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L’entrée dans le monde latin : mysterium et sacramentum.

A) APPARITION D’UN NOUVEAU TERME THÉOLOGIQUE : SACRAMENTUM

On a pu dire avec humour que « l’on avait toujours remarqué que sacramentum était utilisé comme l’équivalent latin de mustèrion, mais que l’on a souvent oublié que cette “équivalence” cachait un grand mystère »83. En effet, le problème de la constitution d’une langue théologique latine par la

traduction des termes grecs constitue à lui seul un vrai problème, non seulement linguistique ou historique mais également théologique, dans la mesure où le vocabulaire ainsi fixé a joué le rôle d’une véritable matrice de la pensée théologique occidentale84. La première difficulté était d’abord le fait de

ne pas avoir de traduction de l’Ancien Testament en latin, laquelle aurait pu jouer le rôle de réserve lexicographique comparable à la LXX qui joua ce rôle pour les textes écrits en grec85. En outre,

l’acclimatation du terme mustèrion devait se faire durant un certain laps de temps au cours duquel il développait les diverses ramifications sémantiques que nous avons précédemment esquissées. Enfin, le contexte religieux différent de l’Occident latin devait provoquer des exclusions parmi les diverses “options” possibles de traduction ; ce fut le cas pour mustèrion :

« On observera que [...] mysterium et mysteria existaient déjà depuis longtemps en latin et qu’ils devaient avoir perdu pour les Latins tout caractère exotique. Mysteria désignait les mystères païens, mysterium était un mot de la langue commune ayant un sens profane et général : secret, mystère. Mais c’est précisément là encore une autre raison pour laquelle on a préféré un autre mot latin : mysteria évoquait les mystères païens. Or la tendance à exclure les mots qui étaient d’une manière ou d’une autre en relation avec les cultes païens contemporains, surtout avec les cultes orientaux, se manifeste en Occident d’une manière très rigoureuse durant les premiers siècles chrétiens. »86

Voilà pourquoi, très probablement, le terme sacramentum fut choisi. C. Mohrmann explique ainsi les raisons de ce choix :

« L’usage du latin profane est défini par le sens primaire d’un “engagement religieux” [...] Il faut prendre comme point de départ le sens de “initiation confirmée par un

83 Christine MOHRMANN, « Linguistic Problems », p. 181. Pour une présentation sommaire des termes sacramentum

et mustèrion, voir H.-I.DALMAIS art. « Sacrements », D. S., XIII, col. 45-51.

84 Sur l’aspect délibérément “conservateur” de la terminologie du latin chrétien, alors que la langue théologique

grecque montra historiquement une bien plus grande souplesse, voir C.MOHRMANN, ibidem, p. 196.

85 Cf.C. MOHRMANN, ibidem, p. 182 et l’article intitulé : « Sacramentum dans les plus anciens textes chrétiens »,

H.T.R. XLVII (1954) pp. 141-142.

86 C.MOHRMANN, Sacramentum ... p. 144, qui cite Tertullien, De prescr. 40 où apparaît, par antithèse, la volonté de

distinguer radicalement les deux termes : « qui ipsas quoque res sacramentorum divinorum idolorum mysteriis æmulatur ». Même constat dans R. BRAUN, Deus Christianorum, Recherches sur le vocabulaire doctrinal de Tertullien, Paris, 19772, p. 436.

serment”87 [...] Sacramentum est devenu surtout usuel pour l’initiation au service

militaire [...] Ce qui est essentiel, c’est l’élément sacré combiné avec un sens juridique. »88

Mais, cela étant dit, il s’agit de savoir pourquoi sacramentum a pu être choisi pour traduire

mustèrion :

« On pourrait dire : dans sacramentum est accentué en premier lieu l’élément sacramental : c’est le sacrum et non pas l’arcanum qui prédomine. Dans le mustèrion biblique l’élément théologique et abstrait est prédominant. C’est cette constatation qui me suggère l’idée que la substitution mustèrion-sacramentum ne s’est pas accomplie en premier lieu par la voie des traductions de la Bible, qu’elle n’est pas inspirée par l’usage biblique. Il [...] semble plus probable qu’elle a eu lieu dans l’usage courant des communautés chrétiennes du deuxième siècle où, au sens biblique de mustèrion, s’associait déjà un sens plus concret et plutôt sacramental. »89

Bien entendu, C. Mohrmann assortit de toutes les nuances possibles ce constat, notamment par le fait que l’équivalence n’a pas dû être faite partout de façon aussi rigide et uniforme que cette analyse philologique le laisse supposer, mais de fait, un certain tournant “sacramental” était pris pour l’Église latine et elle précise que l’élargissement du vocabulaire chrétien latin par l’intégration plus tardive de mysterium90 dont nous reparlerons bientôt n’empêchera pas la tradition occidentale de s’en

tenir le plus souvent à une conception assez concrète et pratique du sacramentum comme geste rituel. Enfin, dernière précision importante, C. Mohrmann écrit : « Il est probable que mysterium a été employé dès le commencement, pour désigner la doctrine chrétienne, les vérités religieuses et surtout le sens typologique des Écritures »91. Or, lorsque R. Braun, dans son étude sur le vocabulaire doctrinal

de Tertullien, souligne que ce dernier utilise très souvent sacramentum au singulier pour désigner l’ensemble articulé des vérités de la foi, de la doctrine92 et quelques fois au pluriel, pour désigner tel

ou tel mystère particulier de l’économie du salut93, ce constat nous rappelle que chez celui-là même

que l’on considère comme le théoricien du sacramentum-serment, l’exigence d’une polysémie est malgré tout nettement perçue.

87 Ici, l’auteur renvoie successivement à TITE-LIVE, Hist. 10, 38, 2 ; 39, 15, 3 et à APULEE, Met. 11, 15. De son côté,

E. SCHILLEBEECKX,L’économie sacramentelle, pp. 78 et ssq., définit sacramentum comme un dérivé de sacrare lequel

désigne « l’acte par lequel une chose ou une personne est placée sous la portée ou dans la sphère juridique d’une divinité » (p. 78) : le suffixe —mentum donne valeur d’instrument. D’où la distinction de deux sens majeurs : a) serment d’incorporation militaire (sacramentum militiæ) qui doit être considéré comme une devotio deo et donc le rite même du serment et le statut d’appartenance à l’empereur qui en résulte étaient nommés eux aussi sacramentum ; b) le cautionnement financier que déposait dans le temple celui qui intentait un procès, d’où le fait que le procès lui- même ait pris le sens de sacramentum ; le fait que le procès juridique ait attiré à lui la dénomination de sacramentum provient peut-être de ce que, au début d’un procès, les parties faisaient le serment de ne dire que la vérité. Mais il s’agit là d’une hypothèse. Rappelons que Schillebeeckx a rédigé et publié son ouvrage en néerlandais avant la parution des travaux de Christine Mohrmann qui ont fait avancer la question de façon décisive sur la plan technique de la philologie : c’est pourquoi il écrit (p. 88) : « Comment exactement le sacramentum, qui dans l’usage normal de la langue romaine, n’était aucunement synonyme de mustèrion, a attiré à soi toute la richesse de sens du terme grec, reste encore un désepérant point d’interrogation ».

88 C. MOHRMANN, Sacramentum, pp. 145-146. 89 C. MOHRMANN,Sacramentum, p. 149. 90 C. MOHRMANN, Sacramentum, p. 152. 91 C. MOHRMANN, Sacramentum, p. 152.

92 Il cite entre autres : Ap 15, 8 (42) et 19, 2 (57) etc., cf. note 2, p. 440.

En 1970, une étude approfondie de sacramentum chez Tertullien94 a surtout cherché à

expliquer l’utilisation du terme par référence à la sacratio : le sacramentum était le geste ou le signe qui liait un individu à son groupe sous peine d’en être exclu par la mort (ex-secratio) s’il le transgressait95 :

il nous semble important de trouver ici en germe, pour ainsi dire, l’articulation entre le serment-signe (sacramentum) et la réalité sociale du lien sacré (sacratio) qui lie à la vie et à la mort l’individu qui a fait le serment d’appartenir au groupe dans et devant lequel il s’est engagé. D’où la transposition socio- théologique que l’on peut percevoir chez Tertullien :

« La sacratio qui spécifie le ‘sacramentum’ est représentée dans le ‘sacramentum’ chrétien par la menace (comminatio) qui est attachée à la fides et la disciplina chrétiennes. “Menace” qui voue d’avance aux châtiments éternels de Dieu [...] celui qui rompt son serment [...] L’assimilation de la foi en Dieu à un ‘sacramentum’ militiæ signifie que le chrétien est entièrement “consacré” à Dieu, qu’il lui appartient corps et âme, qu’il n’a point le droit de se “reprendre” sans tomber, de ce fait, dans une autre forme de “consécration” à Dieu, celle qui le “voue” (sacer) à la colère divine et à ses châtiments. »96

Cette métaphore que nous venons de voir appliquée à la relation de l’homme à Dieu dans la foi, sera également transposée à la relation de Dieu à l’homme dans l’économie du salut :

« Dieu “jure” par ses promesses. Celles-ci ont valeur de serment. Une sacratio leur est attachée, parce que Dieu ne peut manquer à ses engagements sans se nier [...] sans se détruire comme Dieu. D’où l’équivalence des promissiones dei avec des ‘sacramenta’. Leur objet étant le “salut” de l’homme, Dieu est lié par ‘sacramentum’ à s’acquitter de cette promesse. Aussi se nierait-il comme Dieu s’il ne tenait pas ses engagements. »97

Ainsi déterminé dans l’articulation du sacramentum et de la sacratio, il ne sera donc pas étonnant que la théologie du sacramentum chez Tertullien mette en œuvre le thème de la signification comme élément structurant de la relation d’alliance entre l’homme et Dieu :

« Reliés au Christ, à son origine, sa mission, la rédemption opérée par lui, la foi qu’il a enseignée, les ‘sacramenta’ se posent comme les “symboles” mis par Dieu à la disposition de l’homme pour reconnaître le vrai Dieu, le vrai Christ, le vrai Sauveur, la vraie foi. C’est pourquoi ils sont indissolubles du pacte conclu entre Dieu et l’homme

au baptême98. Ils en garantissent la validité, le seul pacte salutaire étant celui qui est

conclu entre le vrai Dieu, créateur et auteur du salut, et l’homme qui confesse la vraie foi. D’où leur fonction de “signes” d’identité ou de “symboles” auxquels Dieu et

94 D. MICHAELIDES, Sacramentum chez Tertullien, Paris, Ét. Augustiniennes, 1970. Voir l’exposé et l’appréciation

critique de J.-Ph. REVEL, Traité des sacrements, I, 1, pp. 383-403, en particulier sur la procédure judiciaire (pp. 386- 387), sur le sacramentum/signum (pp. 395-403) et sur le refus par Michaélidès de l’équivalence sacramentum/mustèrion (pp. 400-403).

95 D. MICHAELIDES, Sacramentum, pp. 29-32. Voir la définition deSEXTUS POMPEIUS FESTUS : « “sacramento”

dicitur quod juris jurandi sacratione interposita actum est » (De verborum significatione quæ supersunt [cum Pauli

Epitome], ed. C.O.MULLER, Leipzig, 1839, p. 344), ce que D. MICHAELIDES explique ainsi : « Celui qui s’oblige per

sacramentum se lie d’avance à être “maudit”, “anathème”, sacer, au cas où il manquerait délibérément à ses

engagements contractés par serment » (p. 24).

96 D. MICHAELIDES, Sacramentum, pp. 70-71. Il donne l’analyse détaillée des textes aux pp. 50-69 et 73-135. C’est,

dans cette perspective, ce qui donne à la foi-sacramentum d’avoir valeur de lex, ce qui lie publiquement le contractant au comportement promis et au groupe auquel il l’a promis. Tous les éléments de la signification sont pour ainsi dire mis en place.

97 D. MICHAELIDES, Sacramentum, pp. 147-148. Les textes de Tertullien sont analysés pp. 137-147. 98 Souligné par nous.

l’homme se reconnaissent mutuellement comme les deux parties légitimement contractantes du pacte baptismal. »99

Comme le souligne clairement l’auteur, le souci de Tertullien n’était pas de traduire mustèrion en latin, mais plutôt de l’interpréter à travers sa propre théologie du sacramentum100. On peut donc

considérer cet apport comme un acquis précieux de la tradition occidentale dès les premiers moments de la constitution de son vocabulaire (en langue latine) : en plus de l’argument négatif souligné par C. Mohrman (éviter l’assimilation du mystère chrétien aux mystères des cultes païens), le motif positif qui a orienté le choix et l’interprétation de sacramentum dès qu’il devint l’objet d’une thématisation littéraire et théologique, ce fut bien le problème de la signification, dans la diversité de ses articulations : sacramentum comme manifestation signifiante et fondatrice du lien de sacratio ;

sacramentum et lex comme lien qui tient entre eux auteurs et récepteurs d’un serment ; sacramentum

comme signification prophétique des Écritures et des rites. Cette orientation fondamentalement polysémique ne demandait qu’à se développer.

On ne doit pas sous-estimer l’influence décisive que l’interprétation théologique de Tertullien donna par la traduction privilégiée de mustèrion par sacramentum. Là où l’Orient garderait longtemps la valeur et parfois l’ambiguïté du terme grec, très centré sur le processus existentiel d’une initiation religieuse, comprise par les chrétiens comme l’entrée de l’humanité dans la communion avec Dieu, l’Occident avait d’emblée et assez explicitement perçu ce processus de convivialité entre l’homme et Dieu comme nécessitant un registre régulateur spécifique de signification : ainsi que nous l’avons vu, le choix du registre sémantique incluant sacramentum avec ses références à la relation de sacratio donnait de façon presque instinctive les premières bases d’une approche de la sacramentalité dans laquelle la médiation des registres de signification constituait le point de référence : le risque d’en revenir à la seule instance d’un processus cultuel sera permanent en Occident. L’Orient resta plus fidèle et fut plus inspiré par la polysémie de mustèrion qu’il continua à considérer comme une totalité dans laquelle instances de signification et réalité signifiée se compénètrent dans une telle intimité qu’il est pratiquement impossible de les distinguer. Au risque de caricaturer un peu chacune des deux tendances, on pourrait risquer l’opposition suivante : tandis que l’Orient resta toujours dans la perspective selon laquelle les instances de significations jaillissent de la réalité du mystère et sont conditionnées par elle, l’Occident eut de plus en plus tendance à accorder à l’instance de signification un rôle de condition pour accéder à la réalité du mystère101.

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