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Le “contre-feu” platonicien

C) LA MIMÈSIS ET LA QUESTION DE L’ALTÉRITÉ DU SIGNE

Car la véritable efficience de la mimèsis n’est pas à chercher uniquement ni même d’abord dans la composition des sons pour les noms : en fait, le principe de la composition des sons est dans l’essence de la chose à nommer, car ultimement le nom n’a pas d’autre raison d’être que de dévoiler l’essence des choses48. Et le vrai problème de la mimèsis n’est pas de savoir le résultat de l’imitation

(l’image peinte ou le nom dans sa consistance sonore), mais de saisir le mode de relation entre imitant et imité. Et c’est ce qui va occuper la dernière partie du dialogue. C’est ici probablement que Platon apporte les éléments les plus décisifs sur la manière de penser la mimèsis et le sèmeion.

chrétienne ne fera pas autre chose en faisant des actes de langage comme la contemplation, la prédication ou l’évangélisation, les actions les plus fondamentales de l’existence chrétienne.

46 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 147.

47 Ce qui explique d’ailleurs la position de Socrate lorsqu’il explique que les noms correctement composés par

l’artisan des noms ont pu être déformés dans leur matérialité sonore par le désir de les enjoliver ou des les rendre plus beaux (421 d), mais cela ne retire rien à ce qui constitue leur essence, laquelle ne peut se réduire simplement à la composition sonore (414 c).

48 Il est évidemment essentiel de comprendre que l’approche platonicienne du discours et des noms est inséparable de

sa pensée métaphysique des idées : c’est dans la mesure où le langage est littéralement sommé de répondre à une vocation métaphysique qu’il peut être sauvé du néant dans lequel le faisaient sombrer les sophistes. Pour Platon, le fait de traiter la justesse des noms sans se soucier de son fondement ontologique, équivaut à les envisager comme de pures entités arbitraires qui peuvent n’avoir aucun rapport avec la réalité. Mais si, à l’inverse, on recherche ce fondement, alors se découvre une réelle nécessité dans la réalité des noms, mais cette nécessité ne vient pas d’eux-mêmes. On peut risquer l’hypothèse que, toutes proportions gardées, le véritable problème du Cratyle est celui du mean of

a) Mimèsis et altérité : entre deux limites

« Voyons, Cratyle, […] n’admettrais-tu pas que le nom est une chose et que ce qu’il nomme est une autre chose ? » (430 a) Une telle question va déterminer tout le reste du dialogue, car il s’agit de passer au moment le plus décisif de la détermination du rapport entre le mot et la chose, pour nous permettre de répondre à la question de la justesse des mots. Platon repart précisément de ce qui peut paraître mettre en cause tout ce qui vient d’être acquis grâce à la notion de mimèsis, en posant comme base de départ le fait de l’altérité entre le nom et la chose : si cette altérité est reconnue, c’est elle qu’il faut penser, sur la base des prémisses ontologiques précédemment acquises. En effet, cette altérité ne peut être celle, radicale, que les sophistes essayaient de promouvoir en larguant toutes les amarres qui ancraient le langage dans la réalité. Mais puisqu’il y a altérité, le fait de la reconnaître exige qu’elle soit déterminée non comme rupture, mais comme relation. Comme l’exprime Curzio Chiesa :

« La reconnaissance de l’altérité du nom par rapport à la chose implique donc, pour le philosophe, l’exigence de leur réunion par l’intermédiaire d’un lien qui raccorde le nom et la chose désignée. […] En effet, la signification est de l’ordre du renvoi et la fonction du nom comme du signe est celle de rassembler ce qui est autre et opposé. Bref le nom fait signe et renvoie à la chose. » 49

Or, le fondement de la relation de mimèsis comme renvoi à la chose est la ressemblance (to

homoion, 430 c) entre l’imitant et l’imité. Quand le nom est semblable à la chose qu’il nomme nous

sommes dans le “dire vrai” (alètheuein), s’il est dissemblable, nous sommes dans le “dire faux” (pseudesthai). Est alors résolue la question de savoir si les noms sont toujours vrais : ils ne le sont qu’en fonction de leur relation au réel nommé par eux. On ne pourra donc pas dire que les noms tiennent d’eux-mêmes leur vérité, mais précisément, à cause du renvoi à l’altérité constitutif de la notion de nom-signe, la justesse du nom doit se situer dans une double dépendance : vis-à-vis de l’essence et vis- à-vis de la juste relation que nous établirons avec elle dans l’usage du nom (la vérité).

Mais pour en revenir à la relation première (la dépendance du nom par rapport à la chose, sa “justesse”), on ne va pas s’en tenir à une sorte de parallélisme mimétique comparable à celui de la peinture vis-à-vis de la réalité. En effet, Socrate, poussant jusqu’au bout la possibilité de la mimèsis explique que cette ressemblance ne doit pas aller jusqu’à l’identification totale du nom à la chose :

« Examine si j’ai raison : n’y aurait-il pas deux choses telles que Cratyle et l’image de Cratyle, si un dieu, non content de figurer ta couleur et ta forme ainsi que le font les peintres, fabriquait en outre tout l’intérieur de ta personne tel qu’il est, en rendait exactement les aspects de mollesse et de chaleur, et y mettait le mouvement, l’âme et la pensée tels qu’ils sont en toi ; bref, si tous les caractères que tu possèdes, il en plaçait près de toi d’autres semblables. Y aurait-il alors là Cratyle et l’image de Cratyle, ou bien deux Cratyles ? » (432 b-c)

Socrate a donc fixé les deux bornes de la mimèsis des noms-signes : ni dissemblance totale, ni ressemblance si plénière qu’elle serait confondue avec la chose et deviendrait elle-même une deuxième chose : une tel excès dans la mimèsis abolit la relation même de similitude et la nécessité pour le nom de montrer, de renvoyer à la réalité dans son altérité.

b) La véritable référence : le tupos

Socrate propose un moyen terme pour penser la ressemblance, le tupos : « lorsque dans un nom, ce tupos [=le caractère distinctif] est présent, même à défaut de tous éléments appropriés, la chose est bien dite s’ils y sont tous, mal dite s’ils les éléments n’y sont qu’en petit nombre » (433a). Socrate introduit ici un terme qui signifie en grec la marque, la trace ou l’empreinte, la forme, le type ou le modèle et enfin la maquette d’un bâtiment que les architectes réalisent avant la construction.

Tupos permet donc de combiner deux valeurs qui rendront compte de la mimèsis du signe de façon

plus précise : d’une part, le fait d’un renvoi à autre chose, car le tupos est toujours tupos de quelque chose, il ne se conçoit pas seul et la dimension du “renvoyer-à” dont parlions ci-dessus est ici au premier plan50 ; d’autre part, tupos signifie le schématisme qui mesure la ressemblance et la différence,

de sorte que le tupos n’est ni le double de la chose ni un signe totalement étranger à elle. « Le tupos est l’effigie schématique de la chose qui montre, en plus de l’essence réelle, son altérité et sa distance irréductibles par rapport à l’être original »51.

Cette référence au tupos pour définir le nom va permettre à Platon de rééquilibrer sa théorie de la ressemblance et de la mimèsis : les précédentes conclusions amenaient à penser que le nom originaire serait par ses composantes phoniques une image parfaitement adaptée de l’essence (cf. 425d) : mais en fait, il faut bien reconnaître que le travail historique et diachronique sur le langage introduit par l’usage des éléments qui risquent de trahir la pureté des noms originaires. Si donc la

mimèsis des noms ne reposait que sur leur composition sonore, force serait de revenir complètement à

une théorie de la rupture : ce qui assure la ressemblance, ce n’est pas d’abord la composition sonore ou phonique, c’est la capacité même de montrer et d’imiter. Tel est précisément le tupos. Du même coup, on peut plus facilement admettre qu’une part de convention et d’usage entre dans la détermination des noms, sans pour autant les dénaturer : on retrouve ici clairement au niveau des noms, la différence entre l’apparaître (la composition sonore et phonique du nom) et l’être (le tupos du nom, ou plus exactement le nom en tant qu’il garde toujours son tupos pour référer à la chose) : l’intervention d’éléments conventionnels dans le nom est comme le garant que ce dernier ne pourra jamais être identique à la chose nommée : ainsi la dimension d’usage dans le langage et l’histoire des mots reprend ses droits, mais étant sauve la sèmiosis. Cette nouvelle approche permet de préciser encore mieux la complexité de la mimèsis qui constitue les noms : nature (tupos) et convention (modification historique de la composition sonore des noms) concourent finalement de façon opportune à maintenir la distance et l’altérité.

c) Une ultime mise en garde au sujet des noms : la dissymétrie de la relation nom/chose

On pourrait imaginer que le débat a trouvé son point d’équilibre … Et de fait, sur la question de la sémiosis, le dialogue n’avancera plus beaucoup. Mais on est surpris par la manière dont Socrate amène la conclusion de ce débat difficile : en gros, à la fin de la discussion, il dénie au langage d’avoir une véritable fonction dans la connaissance de la réalité et il le fait de façon radicale : en soupçonnant l’artisan des noms d’avoir mal fait son travail. Socrate en effet s’aperçoit soudainement qu’il a trop accordé au pouvoir de la sémiosis-mimèsis :

« Quand on saura de quelle nature est le nom — et il est de même nature que la chose —, du même coup on connaîtra aussi la chose puisqu’elle se trouve être semblable au nom et qu’à ce compte, il n’existe qu’un seul et même art pour toutes les choses semblables entre elles … » (435d)

« En découvrant les noms, aura-t-on aussi découvert les choses dont ils sont les noms ? » (436a)

Le coup est redoublé, lorsqu’il ajoute qu’à son avis, le législateur artisan des noms semble s’être souvent trompé, car il ne devait pas avoir connu le monde des essences et des formes : Socrate laisse planer un doute sur le fait qu’il ait été héraclitéen et que la plupart des noms reflètent davantage les choses en mouvement que les formes stables (436 a-437 d).

En fait, il finit par enfoncer le clou et déclare :

« Si réellement d’une part, on peut apprendre les choses par les noms, et si, d’autre part, on peut les apprendre par elles-mêmes, quelle sera la connaissance la plus belle

50 On dirait aujourd’hui la dimension référentielle.

51 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 152. Par rapport au tupos, les « éléments appropriés » sont de l’ordre de la convenance

et la plus sûre des deux ? Est-ce de l’image qu’il faut partir pour comprendre l’image elle-même et savoir si elle a été bien figurée et pour comprendre aussi la vérité dont elle est l’image ? Ou bien est-ce de la vérité qu’il faut partir pour comprendre la vérité elle-même, puis son image, et savoir si cette dernière est convenablement exécutée ? […] Il ne faut pas partir des noms mais plutôt apprendre et rechercher les choses en partant des choses et non des noms. » (439a-b)

Ces affirmations paraissent constituer une fin de non recevoir et s’inscrire dans le style de ces dialogues qui semblent se terminer en queue de poisson. Pourtant, on remarquera que Socrate ici ne renie rien de la recherche qu’il a menée avec ses interlocuteurs : il parle encore de la fonction du nom comme image. Simplement, il amène de façon un peu provocante un dernier résultat dans la discussion pour déterminer la manière dont le nom est signe ou image de la réalité : la relation

nom/chose n’est pas réciproque, car le nom dépend de la chose mais non l’inverse : il y a « priorité du

vrai sur le dire vrai […] seule cette relation de vérité permet de rendre compte de l’ “institution” du langage, c’est-à-dire l’articulation des choses dans les mots »52. En fait, comme le suggère une ultime

question de Socrate à la fin du dialogue : « Devons-nous dire qu’il existe une chose belle et bonne en soi et qu’il en est de même pour chacun des êtres en particulier ? » (439 c). Cette introduction de la nécessité de la théorie des idées montre clairement que les formes sont nécessaires pour fonder la justesse des noms. C’est pour ainsi dire un appel et un avertissement pour réorienter toute réflexion sur la justesse du langage : il faut bien s’en servir puisque nous n’avons pas d’autre moyen d’aborder ensemble par le dialogue les grandes questions de la dialectique concernant l’être et les formes, mais la vraie manière de s’en servir, c’est de garder sans cesse la pensée et le regard de l’âme tournés vers les idées et vers ce qui est vrai.

d) la mimèsis dans le Sophiste

Avant de faire un bilan global de ce contre-feu pour sauver le lien du langage au réel, il nous semble indispensable d’évoquer au moins un autre passage de l’œuvre de Platon, où il précise la notion de mimèsis. Tout d’abord dans le Sophiste où nous trouvons une confirmation intéressante de la théorie du signe/tupos telle que nous l’avons décrite : débattant de la définition du sophiste, Socrate en vient à la déterminer à partir de la notion de mimèsis. Prenant appui sur le domaine visuel et pictural, il distingue deux arts de la mimèsis :

— « le premier art que je distingue dans la mimétique est l’art de copier, l’art eikastique (eikastikè). Or, on copie le mieux quand, pour achever la formation de l’imitation, on copie de manière conforme aux justes proportions, à la symétrie de longueur, largeur et profondeur, et, en outre, on applique à chaque partie les couleurs qui lui conviennent. » (Sophiste 235 d)

— « Et les artistes, qui ne s’inquiètent pas de la vérité, ne reproduisent-ils pas dans leurs idoles (eidôla) les symétries qui paraîtront belles mais qui ne sont pas exactes ? […] Ce qui n’est pas ressemblant à ce qu’il prétend copier, comment l’appeler ? Ce qui paraît ressemblant sans l’être, n’est-ce pas un faux-semblant (phantasma) ? » (Sophiste 236 b-c)

On voit comment dans cette détermination de deux types de mimétique la mimèsis eikastikè est celle qui respecte des relations vraies entre le modèle et l’imitation, tandis que l’autre ne fait que chercher à donner les apparences les plus plaisantes de l’objet imité. Dans le premier cas, c’est un véritable rapport d’analogie évoqué par le terme de summetria, qui fonde la ressemblance (eikôn) : nous sommes dans le même registre de précision et de vérité que celui du tupos auquel avait abouti l’enquête du Cratyle. Dans le second cas, le rapport de mimèsis est tellement lointain et incertain, que le résultat est appelé eidôlon et associé au phantasma, simulacre de l’imagination. Si l’on précise en outre, que cette théorie de la mimèsis dans le Sophiste est doublée d’une théorie de la création et de la production (le dieu ouvrier crée des choses naturelles et en second lieu des eidôla, tandis que l’homme

en premier lieu crée par la technique des choses artificielles et ensuite des eikones et enfin des simulacres ou phantasmata), on se trouve alors devant une théorie de la mimèsis qui va bien plus loin que le Cratyle, puisque nous sommes en présence d’une première ontologie des degrés d’être, conditionnée par la réflexion sur l’activité mimétique (Sophiste 265-266).

On peut en déduire un thème qui est cher à Platon et qu’il a développé également dans la

République et qui se retrouve ici. Socrate demandait en effet : « Lequel de ces deux buts se propose la

peinture relativement à chaque objet : est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? » (Politeia, 598 b). Ce n’est donc pas ce que l’on croirait bien imité, la peinture en trompe-l’œil et autres effets de perspective qui qualifient la mimèsis, mais la justesse de la relation, laquelle est d’ordre intellectuel. D’une certaine manière, on peut dire que la mimèsis a quelque chose de paradoxal : ce n’est pas la richesse du mimèma ou son apparente proximité du modèle qui la valorisent, mais la justesse intellectuelle de la relation. Comme pour le tupos, la qualité de la bonne mimèsis est elle-même uniquement soumise au critère de vérité. Finalement l’essence de la mimèsis n’est pas tant à chercher dans la notion de copie, mais dans la notion de justesse et de relation vraie. S’il fallait traduire cette intuition de Platon en une théorie linguistique, nous dirions volontiers que la mimèsis authentique des mots est en fait la première manifestation de la nécessité des idées, le langage par sa justesse étant en fait la première traduction spontanée dans l’expérience quotidienne de la structuration par la mimèsis de notre rapport aux choses et aux événements. C’est bien ce qu’affirme Platon au sujet de l’image : « Un objet autre de même type qui est fait à la ressemblance de la chose vraie » (Sophiste 240 a). Et si c’est le cas des mots justes, on comprend l’affirmation de Curzio Chiesa : « Imiter, c’est signifier »53 et c’est là notre premier

apprentissage presque naturel du renvoi vers le monde vrai des essences et des formes.

e) La sumplokè dans le Sophiste

On trouve également dans le Sophiste un autre thème qui élargit la question de la signification du langage, puisqu’à la différence du Cratyle, il ne s’agit plus simplement des noms, mais précisément de ce qui concerne la structure même du discours : les noms et les verbes. Quand ils sont assemblés, le nom et le verbe, constituent ensemble « immédiatement, ce qui, de tous les discours est en quelque sorte le premier et le plus bref : la première liaison (prôtè sumplokè) » (Sophiste 262 d). Platon s’attache alors à décrire ce que la sumplokè comporte de plus que le simple acte de nomination :

« Elle manifeste (dèloi) en effet au sujet des choses qui sont ou deviennent, qui furent ou qui seront ; elle n’est pas un simple nommer, mais elle achève quelque chose en liant les verbes aux noms. Pour cette raison nous avons dit de celui qui parle qu’il discourt et non point seulement qu’il nomme, et à son entrelacement (plegmati), nous avons donné le nom de discours. » (Sophiste 262 d)

Platon dégage ici nettement l’originalité de la phrase et que la sumplokè, le lien établi entre nom et verbe fait passer à un niveau de signification, non seulement plus riche par la simple addition, mais qualitativement différent : la métaphore de la sumplokè, empruntée au métier du tissage (l’entrecroisement de la chaîne et de la trame), est appliquée peu après aux rapports entre les idées elles-mêmes :

« C’est la plus radicale manière d’anéantir tout discours que de délier chaque chose de tout le reste ; car c’est par la liaison des formes les unes aux autres (dia tèn tôn allèlôn

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