première n’a rien d’une “essence” séparée et située dans un quelconque arrière monde. L’alliance dans sa forme parfaite et historiquement accomplie reçoit sa réalité ici-bas, sur notre terre, dans le fait que le Verbe de Dieu se lie à une humanité concrète et singulière, celle de Jésus de Nazareth. Le texte conciliaire auquel nous nous référons, tout orienté vers les développements ecclésiologiques de la notion de Peuple de Dieu fondée dans la notion d’alliance, n’a pas jugé nécessaire de développer les présupposés christologiques implicites et s’est contenté d’y faire allusion par la citation de la formule de bénédiction de la coupe, mais il est cependant important de le souligner, dans la mesure où la notion d’alliance dans la plupart des langues modernes porte en elle l’ambivalence que nous avons mentionnée dans la note précédente à propos de la différence entre les termes grecs diathèkè et synthèkè, et que cette ambivalence a donné naissance durant les dernières décennies à diverses formes de théologie de l’alliance dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles privilégiaient de façon claire la sunthèkè (l’alliance/contrat) au détriment de la diathèkè (l’alliance/disposition testamentaire).

unknown to us from other religions and cultures. It is not impossible that some of the other ancient peoples also had covenants with their gods [...] It seems, however, that the covenantal idea was a special feature of the religion of Israel, the only one to demand exclusive loyalty and to preclude the possibility of dual or multiple loyalties such as were permitted in other religions [...] The stipulation in political treaties demanding exclusive fealty to one king corresponds strikingly with the religious belief in one single exclusive deity ». Par ailleurs, c’est vraisemblablement ce souci de marquer l’originalité et l’asymétrie de la relation dans la notion vétérotestamentaire d’alliance qui a poussé les traducteurs de la LXX à utiliser de façon préférentielle le substantif diathèkè, qui signifie d’abord les dispositions prises par un homme dans son testament et qui, de ce fait, sont contraignantes et immuables pour les héritiers après la mort du testateur, tandis qu’ils utilisent de façon très rare le substantif synthèkè qui signifie un traité dans lequel les deux parties traitent pour ainsi dire à égalité. Sur le choix de traduction par les LXX, voir, entre autres, l’article

Covenant de J. GUHRT dans The New International Dictionary of New Testament Theology, edited by C.BROWN,

Exeter, Paternoster Press (1980), vol. 1, pp. 365-372, plus spécialement les pages 365-368 ainsi que l’article diathèkè par G. QUELL, dans Theological Dictionary of the New Testament, edited by G. KITTEL and H. RINGGREN, W. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan, (1978) pp. 106-124 (cet article date en fait de 1935).

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B) PAS D’ALLIANCE SANS SIGNES DE L’ALLIANCE

Mais l’intérêt de ce texte ne se limite pas simplement au fait qu’il intègre dans une réflexion dogmatique les apports de la théologie biblique moderne sur l’alliance. En choisissant la notion d’alliance pour rendre compte de la genèse de l’Église comme Peuple de Dieu, la constitution dogmatique fondait et intégrait une autre réalité constitutive du mystère de l’Église, réalité d’ailleurs développée dans les paragraphes qui suivent immédiatement et qui concernent d’abord le sacerdoce commun des fidèles 18 puis l’exercice de ce sacerdoce dans les sacrements19. On peut nommer

techniquement cette réalité la sacramentalité de l’Église.

En effet, qui dit alliance dit relation entre deux personnes ou deux communautés : dans le cas de l’Église, c’est particulièrement manifeste, puisqu’il s’agit de la relation entre, d’une part, la communion des trois personnes de la Trinité et, d’autre part, la communauté des croyants. Or, cette relation rejaillit elle-même en multiples relations soit entre les communautés particulières ou locales qui constituent l’unique Église comme communion, soit entre les personnes qui constituent ces communautés particulières. Et qui dit alliance comme relation entre deux personnes ou deux communautés exige nécessairement, au moins dans la mesure où l’un des termes de la relation est une ou plusieurs personnes humaines, un système de signes, un ou des “langages” au sens le plus large du terme : ce système de signes a pour fonction de permettre de comprendre, de déterminer et d’actualiser le sens, les exigences et la portée de l’alliance conclue et donc, d’en vivre. Cette analyse nous ramène donc à une étape préalable : à la base de toute alliance, et comme sa condition de possibilité pour qu’elle soit effective, comprise et acceptée librement par les partenaires, il est nécessaire qu’il y ait un système de signes qui donne à l’acte fondateur de l’alliance et à tous les actes concrets qui en découleront, de s’effectuer dans et par la liberté des partenaires, laquelle n’est pas une adhésion aveugle, mais un consentement de la volonté selon une certaine compréhension de cette alliance20.

Il n’y a pas d’alliance sans signes de l’alliance. Telle est la thèse qui est à la base du présent

travail. En effet, une alliance sans aucune dimension de signification n’existe pas, car c’est une alliance

18 Lumen Gentium, chap. II, § 10. 19 Lumen Gentium, chap. II, § 11.

20 Même une certaine conception de l’acte de foi sur le type du « credo quia absurdum » de TERTULLIEN ou sur le

mode de Crainte et tremblement de S.KIERKEGAARD ne peuvent avoir leur véritable portée théologique que par rapport à un système préalable de signes qui fonde la validité et le sens même de l’acte libre posé par le croyant (par exemple le sacrifice d’Isaac, dans le célèbre texte de KIERKEGAARD). Car le geste de sacrifier Isaac prend — ou plus exactement : reçoit — son sens de deux signes préalables : d’une part, la symbolique sacrificielle, car le geste d’Abraham n’est pas réductible à un homicide, il s’inscrit dans la relation d’alliance abrahamique déjà signifiée par des gestes sacrificiels ; et d’autre part, la symbolique de la transcendance divine, car la mort possible d’Isaac ne s’inscrit pas dans la contingence accidentelle d’une mort humaine, mais comme la seule manière de signifier la frontière radicale entre le domaine où l’homme est chez lui et celui, inconnu, où Dieu se manifeste comme Maître de la vie qu’il accorde aux hommes selon le mode de la bénédiction ou du salut (sur ce thème, voir de très nombreuses allusions intéressantes dans la synthèse de C. WESTERMANN, Théologie de l’Ancien Testament, Labor et Fides, Genève, 1985, spécialement

les pages 45-48 et 139-140). Ainsi donc, loin de se fier à la manière vulgaire d’identifier l’absurde à “ce qui n’a pas de sens”, il faut au contraire reconnaître que l’absurde peut et doit avoir du sens, tout comme l’imaginaire, le rêve ou le délire ont du sens alors qu’apparemment, ils n’en ont pas, puisque leur objet “n’existe pas”. Il est essentiel de remarquer que le domaine du sens ne se limite pas au domaine de ce qui est “expérimental”, “constatable” ou “démontrable”, mais qu’il recouvre un “ailleurs”, un domaine tellement plus vaste, que le comportement religieux en apparence absurde tire en fait son sens de cet ailleurs. Il existe deux manières tout à fait différentes de considérer le problème du sens : dans le contexte prémoderne (disons, pour donner des repères, avant Kant), le sens déborde la sphère du visible et de l’expérience et l’homme cherche à découvrir ce sens à partir de tous les fragments de sens qui se donnent à travers ce qui lui est le plus immédiatement accessible : d’où la position privilégiée de l’expérience religieuse, comme donatrice de sens et fondement de la structure de signification. En revanche, dans le contexte de la modernité, le sens est comparable à une conquête précaire de l’homme qui se reconnaît lui-même comme source et fondement du sens ; l’origine transcendante du sens reste indécidée, d’où la propension presque inévitable à considérer comme “absurde” ce qui dépasse la sphère du sens immédiatement reconnu et énonçable et le retrait quasi spontané vis-à-vis de l’expérience religieuse, dans la mesure où celle-ci se fonde tout entière sur l’origine transcendante du sens.

(9)

qui ne repose sur aucun critère de “reconnaissance” mutuelle des partenaires. Et pour ne citer qu’un exemple célèbre dans la littérature religieuse polémique du Grand Siècle, tout le discours de Pascal contre les Jésuites dans les Provinciales reste d’une portée théologique profondément significative et beaucoup plus actuelle qu’on ne pourrait le croire, précisément dans la mesure où Pascal y défend, avec la génialité féroce qu’avivait et justifiait le danger des prises de position de ses adversaires, la

nécessité absolue des signes dans toute relation d’alliance entre l’homme et Dieu, au plan de l’agir

humain. Et si l’on veut se référer à un registre qui ne soit pas immédiatement théologique mais qui touche à un domaine très important de l’existence humaine, il est vrai d’affirmer que, plus une alliance engage radicalement, plus les signes sont importants et marquants. L’alliance qu’un homme et une femme contractent entre eux par mariage, est sans doute la plus radicale et la plus forte qui se puisse concevoir entre deux personnes humaines ; or, dans cette alliance, le corps des conjoints (c’est-à-dire une réalité qui touche à leur identité intime et personnelle) devient pratiquement, comme corps, le signe de leur alliance21.

a) Dans l’ancienne Alliance

Si l’on remonte aux racines mêmes de la Révélation biblique, on constatera toujours, aussi loin que l’on étudie dans le temps la saisie progressive par les auteurs inspirés de l’économie du dessein de salut de Dieu, que toute alliance est, dans son essence même, liée à des signes et spécifiée par eux22.

Par exemple, pour ce qui reste le moment central de l’histoire religieuse d’Israël, l’alliance mosaïque, telle qu’elle a été inlassablement méditée et réinterprétée dans l’éventail des diverses traditions, la caractéristique essentielle de cette alliance se résume dans “l’interface”23 entre alliance et Loi. En effet,

dans tout acte d’alliance, le niveau signifiant ne se donne pas comme une “superstructure” de signes qui viendrait s’ajouter comme des points de repère ou des balises à un itinéraire routier, mais l’acte d’alliance se donne dans et par ce système de signes qui en éclaire la vérité et l’intelligibilité. De telle sorte que la Loi mosaïque ne doit pas être réduite à un code “surajouté” à l’acte par lequel Dieu fait alliance avec Israël au Sinaï, mais la Loi est ce qui signifie cette alliance dans sa spécificité et sa singularité irréductibles : désormais, vivre selon la Loi c’est pour tout Israélite signifier l’alliance de Dieu avec le peuple. On voudra bien remarquer la portée de l’interprétation que nous suggérons : les

signes de l’alliance mosaïque ne doivent pas être réduits aux seuls actes cultuels par lesquels est scellée

l’alliance (dont l’exemple type est donné dans le rituel d’Exode 24), mais ils s’étendent à toute la Loi

comme telle, dans sa totalité. C’est précisément dans l’interface signifié/signifiant qui lie l’un à l’autre

l’acte d’alliance et la Loi mosaïque que se donne la totalité de l’alliance.

21 Il y a là un aspect de la réalité humaine du mariage qui mériterait d’être approfondi dans une perspective

théologique : ce que l’on appelle traditionnellement le bonum conjugale relève d’une conception du corps comme signe, tandis que le bonum prolis relève d’une conception du corps comme moyen de fécondité, c’est-à-dire plus immédiatement lié à sa fonctionnalité et son efficience procréatrices. Vouloir comparer comme deux valeurs du même ordre ce qui relève de la fonctionnalité du corps et de son pouvoir de signification, c’est d’avance courir à l’échec. Ce qui rend si difficile à admettre un certain discours de l’Église sur le mariage, c’est la tendance spontanée de l’esprit à vouloir situer les deux “biens” sur le même plan et cela heurte de plein fouet une mentalité moderne qui, sous l’influence latente mais réelle de la tradition judéo-chrétienne, a réussi à finir par découvrir la sexualité comme “langage”, ce qui était loin d’être le cas dans les civilisations païennes en-dehors de la sphère du judéo-christianisme. Malheureusement, au lieu d’accompagner cette découverte de la sexualité comme signification par la modernité (découverte qui est finalement portée au compte de la psychanalyse freudienne), et d’éveiller la conscience des époux chrétiens à la spécificité des deux registres, une approche exclusivement normative de la sexualité continue obstinément à traiter les deux registres (signification et fonction procréatrice) sur le même niveau.

22 Sur cette question, nous renvoyons à quelques synthèses rassemblant les données du problème, mais tributaires

d’un arrière-plan philosophique et théologique que nous ne partageons pas nécessairement : dans le Theological

Dictionary of the Old Testament, edited by G. J. BOTTERWECK and H. RINGGREN, W. B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan, (1977¨ et ssq.), dans le volume I, l’article ‘ôth de HELFMEYER, pp. 167-188, et dans le volume II, l’article Berîth de WEINFELD déjà mentionné (surtout aux pages 262-270).

23 Nous utilisons dans un sens métaphorique ce terme provenant du vocabulaire de l’informatique parce qu’il est

commode pour suggérer la correspondance entre le réel et la signification dans la notion d’alliance, et plus généralement celle de sacramentalité telles que nous essayons de les esquisser dans cette introduction.

(10)

Cela exclut une conception de type instrumentaliste ou fonctionnaliste de la signification, selon laquelle les signes seraient un “ajout” surimposé à la réalité des choses ou des événements. Au contraire, est induite une compréhension de l’articulation entre réalité signifiée (l’alliance) et signes signifiants (la Loi) qui sont ne sont pas séparables24. Plus exactement, dans l’acte par lequel Dieu

accomplit son alliance avec son peuple, il lui donne de pouvoir signifier la réalité même de celle-ci : c’est ce “pouvoir signifier” qui est à l’origine de toute la tradition rédactionnelle de la Torah et donc il faudrait dire à la limite que la signification de l’alliance mosaïque se déploie à travers l’existence selon la Loi du peuple d’Israël, dans le tissu événementiel des vicissitudes de son histoire, la Loi vécue dans l’obéissance englobant et fondant la Loi écrite, les deux registres constituant la réalité globale du mystère de l’ancienne Alliance25. En fait, on n’est pas loin de la vérité si l’on affirme que l’existence

d’Israël n’est rien d’autre que le déploiement historique de la signification de la réalité de l’alliance mosaïque : pour Israël, entrer dans l’alliance ne peut pas se faire autrement que par la mise en œuvre de ce “pouvoir signifier” inclus dans la grâce originelle de l’alliance.

Ainsi donc, dans l’alliance, l’instance de signification est à la fois préalable à l’événement et contenue en lui à titre de potentialité, pratiquement inépuisable : dans cette perspective, la

signification de l’alliance est équivalente à ce que la théologie catholique a élaboré sous le nom de Tradition. La signification est antérieure à l’alliance comme le milieu d’intelligibilité de cette alliance ;

mais elle se prolonge dans le pouvoir signifier qui est donné au peuple, lequel tout au long de son histoire, retrouvera accès au Mystère de l’alliance par cette capacité de signifier26 qui lui a été donnée

par grâce.

24 C’est précisément ce qui nous paraît critiquable dans les articles du TDOT I, dans lesquels les auteurs ont une

conception très instrumentale du signe : pour HELFMEYER par exemple (article ‘ôth), il s’agit d’abord de dégager les signes dans leur fonctionnalité (p. 170), d’où le classement qu’il donne : epistemic signs (pp. 171-175) ; signs of

protection (p. 176) ; faith signs (pp. 176-179) ; mnemonic signs (pp. 179-181) ; covenant signs (pp. 181-183) ; confirmation signs (183-185) ; signs-acts (symbolic acts) (p. 186). Cette classification n’est pas très “logique”, car tout

signe est nécessairement “épistémique” et, dans la notion qu’il en donne, les signes de l’alliance ne sont rien d’autre qu’une catégorie particulière de mnemonic signs (ainsi qu’il le reconnaît lui-même à la p. 181). Quant aux études détaillées qui ont cherché des formes préexistantes à la rédaction de la Loi dans les traités de vassalité des Hittites par exemple (les études classiques de BALTZER, MCCARTHY, et WEINFELD lui-même dont les références bibliographiques

se trouvent dans son article Berîth du TDOT II, pp. 253-254), elles reposent toujours sur une attitude de principe qui

est à la base de tout comparatisme : on isole la forme littéraire et on cherche des parallèles antérieurs qui pourraient expliquer de façon partielle ou globale son origine, puis l’usage et les transformations qu’elle a subis par son insertion dans la tradition biblique : une telle dissociation méthodologique entre les formes signifiantes et la réalité signifiée souligne de façon radicale le caractère quasi accidentel de la signification et n’est guère propice à fonder une intelligence théologique de la sacramentalité de l’alliance telle que nous cherchons à l’élaborer ici.

25 Tel est d’ailleurs le principe théologique de base qui permet d’intégrer de façon cohérente les diverses théories de

l’histoire des traditions et des rédactions qui ont abouti à la constitution actuelle du Pentateuque dans sa canonicité. Comme pour tout événement historique de l’histoire humaine (religieuse ou non), à l’eph’ hapax de l’événement correspond la multiplicité des niveaux de signification, et les niveaux de signification les plus “significatifs” ne sont pas nécessairement liés à la proximité de l’événement : c’est même souvent le contraire qui est vrai : dans le cas qui nous occupe - et si l’on s’en tient à la vieille théorie des sources aujourd’hui contestée -, la relecture deutéronomique de l’alliance mosaïque représente sans doute un sommet théologique que les récits de type plus ancien n’ont probablement pas atteint. Mais une telle élaboration du sens ne serait vraisemblablement pas possible si, dans l’événement originaire, n’avait pas été donnée à un peuple la possibilité intrinsèque de signifier la réalité d’un événement.

26 Soulignons le fait, à notre avis essentiel, que cette instance de signification ne se réduit pas au seul aspect cultuel de la

vie d’Israël : un tel rétrécissement de l’instance de signification au culte est une approche non critique qui risque de fausser l’approche du judaïsme lui-même. Si le culte, en effet, était la seule instance authentique de signification de l’alliance mosaïque, il faudrait alors considérer la critique du culte au temple par les prophètes, le pharisaïsme lui-même et le judaïsme qui suit la destruction du second temple comme des déviances radicales par rapport à la tradition israélite, ce qui n’est tout de même pas le cas. Lorsque WEINFELD, dans l’article Berîth du TDOT II, écrit

(pp. 269-270) : « The difference between the Deuteronomic covenant which reflects the treaty patterns of the second millenium, may be clearly seen when one compares the patriarchal covenants, secular and religious alike (Gen. 15 ...), and the Sinaitic covenant (Ex. 24, 11), are validated by sacrifices and holy meals, and the same is true of the covenants of the third and second milleniums B.C. [...] In the Deuteronomic covenant, and in the contemporary

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b) Dans la nouvelle Alliance

Quant on aborde dans la même perspective la nouvelle Alliance dans le Christ, on peut y retrouver la même structure : la formule de bénédiction de la coupe que cite le texte conciliaire (§ 9) peut bien sûr s’entendre de façon classique et typologique : de même que Moïse a scellé l’alliance du Sinaï en aspergeant le peuple du sang des taureaux immolés, Jésus reprend pour lui-même la formule d’Exode 24, 8 et transpose le rite en l’appliquant à sa mort imminente. Ainsi commente l’auteur de

Hébreux 9, 18 et ssq. qui sera suivi par toute la tradition de l’exégèse typologique. Mais ce qu’on peut

appeler le “procédé” typologique repose lui-même sur la mise en œuvre d’une nouvelle instance de signification, liée à la nouveauté de l’alliance : le geste de Jésus, geste fondateur de l’alliance définitive et éternelle ne repose pas simplement sur le fait qu’il aurait porté à son maximum ce qui était contenu dans l’alliance du Sinaï, mais cette alliance nouvelle est signifiée de façon nouvelle, au sens où, dans la même et unique personne du Verbe de Dieu, l’humanité assumée signifie la divinité, le sang versé signifie le don absolument libre et personnel de Dieu à ses créatures, la geste de la Pâque (mort et résurrection) signifie l’alliance de l’Incarnation. Celui qui signifie est aussi personnellement celui qui est signifié : il est aisé de retrouver au plan de la structure de la signification l’irréductible singularité de l’alliance que nous avons brièvement suggérée ci-dessus27. Ici moins qu’ailleurs encore, il est

impossible d’envisager l’instance de signification comme extérieure à l’alliance : c’est précisément cette extériorité qu’à sa manière, le nestorianisme a cru pouvoir exploiter, pour mieux affirmer que “Dieu est Dieu”. Mais c’était nécessairement nier la nouveauté absolue de l’alliance dans le Christ ou encore la réduire à un avatar supplémentaire et final de l’ancienne économie. On comprend enfin pourquoi, dans ce souci de mettre en évidence la singularité de la signification sacramentelle de cette alliance nouvelle dans le Christ, un Père de l’Église comme saint Augustin sut élaborer de façon très originale et décisive pour toute la tradition théologique occidentale postérieure une réflexion sur l’essence du signe, du langage et par là même du sacrement28, et comment il en vint à considérer le Verbe incarné

comme le sacramentum par excellence, puisqu’il assume en son être même, et pas seulement dans la fonction révélatrice qui en dérive, d’être personnellement Celui dont l’humanité est tout entière — ontologiquement — en acte de signifier l’être de Dieu29.

c) Dans le mystère de l’Église

Mais cette alliance nouvelle et éternelle ne peut en aucun cas s’achever et se clore sur elle-même dans l’humanité du Christ. Parce qu’elle a eu lieu « pour nous les hommes et pour notre salut », elle ne peut se limiter à constituer cette totalité en soi-même et pour soi-même que serait le Verbe incarné. Celui-ci, en tant que Dieu et homme, est vraiment l’alliance de la divinité et de l’humanité dans la réalité même de sa personne et cette alliance ne peut en aucun cas être “fermée sur elle-même”. Au contraire, elle a toute sa raison d’être en ce qu’elle permet l’intégration de tout homme en elle, et par l’homme de toute la création. Si parfaite et si achevée soit-elle, l’alliance de Dieu et de l’homme réalisée dans le Verbe incarné n’a pas d’autre raison d’être que de trouver son achèvement “au-delà”

Assyrian and Aramaic treaty documents, it is the oath that validates the covenant, and no mention is made of a sacrifice or meal ... », il ne faut pas comprendre que dans les récits prédeutéronomiques d’alliance, il y a une instance de signification manifestée par des actes cultuels, tandis que dans les récits deutéronomiques, l’instance de signification disparaîtrait au profit de l’expression du contrat d’alliance ; en fait, nous touchons ici la polysémie de l’acte d’alliance ; la tradition religieuse d’Israël a actualisé selon plusieurs registres de signification la réalité de l’alliance

sinaïtique et la résultante de toutes ces stratifications de sens a fini par donner la Torah. Dans une telle perspective, la

canonicité des Écritures n’est plus tant à comprendre comme un principe extérieur qui viendrait clore le texte par une décision arbitraire, que comme le principe interne à la fois régulateur et moteur du surgissement des différentes couches de signification, ce qui permet de “garantir” l’unité du résultat final : c’est bien de la même et unique alliance qu’il s’agit d’un bout à l’autre de la Torah.

27 Pages 8-9.

28 Nous développerons en détail dans la première partie les éléments qui nous paraissent décisifs dans la pensée

augustinienne au sujet du signe et nous verrons les implications que cela peut avoir pour la mise en œuvre d’une réflexion théologique sur la sacramentalité.

29 On connaît la formule augustinienne : « non enim est aliud sacramentum nisi Christus » (Epistula 187, XI, 34,

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d’elle-même, dans la constitution d’un “Corps” qui est le rassemblement concret de tous les hommes unis au Christ comme Tête : l’alliance dans le Christ est la condition de possibilité de l’alliance achevée,

laquelle est le même Verbe incarné, mort et ressuscité pour nous et devenu Plérôme :

« Il [= Dieu] a tout soumis sous ses pieds [= du Christ], et l’a constitué au sommet de tout, Tête pour l’Église, laquelle est son corps, le Plêrôma de celui qui est rempli, tout en tout »30

« [...] en vue de la construction du corps du Christ, au terme de laquelle nous devons parvenir tous ensemble à ne faire plus qu’un dans la foi et la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait dans la force de l’âge, qui réalise le Plêrôma du Christ. »31

30 Éph. 1, 22-23.

31 Éph. 4, 13. La détermination technique de la notion de plêrôma est un problème lexicographique assez délicat :

sous l’angle qui nous intéresse, disons schématiquement qu’il s’agit de savoir si ce terme désigne l’Église comme “complément” qui vient donner au corps du Christ sa plénitude (sens actif) ou s’il désigne la plénitude qui est donnée à l’Église par le Christ qui contient en lui toute la plénitude des dons divins (sens passif). On peut trouver une mise au point détaillée de cette question dans l’article « Plérôme » de A. FEUILLET, dans le Supplément au

Dictionnaire de la Bible, VIII, col. 18-40 et les articles classiques de P. BENOIT, « Corps, Tête et Plérôme dans les Épîtres de la captivité », Exégèse et Théologie II, Paris, Le Cerf, 1961, pp. 107-153 ; et, du même : « L’Église Corps du Christ », Exégèse et Théologie IV, Paris, Le Cerf, 1982, pp. 205-262. La ligne fondamentale qui est proposée dans ces études nous paraît convaincante, même si on la sent très conditionnée par la crainte que Paul ait pu avoir « cette idée d’un Christ complété par l’Église ou les chrétiens ». Il semble que cette notion de Plérôme soit liée à plusieurs racines traditionnelles de la pensée biblique :

- Tout d’abord, ce que suggère la note de la Bible de Jérusalem, à propos de Col. 1, 19 : « On peut songer [...] à l’idée très biblique de l’univers “rempli” par la présence créatrice de Dieu [...] Pour Paul, l’Incarnation, couronnée par la Résurrection, a placé la nature humaine du Christ à la tête, non seulement de toute la race humaine, mais encore de tout l’univers créé, intéressé au salut comme il l’a été à la faute ». Le sens du mot plêrôma ferait donc référence au vieux concept biblique de création comme “remplissage” (verbe grec plêroun) de chacune des zones créées du cosmos : la mer avec les poissons, le ciel avec les oiseaux, la terre avec les animaux et l’homme. Le plêrôma du Christ est donc ce qui indique la nouvelle création : au lieu de ce que le ciel, la terre et la mer soient le réceptacle de la plénitude foisonnante de vivants surgissant dans la mouvance de l’Esprit créateur, c’est le Corps du Christ ressuscité qui devient le réceptacle de tous ceux qui, par lui, peuvent désormais vivre en lui. Ce serait la dimension cosmique du Plérôme, le corps du Christ devenant le monde nouveau, dans lequel toutes les réalités créées se rassemblent, s’ajustent et trouvent leur plénitude.

- Inséparablement, le terme plêrôma renvoie au courant sapientiel tel que le décrit A. Feuillet : reprenant la définition de L. Cerfaux, « la concentration dans le Christ de la puissance divine sanctificatrice » (Le Christ dans la théologie de

saint Paul, le Cerf, Paris 1951, pp. 320-321, ici, col. 27), il la développe en corrélation avec certains thèmes

johanniques (notamment Jn 1, 16 : « de sa plénitude nous avons tous reçu ») et montre comment dans la perspective de Colossiens, l’origine de cette conception d’une plénitude sanctificatrice venant de Dieu se trouve médiatisée par la figure de la Sagesse, dans les écrits tardifs de l’Ancien Testament (col. 28-30) et liée au thème de l’habitation, comme procédé mis en œuvre par la sagesse pour communiquer aux hommes tous les biens divins qu’elle porte en elle. Cette explication du plérôme s’appliquant au Christ nous paraît d’autant plus intéressante qu’elle articule le processus du salut comme communication des richesses divines à celui de la convivialité du Christ au milieu des hommes (thème johannique de l’habitation).

- La troisième dimension du terme plêrôma, liée davantage à Éphésiens (cf. texte cité note précédente), applique le terme à l’Église, et A. Feuillet interprète ainsi la formule to plêrôma tou ta panta en pasin plêroumenou : « Le sens d’Eph. 1, 23 est donc le suivant : l’Église est remplie par le Christ, qui lui-même est rempli par Dieu de manière constante » (col. 37).

Comme on le voit, l’intérêt de la notion de plérôme n’est peut-être pas tant dans le fait que tout vient de Dieu, à seule fin d’éviter le fait que l’Église puisse être conçue comme le “complément” du Christ (au sens actif). Il nous semble consister plutôt dans le fait que les dons accordés par le Père au Christ sont fondamentalement et pleinement

communicables, au point que la plénitude (plêrôma) s’applique tantôt au Christ considéré pour lui-même (perspective

de Colossiens), tantôt à l’Église en tant que portion de la création investie par la présence du Christ : de ce point de vue, la citation de Y. M.-J. Congar à la fin de l’article nous paraît éclairante : « Le Christ devient, pour les chrétiens et pour le monde, principe de participation à la totalité (c.-à-d. à un nouvel être-selon-Dieu, qui est un être filial), à une ontologie restaurée, à une totalité sauvée. En étant rempli depuis Dieu par le Christ, on est intégré dans cette totalité qu’est le monde sauvé [...] En sorte que l’Église devient, après le Christ et depuis lui, le Plérôme ; elle devient après le

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On voit comment, dans cette nouvelle alliance, la structure de signification se complexifie par rapport à l’alliance du Sinaï et aux diverses formes d’alliances vétérotestamentaires et l’on pressent pourquoi la structure sacramentelle de l’Église comme Corps rassemblé pour être le Plêrôma du Christ Tête devient désormais un problème central. En effet,

1) si dans et par l’union hypostatique, une humanité concrète assumée personnellement par le Fils devient sacrement de l’Amour trinitaire scellé définitivement par l’acte d’alliance que constituent l’Incarnation et la Pâque,

2) si cette alliance n’a pas d’autre raison d’être que d’intégrer toute personne humaine dans cette alliance,

alors on peut et doit conclure que l’intégration des partenaires de cette alliance engendre une modalité originale d’être signes de cette alliance ; il suit donc de là que toute l’Église, comme Corps du Christ, reçoit du Verbe incarné et de la plénitude par laquelle, dans sa chair, il a signifié l’alliance, sa propre capacité en tant qu’Église corps du Christ de signifier cette même alliance telle qu’elle s’accomplit pour elle et en elle, en tant qu’elle devient le Peuple de Dieu. L’essence de l’Église comme Corps du Christ et Peuple de Dieu est d’ordre sacramentel et le mode propre de signifier l’alliance et le salut aura pour condition de possibilité et pour mesure la manière dont cette même alliance a été signifiée dans et par l’humanité du Christ. Il faut même affirmer que, dans la mesure où l’humanité du Christ n’est plus “présente sur la terre” comme signe plénier de l’Alliance nouvelle, c’est à l’Église comme son Corps

qu’est donnée par grâce la capacité de signifier la vérité de l’alliance tout au long de son histoire sur la terre.

En conséquence, il n’y pas d’autre moyen pour l’Église d’être l’Église que de manifester son “être Corps du Christ”, c’est-à-dire d’exister sacramentellement.

Car tel est bien l’enjeu qui nous a incité à mener cette étude : s’il n’y a pas d’alliance sans signes et si l’Église est le Peuple de l’alliance, alors il faut, pour qu’elle soit véritablement partenaire de l’alliance, à la fois comme Église et en chacun de ses membres, qu’elle soit partenaire signifiant cette

alliance. Tel est, en son principe, le constitutif formel de ce qu’on peut nommer la sacramentalité de l’Église. Et tel est, probablement, l’enjeu qui a poussé les Pères du Concile Vatican II à introduire à sa

place actuelle le chapitre II sur l’Église comme Peuple de Dieu, avec comme point de départ la notion d’alliance pour arriver à la proclamation du sacerdoce des baptisés32. Sans qu’elle s’attarde à donner

une explication théologique, la constitution dogmatique affirme ce point en faisant dériver le sacerdoce commun des baptisés du sacerdoce du Christ :

« Le Christ Seigneur, grand prêtre pris d’entre les hommes (cf. Héb. 5, 1-5) a fait du peuple nouveau “un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père” (cf. Apoc. 1, 6 ; 5, 9-10). Les baptisés, en effet, par la régénération et l’onction du Saint-Esprit, sont consacrés pour être une demeure spirituelle et un sacerdoce saint, pour offrir, par toutes les activités du chrétien, autant de sacrifices spirituels et proclamer les

Christ lui-même, le corps de la totalité, c.-à-d. d’une existence selon Dieu possible pour toutes choses. Elle l’est pour toutes choses, qui, depuis Dieu par le Christ, et depuis le Christ par l’Église, peuvent redevenir totalité habitée par la Présence de Dieu, c.-à-d. réexister filialement, selon Dieu. » (Y. M.-J. CONGAR, Jésus-Christ, Paris 1965, pp. 151-152, cité article « Plérôme », col. 39).

32 Lumen Gentium, chap. II, § 10 et 11. Il y a des moments de l’histoire dogmatique de l’Église qui invitent à se

poser la question de savoir s’il n’y pas un “inconscient ecclésial” capable de produire des actes dont la signification réelle et profonde est “autre” que la signification apparente et immédiate. Le problème de ce chapitre II en serait alors un bel exemple : il a été souvent perçu comme une proclamation d’égalité entre tous les membres du Peuple de Dieu, comme un résonateur des idéaux démocratiques qui traversent les sociétés modernes, comme un souci de tempérer la dimension hiérarchique qui fait l’objet du chapitre III. Pourtant, il est fort probable que la raison profonde de cette réorganisation du schéma relevait du souci de mettre en évidence la sacramentalité globale de l’Église et que la notion de Peuple de Dieu - à la différence des métaphores du corps, de la vigne, du troupeau, etc., bref, des métaphores “naturelles” -, permet l’introduction d’une dimension de signification, le phénomène du langage étant de soi lié à la réalité sociale d’un peuple et le langage étant le signe par excellence dans la tradition philosophique et théologique occidentale.

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merveilles de celui qui, des ténèbres, les a appelés à son admirable lumière (cf. 1 Pierre 2, 4-10). »33

Le paragraphe suivant nous montre comment ce “sacerdoce commun des fidèles” qui constitue « le caractère sacré et organique de la communauté sacerdotale entre en action par les sacrements et les vertus »34. C’est dire clairement l’importance que prend la dimension sacramentelle

de l’Église comme Peuple de Dieu et comme peuple de l’alliance.

d) Par le sacerdoce royal de tous les baptisés

Pour que la sacramentalité de l’Église comme instance de signification de l’alliance puisse effectivement être mise en œuvre, compte tenu du fait que ce “pouvoir signifier” est donné par grâce au Peuple de Dieu, il est donc nécessaire que tout membre participe par la grâce de son baptême à cette capacité de signifier l’alliance fondée dans le Christ unique médiateur, c’est-à-dire dans son sacerdoce : le “sacerdoce commun” dont parle la constitution dogmatique ou, comme nous croyons préférable de le nommer, le “sacerdoce baptismal” est donc la grâce qui est faite à tout baptisé, de pouvoir dans son humanité concrète signifier l’alliance de Dieu et de l’humanité, telle qu’elle s’est accomplie en Jésus-Christ et telle qu’elle s’accomplit en chaque baptisé dans l’aujourd’hui de son histoire personnelle et ecclésiale, avec la même vérité et le même absolu : le vieil adage patristique

Christianus alter Christus35 peut être lu au plan de la signification, avec toute la rigueur qu’impose

l’absolu de l’alliance dans le Christ, d’autant plus que cette dernière ne peut être signifiée historiquement que dans le continuum entre l’humanité concrète du Christ Tête et l’humanité concrète de chaque croyant, tout ce tissu d’humanité constituant ensemble l’Église, Corps du Christ, sous la mouvance de l’Esprit. La sacramentalité envisagée ainsi doit être conçue de façon bien plus large que le domaine strictement cultuel, car l’amplitude de signification du “sacerdoce baptismal” concerne tout ce qui relève de l’alliance, c’est-à-dire l’existence humaine tout entière, en tant qu’elle est intégrée par grâce à ce mystère. Le sacerdoce baptismal n’est donc rien d’autre que cette grâce de pouvoir signifier la réalité de l’alliance à travers toute l’existence humaine.

e) L’un et l’autre sacerdoce

Si la sacramentalité de l’Église se manifeste essentiellement dans la grâce du sacerdoce baptismal, comme pouvoir de signifier l’alliance, la question se pose alors à juste titre de savoir si, du point de vue la signification, il ne suffit pas de considérer que tout baptisé est, dans la dynamique même de la grâce de son baptême, apte à signifier pleinement la réalité de l’alliance et donc de savoir si le sacerdoce baptismal des baptisés suffit à rendre compte de la sacramentalité de l’Église. Le chapitre II de Lumen Gentium, dans le droit fil de la Tradition catholique, répond négativement lorsqu’il affirme :

« Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, bien qu’il y ait entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. »36

Là encore, le texte conciliaire se contente de poser une affirmation, sans donner d’explication théologique à cette donnée fondamentale de l’expérience ecclésiale37, mais il importe de cerner au

33 Lumen Gentium, chap. II, § 10. 34 Lumen Gentium, chap. II, § 11.

35 On attribue parfois cet adage à Tertullien, mais cela ne semble pas exact. 36 Lumen Gentium, chap. II, § 10.

37 Il est tout de même intéressant de noter comment, d’un strict point de vue historique (il faudrait presque dire : de

l’“actualité” !), cette mise en perspective si exacte du sacerdoce baptismal et du sacerdoce ministériel a précédé de peu la crise terrible de ce dernier dans l’Église, crise qui a entraîné pêle-mêle le mariage d’un grand nombre de prêtres et la mise en cause du célibat sacerdotal, de forts mouvements contestataires concernant la structure hiérarchique de l’Église et le bien-fondé des interventions du Magistère dans les questions de foi et de mœurs (cf. l’accueil qui fut réservé à l’encyclique Humanæ vitæ en 1968), la mise en parallèle voire en concurrence de la compétence théologique

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mieux son contenu et de voir si, dans la question qui nous occupe (la sacramentalité de l’Église comme pouvoir de signifier l’alliance entre Dieu et l’homme dans le Christ), l’instance de signification ne constituerait pas précisément une clef possible de l’explication de cette donnée fondamentale de la vie et de l’expérience de l’Église. Le problème pourrait alors se formuler dans la question suivante : cette « différence essentielle et non seulement de degré »38 entre les deux “sacerdoces”

qui, « chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ »39, ne relèverait-elle

pas du mode propre accordé par grâce à l’Église de signifier l’alliance ? Formulé autrement : la

sacramentalité première de l’Église ne serait-elle pas à chercher ailleurs que dans la simple réitération de gestes “institués” par le Christ et ne consisterait-elle pas dans la complémentarité ou la polarité de deux modes de signifier la même réalité mystérique de l’Alliance nouvelle ? La question fondamentale est donc de savoir si la vérité ontologique de cette alliance peut être signifiée de façon adéquate selon un

seul registre de signification, celui que nous avons décrit comme étant le sacerdoce baptismal ?

Il y va de la nécessité, de la réalité et du bien-fondé du ministère hiérarchique dans l’Église : si on ne le justifie que par sa nécessité fonctionnelle, le ministère risque très vite d’être réduit à une question de compétence technique : au magistère comme charisma veritatis, on substituera la compétence technique de la théologie universitaire, par exemple ; à la présidence ministérielle de l’Eucharistie par l’évêque, on substituera la fonction présidentielle fondée sur le pouvoir démocratique et souverain de l’assemblée qui délègue ses pouvoirs à un ministre ; enfin à la mission pastorale d’unité et de communion dans la charité, on substituera l’efficacité et la coordination de groupes spécialisés ayant également reçu pouvoir de l’assemblée. On le voit, cette schématisation du triple munus confié au ministère permet de voir “où le bât blesse” : la structure de signification réduite à la seule sacramentalité du sacerdoce des baptisés risque à tout moment d’être perçue, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’assemblée, comme une auto-signification, l’Église se signifiant elle-même. Bien entendu, dans ce cas purement fictif, l’Église chercherait à se signifier elle-même comme peuple de l’alliance, mais elle se signifierait elle-même comme partenaire de l’alliance, sans signifier l’alliance comme

telle. Car tel est l’enjeu de cette deuxième instance de signification que constitue le sacerdoce

ministériel, signifier l’alliance dans la transcendance de son principe40.

universitaire ou de l’influence socio-politique de la presse d’une part et de la compétence du magistère d’autre part, enfin l’apparition d’un nouveau mode d’appartenance ecclésiale qui ne se définit plus que sur un mode radicalement subjectif et individuel de “conscience”, reléguant au second plan toute manifestation objectivement signifiante. Il est difficile de ne pas reconnaitre au texte de Vatican II (LG § 9) que nous avons cité et commenté une portée

prophétique, dans la mesure où il propose un cadre de compréhension dogmatique du mystère de l’Église comme

Peuple de Dieu et comme peuple de l’alliance, sans le grever d’une quelconque explication théologique qui risquait finalement d’en diminuer la portée.

38 Lumen Gentium, chap. II, § 10 : « licet essentia et non gradu tantum differant ».

39 Lumen Gentium, chap. II, § 10 : « unum et alterum suo peculiari modo de uno Christi sacerdotio participant »

(avec notes de renvoi à PIE XII, alloc. Magnificate Dominum du 2.11.1954 et Encyclique Mediator Dei, du 20.11.1947.

40 On pourrait se demander pourquoi, dans le régime de l’ancienne Alliance, il ne semble pas qu’il y ait eu besoin de

cette double instance de signification. De fait, il ne semble pas qu’en Israël, les figures du Roi-Messie ou du Grand Prêtre aient joui d’une position privilégiée dans l’ordre de la signification de l’alliance. Il semblerait plus exact de dire que les diverses traditions littéraires ont progressivement situé l’institution royale ou sacerdotale par rapport à la Loi comme système fondamental de signification dans lequel elles venaient prendre leur place, importante il est vrai, mais pas vraiment irremplaçable (Israël a vécu l’exil sans roi, sans temple et sans sacerdoce et c’est même grâce à l’indépendance qu’elle eut vis-à-vis de ces institutions que la tradition religieuse d’Israël survécut à la catastrophe de 70 ap. J.-C. En fait, il semble que le constitutif formel de la différence entre les deux types de sacramentalité (d’une part, celle du judaïsme et, d’autre part, celle du christianisme, du moins dans les diverses traditions qui reconnaissent explicitement la double instance de signification dans la sacramentalité de l’Église) puisse s’expliquer ainsi : tant que l’alliance n’est pas accomplie, les formes concrètes de sa réalisation ont valeur d’ébauche et de préparatifs (c’est, entre autres, le fondement théologique de l’exégèse typologique qui repose sur le principe de l’inachèvement des structures de

signification) : l’attente de l’accomplissement des Promesses empêche le système de signification de l’ancienne Alliance

de se refermer sur lui-même et de ne renvoyer qu’au peuple lui-même, comme partenaire de l’alliance. Quand Israël observe les lois et les coutumes que Dieu lui a données au Sinaï, il signifie le mystère de l’alliance mosaïque, mais il sait qu’en vertu de la Promesse, il ne peut considérer ce niveau de signification comme auto suffisant. Le fait que

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f) La multiplicité des instances de signification

Simplement à partir de cette esquisse, nous voyons comment le mystère de l’Alliance nouvelle est l’objet d’au moins deux visées significatives, qu’il est donc apte à être exprimé par de multiples systèmes de signification. Cela est vrai de toute réalité ; par exemple, une même fleur peut être “dite” selon une pluralité de systèmes signifiants : signes relevant du vocabulaire poétique, du registre de l’affectivité, de la chimie des parfums, de la botanique ou de l’équilibre écologique du terrain où elle pousse, sans parler de la particularité propre à chaque culture ou tradition des hommes qui cultivent ou contemplent ce type de fleurs. De la même façon, l’Alliance nouvelle a besoin d’être “dite” selon

au moins les deux registres de signification que nous avons décrits : d’une part, celui de l’existence

baptismale, par lequel l’existence entière du chrétien devient signe de l’alliance, selon le mode de signification rendu possible et mesuré par l’union de l’humanité concrète de Jésus à la divinité du Fils ; d’autre part, celui du ministère qui ne se réduit pas simplement à une nécessité d’ordre fonctionnel, et par lequel est signifiée l’origine transcendante et gratuite de l’alliance. Ces deux registres de signification ne sont pas simplement juxtaposés l’un par rapport à l’autre comme le discours du botaniste peut se juxtaposer à celui du poète ou de l’écologiste : ils sont coordonnés l’un à l’autre41 puisqu’ils renvoient à la même réalité du Christ prêtre de l’Alliance nouvelle. Ainsi, la

véritable sacramentalité de l’Église comme capacité donnée par le Seigneur à son peuple de signifier l’alliance n’apparaît que dans l’intime corrélation des deux instances de signification (on pourrait parler d’“interface” au sens informatique du terme).

C) CONSÉQUENCES POUR LA SACRAMENTALITÉ DE L’ÉGLISE

Ce n’est pas le lieu, dans cette introduction, de développer toutes les implications concrètes de cette application de la sacramentalité de l’Église au problème du sacerdoce baptismal et des ministères42. Nous voudrions simplement en tirer quelques conséquences pour ce qui touche au

problème global de la sacramentalité de l’Église comme signification. Cela nous permettra de mieux percevoir les enjeux sous-jacents à l’investigation qui va être présenté dans ces pages.

a) Une loi de complexification

Plus une réalité est ontologiquement riche, plus elle se prête à un déploiement de significations selon des langages diversifiés. On le voit aisément dans la vie quotidienne : le plus grand nombre de nos activités qui ne visent qu’à se nourrir, garder un certain équilibre et une certaine hygiène de vie, ne constituent pas des lieux d’inspiration poétique privilégiés : on attend encore le poète qui écrira une Ode à ma brosse à dents ou une Épigramme sur ma nouvelle paire de baskets43.

Tandis que la vie personnelle d’un être humain est, à l’instar d’un thème musical, sujet à d’inépuisables “variations”, selon la diversité des registres de significations que l’on emploie. La

l’Alliance nouvelle soit l’anticipation de la fin de l’histoire par la présence personnelle de Dieu au cœur de sa création exige au contraire que soient signifiés non seulement l’alliance elle-même, mais encore son caractère transcendant, dépassant toute attente humaine et créant un mode de communion entre Dieu et l’homme qui est d’ordre proprement divin. Le système de signification qui authentifie cette nouveauté comme nouveauté, - comme l’inouï de Dieu dont parle Paul aux Corinthiens en 1 Cor. 2, 9, citant Isaïe 64, 3 et Jérémie 3, 16 - ne peut être négatif. Là où la Loi signifiait la transcendance de Dieu en termes de séparation, le peuple de la nouvelle Alliance signifie par la complémentarité des deux systèmes de signification et la communion (sacerdoce baptismal) et l’initiative absolue de grâce manifestée par Dieu dans l’Incarnation et la Pâque du Fils (sacerdoce ministériel). Mais il s’agit là évidemment, reconnaissons-le, d’une relecture dans une perspective spécifiquement chrétienne.

41 Cf. la formule de Lumen Gentium, chap. II, § 10 : ad invicem tamen ordinantur.

42 Nous avons développé cette question dans deux ouvrages : L’un et l’autre sacerdoce, Paris, Desclée, 1991 et La

pastorale de l’Église, Luxembourg/Paris, Saint-Paul/Cerf, 1999.

43 Cela n’exclut pas que des éléments de la vie quotidienne soient intégrés dans une œuvre romanesque, mais dans ce

cas, ils ne sont pas principe d’inspiration, mais l’occasion de signifier telle dimension de la vie des héros dont l’aventure psychologique est le véritable principe de lecture signifiante. De même, lorsqu’on s’extasie devant des godillots peints par Van Gogh, on ne peut méconnaître que la richesse du langage est tout entière dans les couleurs et la palette du peintre et non pas d’abord dans la “polysémie picturale” des chaussures.

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