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LA SOPHISTIQUE ET LA CRISE DU LANGAGE AU CŒUR DE LA CITÉ GRECQUE

À la naissance de la sémiologie dans le monde grec antique

B) LA SOPHISTIQUE ET LA CRISE DU LANGAGE AU CŒUR DE LA CITÉ GRECQUE

a) De la parole comme prise de pouvoir …

Marcel Détienne avait développé, dans un travail consacré aux Maîtres de vérité dans la Grèce

archaïque21, le thème selon lequel, dès les temps les plus reculés, la parole avait été conçue comme un

pouvoir doué d’efficace, capable de réaliser ce qu’elle dit, surtout lorsqu’elle sort de la bouche d’un dieu ou, parmi les humains de celle d’une autorité compétente (devin, roi, aède), ceux précisément qu’il nomme des maîtres de vérité : à cette parole, conçue dans une mentalité mythique comme pleine d’efficacité et de pouvoir sur la vie sociale qu’elle peut façonner et guider, s’oppose la parole vide, « les paroles dépourvues de réalisation »22 et qui n’ont aucun poids23. L’auteur considère que, dans le

processus général de “laïcisation” qui toucha la société grecque des VIe-Ve siècles, l’autorité des

instances politiques et culturelles traditionnelles perdit de sa force et le processus de démocratisation

20 Curzio CHIESA, Sémiosis, p 89.

21 Marcel DETIENNE, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, Maspero, 1973². 22 Marcel DETIENNE, ibidem, p. 57

23 Le prologue d’Hésiode à la Théogonie est évidemment une référence majeure pour Détienne : « Ces Muses de

l’Olympe, ces filles de Jupiter, maître de l’égide, m’adressèrent ce langage pour la première fois : “Vils pasteurs, opprobre des campagnes, vous qui ne vivez que pour l’intempérance, nous savons inventer beaucoup de mensonges semblables à la vérité ; mais nous savons aussi dire ce qui est vrai, quand tel est notre désir”. ». Même souci de situer le poète face à la vérité au début des Travaux : « Pour moi, puissé-je faire entendre à Persès le langage de la vérité ! »

(l’isonomie) contribua à mettre en doute la force et l’efficacité de la parole d’autorité royale, religieuse ou sacrale.

Dans un tel contexte, où la discussion entre membres égaux de la cité devenait le principe de la vie politique, la question se posait de savoir quel crédit et quelle force reconnaître à la parole, ce qui laissa apparaître un nouveau mode d’appréciation de la parole surtout publique, celui de la force de conviction, le pouvoir comme pur moyen de l’emporter par le discours persuasif à l’adresse d’une assemblée : d’où la naissance de cette figure étonnante et familière à la fois, le sophiste, celui qui enseigne à faire qu’un discours l’emporte par la force sur un autre et exerce son efficace sur une cité, non plus en vertu d’une autorité labellisée par les croyances mythiques ou traditionnelles, mais en vertu du seul vouloir de celui qui impose ainsi son opinion et par la force de sa parole s’estime en droit de faire violence à l’assemblée qu’il veut “convaincre”. Ce nouveau cas de figure déplaçait totalement la problématique et de la parole et de la vérité. De la vérité d’abord : en effet, les critères anciens qui attribuaient ou reconnaissaient à certaines paroles la capacité de dire la vérité étaient désormais remplacés par le seul souci d’imposer non pas la vérité, mais l’opinion que l’on voulait défendre : d’où le fameux axiome de Protagoras « l’homme est la mesure de toutes choses »24, dans la

mesure où le seul critère de référence à la vérité se réduit à ce qu’il estime et veut imposer (son opinion ou sa doxa). Il n’y a donc plus une vérité objective des choses, mais uniquement un flux d’apparences et de sensations. De la parole et du discours ensuite, car si l’homme n’a plus d’ancrage dans une relation aux choses vraies, c’est que le moyen privilégié par lequel il avait rapport à ces choses vraies n’est plus capable de remplir cette fonction : le langage est donc réduit à un moyen de faire violence à l’autre, il est réduit à un pur outil de pouvoir. On comprend pourquoi les sophistes seront d’une certaine manière les premiers linguistes de la Grèce, non qu’ils s’intéressent au langage comme “dire” la vérité des choses, des pensées, etc. mais le langage comme moyen de l’emporter par la force sur l’opinion de l’autre. Le langage tel que le comprennent et surtout l’utilisent les sophistes doit être dépourvu de tout lien à la réalité pour devenir un pur instrument de domination sociale. Même si jusqu’ici, le logos “parole/discours” n’avait pas été envisagé comme signe, il avait été reconnu et éprouvé comme capable et même comme destiné à dire les choses, le lien entre eux étant pour ainsi dire accepté comme une évidence non réfléchie. Il a donc fallu que cette crise très grave de la sophistique ouvre un abîme entre le langage et le réel, pour que se pose la question de la nature sémiologique de langage.

b) Gorgias et la rupture entre langage et réalité

C’est incontestablement Gorgias qui a incarné aux yeux de la postérité cette implosion radicale de la belle ordonnance entre discours et réalité. Le topos classique est un passage du Traité du

non être tel qu’il nous est rapporté par Sextus Empiricus : fondant l’impossibilité de toute ontologie

par le fait de refuser que l’on puisse dire d’une chose qu’elle est ou qu’elle n’est pas, il montre ensuite que même si elle était on ne pourrait la penser, car si une chose est, elle est ce qu’elle est, elle n’est pas de l’ordre de la pensée, il fonde ainsi une rupture radicale entre pensée et être ; puis dans un troisième temps, il affirme que même si une chose pouvait être pensée, elle ne pourrait être dite, et c’est ce qui nous intéresse ici :

« Et même, en admettant qu’on saisisse quelque chose, cela est incommunicable à autrui. Car s’il existe des êtres extérieurs à nous, objets de la vue, de l’ouïe ou du sens commun, ceux qui sont visibles étant saisis par la vue, les audibles par l’ouïe, et non inversement, comment pourront-ils être révélés25 à autrui ? »

24 Cf. PLATON, Théétète, 152a : « Protagoras dit en effet, n’est-ce pas, que l’homme est la mesure de toutes choses, de

l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas. […] Ne veut-il pas dire à peu près ceci, que telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi et que telle elle t’apparaît à toi, telle elle est aussi pour toi ? Car toi et moi, nous sommes des hommes. »

25 À titre de renseignement, signalons qu’ici, le verbe grec choisi mènuesthai est de la même racine que le substantif

« Car le moyen pour nous de signifier, c’est le logos, et le logos [la parole] n’est pas les substrats (hupokeimena) ni les êtres (onta) ; ce n’est donc pas les êtres (onta) que nous communiquons aux autres, mais bien le logos, qui est différent des substrats.. De même donc que ce qui est visible ne saurait devenir audible et inversement, de même, puisque l’être demeure extérieur à nous, il ne peut devenir le logos qui est le nôtre et n’étant pas le logos, il ne peut être manifesté (dèlôtheiè) à autrui. Or, le logos naît par suite des choses qui nous frappent du dehors, à savoir les choses sensibles ; or c’est à la suite de leur rencontre avec l’humeur du corps que naît pour nous le logos qui traduit cette qualité ; et c’est de l’introduction de la couleur que naît la parole qui traduit la couleur. S’il en est ainsi, ce n’est pas le logos qui traduit ce qui est hors de nous, mais bien ce qui est hors de nous qui devient révélateur du logos. »

« Et certes, il n’est pas possible de dire qu’il en va comme pour ce qui est visible et audible ; il est impossible, du fait qu’il est donné et qu’il est, que le logos nous révèle les substrats et les êtres. Car si le langage est un substrat, il diffère des autres substrats, et les corps visibles sont, au plus haut point, différents des paroles. Car le moyen par lequel on saisit le visible est différent de celui par lequel on saisit le logos. Ainsi donc le

logos ne nous montre pas la plupart des substrats, non plus que ceux-ci ne nous

montrent leur nature aux uns et aux autres. »26

On remarquera la stratégie de Gorgias : il ne s’agit pas d’une négation du “réel” au profit du langage ou de la pensée. Il s’agit d’une affirmation de l’autonomie du discours : « même si l'être pouvait être pensé, le langage ne pourrait l'exprimer » (Jean-Pierre Dumont). Gorgias manifeste de façon radicale — probablement contre Parménide et son affirmation de l’identité entre « être, penser et dire » — que le langage est ce qu’il est et qu’il ne se définit pas autrement que par lui-même et en lui-même. Il est fort probable que son affirmation sur le non-être allait dans le même sens : l’être est dans son ordre propre mais l’homme n’y a aucun accès ni par la pensée, ni par le langage. Gorgias est étonnamment moderne : il représente l’attitude critique la plus radicale qui soit. En faisant cela, il posait une question que les Grecs ne s’étaient jamais vraiment posée : si l’être (ta hupokeimena ou ta

onta) est dans une séparation radicale par rapport à la pensée et au logos, c’est pour ainsi le monde qui

s’effondre, puisqu’il s’agit de remettre en cause de façon impitoyable tout ce qui, jusqu’ici avait servi de fondement inexploré et accepté comme allant de soi. « Ce qui est essentiel, c’est le fait que Gorgias a posé la question de fond à laquelle les philosophes se devront de répondre. Pour ces derniers, il s’agira de montrer que si les mots sont différents et séparés des choses, c’est pour pouvoir les signifier »27. Et celui qui allait affronter de plein fouet la question, c’était précisément Platon.

II

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