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LA RÉFUTATION DE LA POSITION SOPHISTIQUE AU SUJET DU DISCOURS

Le “contre-feu” platonicien

A) LA RÉFUTATION DE LA POSITION SOPHISTIQUE AU SUJET DU DISCOURS

On peut énoncer comme thèse directrice de cette étape platonicienne que face à la rupture entre dire, penser et être, instaurée comme un principe par les sophistes, le contre-feu des philosophes et surtout de Platon fut d’affirmer et de mettre en évidence la fonction première du langage, la

fonction significative, il s’agira de fonder un lien symbolique entre les mots et les choses, trouver le

“lien” entre eux qui ne soit ni substitution du mot à la chose, ni rupture totale. C’est donc dans cet espace fragile et menacé que vont naître les premières réflexions sur le langage comme signe. Cet acquis philosophique décisif pour tout l’avenir de la pensée du langage en Occident ne se fit pas sans peine, comme nous allons le voir.

a) Un trompe-l’œil : l’alternative convention/nature …

Ce que l’on considère habituellement comme le dilemme de base du Cratyle, savoir si « un nom est l’appellation que certains attribuent à la chose après convention » ou « s’il existe naturellement, et pour les Grecs et pour les Barbares, une justesse des noms qui est la même pour tous »29 fait partie de ces effets de trompe-l’œil fréquents dans les dialogues. Car la véritable question

que Platon va nous faire découvrir, c’est de dépasser le débat entre la thèse du langage fixé par convention et celle de la justesse naturelle des noms, dépasser le débat classique nomôi/phusei. En effet, accepter de se laisser enfermer dans ce débat, ce serait encore donner raison aux sophistes qui veulent éviter la question de la relation du langage à l’être : même si le langage était une donnée fixée en fonction de la nature des choses (orthotèta phusei pephukuian, 383a), cela permettrait tout au plus de penser deux univers parfaitement parallèles entre les mots et les choses, une sorte d’« harmonie préétablie » leibnizienne, mais d’une certaine manière, cela apporterait plutôt de l’eau au moulin des sophistes et ne dirimerait en rien le débat fondamental de savoir si réellement nous pouvons faire confiance au langage pour accéder à la vérité de l’être, car on serait alors cantonné dans ce monde du langage30, ligoté par lui sans savoir si ni comment il nous donne accès à la réalité, car chaque

dimension langage/pensée/réalité pourrait être encore implicitement comprise comme des domaines indépendants. Il est donc essentiel de comprendre que Platon n’a pas d’abord pour souci de justifier la « justesse naturelle des noms », mais d’instaurer une réflexion ontologique sur l’être des noms, ce qui est tout autre chose.

Cela n’implique pas pour autant d’adhérer à la théorie de la convention, car ici encore, le fait d’y adhérer supposerait que chacun puisse se créer son propre langage, ce qui détruit radicalement toute utilisation réelle du langage (385a ssq.). Cette approche de l’impossibilité pour chacun de fixer les conventions de son langage fait dériver le débat sur la question d’un personnage ayant la science et l’autorité pour créer les noms et leur donner la justesse nécessaire. Après avoir établi qu’il existe un “dire vrai” et un “dire faux” du discours et qu’en vertu du rapport du logos aux éléments qui le composent (notamment, les noms, onomata, au sujet desquels on s’interroge ici), Socrate en conclut qu’il doit y avoir des noms vrais et des noms faux … Ce raisonnement est “linguistiquement

28 Il s’agit de la deuxième partie (pp. 101-205) de Sémiosis

29 PLATON, Cratyle, 383a-b. Quand nous donnerons simplement la référence de l’édition Estienne sans précision, il

s’agira de ce dialogue : dans les autres cas, nous préciserons le titre du dialogue.

30 Il est tout de même assez curieux de remarquer à quel point la thèse du langage comme lié à la nature des choses,

thèse qui est souvent comprise à tort comme l’axiome du réalisme philosophique, est en fait une sorte de “fidéisme linguistique” dans lequel l’esprit s’enferme avec naïveté, croyant finalement maîtriser le monde par le discours. Cet axiome “fidéiste” est, semble-t-il, le principe qui a fait fonctionner toutes les « langues de bois » dans les société totalitaires (dans lesquels le langage officiel s’attribue par violence le poids de la réalité).

incorrect”, mais il s’agit d’une stratégie pour en venir à ce qui paraît aux yeux de Platon le véritable problème, le fait que le langage ait un lien essentiel avec la vérité (385c-d). Pour appuyer cette conviction, Platon pose un parallélisme nouveau selon lequel les noms ont une justesse, comme les choses ont une essence (385d-386a) : les noms doivent précisément décrire cette essence. C’est donc que la détermination de la justesse du langage va s’articuler sur la théorie ontologique des essences comme fondatrice de cette justesse31. Le piège sophistique est ainsi déjoué, car ce n’est plus ni la

convention entre hommes, ni la détermination des noms par les choses mouvantes de ce monde qui fonde la justesse des noms mais bien la réalité ontologique fondatrice de l’essence, de l’idée. Et donc les actions qui se rapportent à ces essences sont déterminées par ces dernières : « la parole juste et vraie est celle qui exprime par la voix la nature et l’essence des choses »32. Et si « nommer est une partie de

l’acte de parler » et que « parler est un acte qui se rapporte aux choses », « il faut donc nommer les choses comme il est naturel de nommer et pour les choses d’être nommée, avec le moyen convenable »33. Platon, par la bouche de Socrate, a amené les interlocuteurs sur un terrain qu’ils ne

soupçonnaient pas, le monde des essences ou des idées, le seul, verrons-nous, qui puisse résoudre la question de la justesse des noms. Loin d’être un domaine séparé ou qui sépare de l’être, le langage est un instrument dont l’activité découle de l’être véritable de l’idée. C’est dans ce premier temps du dialogue qu’est, semble-t-il, réfutée la position sophistique dans ce qu’elle avait de plus radical et de plus dangereux. Il s’agit maintenant d’exploiter les conséquences de ce point de vue radicalement nouveau.

Socrate achève cette première fondation ontologique du langage en posant la question fondamentale « qu’est-ce que nommer ? ». Comme les artisans se servent de différents instruments pour réaliser leur tâche, « le nom est un instrument qui sert à instruire (didaskalikon ti) et à distinguer l’essence des choses (diakritikon tès ousias), comme la navette à démêler les fils » (388 c). Puisque nommer est une activité qui découle de l’essence, que l’essence elle-même est ce que sont les choses, et que le nom est l’instrument de l’acte de nommer, le lien ontologique entre “nommer” et “être” est donc sauvé. Mais cette référence à l’essence exige d’être élucidée, car jusqu’ici rien n’a encore été dit ni de la nature de cet instrument, ni de la justesse de sa fabrication. C’est donc la question de l’origine des noms qui est ainsi posée.

b) L’artisan des noms (onomatourgos)

« Ce n’est pas au premier venu qu’il appartient d’établir le nom, mais à un faiseur de nom (onomatourgou) ; est celui-là, semble-t-il, est le législateur, c’est-à-dire de tous les artisans (dèmiourgôn), le plus rare parmi les hommes. » (389 a)

Le faiseur de noms a donc l’immense responsabilité de regarder les idées et de fabriquer chaque nom en fonction de chacune (389b). En plus, il doit avoir les yeux fixés sur l’essence du nom pour que chaque nom soit un instrument valable de nomination : « le nom qui, par nature est naturellement approprié à chaque chose, notre législateur ne doit-il pas l’imposer aux sons et aux syllabes et avoir les yeux fixés sur ce qui est le nom en soi, pour créer et établir tous les noms ? » (389d). Son art est donc de savoir imprimer dans les sons de la voix, comme dans une matière, ce qui donne au nom de renvoyer à l’essence34.

31 D’où la critique développée de l’opinion de Protagoras en (386a-e) 32 Curzio CHIESA, Sémiosis, p 116.

33 387 b-c.

34 Cette théorie permet à Platon d’expliquer la diversité des langues : que les mots soient différents d’une langue à

l’autre est comparable au fait qu’un artisan peut imprimer l’idée de navette en soi dans diverses sortes de bois selon le tissage qu’il veut réaliser. La diversité des langues s’explique par la diversité de la matière, et même si la matière est différente, les noms de chaque langue peuvent être justes par le fait de renvoyer à l’essence des choses. « Tous les forgerons n’opèrent pas sur le même fer en fabriquant pour le même but le même instrument ; néanmoins, tant qu’ils lui donnent la même forme (idean), même si ce n’est pas le même fer, l’instrument est bon » (389e-390a). Sur tout ceci voir V. GOLDSCHMIDT, Essai sur le Cratyle, Contribution à l’histoire de la pensée de Platon, Paris, Champion,

Le nom en soi représente donc l’idée de nom qui est la référence pour le faiseur de nom. Il importe de noter cette référence “transcendante” qui fonde aussi bien l’existence des choses particulières en devenir que celle des mots : c’est sans doute une clef importante de la réflexion de Platon dans ce dialogue : les mots et les choses ont le fondement de la possibilité de leur appartenance les uns aux autres par le fait qu’ils sont tous originés dans l’être, mais chacun d’une manière différente : les choses sont référées à leur idée directement, tandis que les noms sont référés et à l’idée de nom et à l’idée de la chose qu’ils nomment. Une élucidation sur le fondement ontologique de la justesse des noms ne simplifie pas nécessairement le problème.

« Il arrive, reprit Socrate, que dans quelques cas, non seulement l’idée elle-même ait droit à porter le même nom éternellement, mais qu’il en soit de même pour une autre chose qui n’est pas cette idée, mais qui a toujours, tant qu’elle existe, la forme de cette idée. »35

Cette thèse affirmée dans le Phédon permet de comprendre la question que pose Socrate dans le Cratyle, car l’inventeur des noms pour les hommes ne pourrait pas déduire le nom en regardant simplement l’idée, si l’idée ne suggérait pas d’elle-même à partir de ce qu’elle est le nom qui convient. « Si les choses reçoivent le nom de l’idée, c’est que l’idée a déjà un nom qui convient »36 et donc les choses,

en participant de l’idée, reçoivent en même temps le nom de cette essence. Comme l’écrit encore C. Chiesa :

« En somme, l’univers des Formes, tel qu’il s’esquisse à peine dans le Cratyle, semble être un univers déjà pourvu de noms, où chaque Forme est douée du nom vrai qui lui appartient proprement. Le nom qui convient à chacune des choses est précisément le nom en soi de chaque chose […] car c’est dans la nature et l’essence des choses à nommer que le créateur des noms trouve le modèle sur lequel il se règle, le modèle en soi »37

À notre avis, une telle démarche est révélatrice de la visée profonde de Platon dans ce dialogue : cette mise en scène consciemment « mythique » de cet arrière-monde avec un législateur (en quelque sorte, un précurseur de ce que le démiurge sera pour le monde dans le Timée), des idées qui portent un nom éternel et unique ajusté à la plénitude de leur être, et parmi elles une idée de nom qui va réguler l’activité du législateur pour former les noms dans les diverses langues humaines, a pour but premier de montrer que face au défi sophistique, c’est un recours à la transcendance de ce monde de

l’être vrai, l’idée, qui permettra d’échapper à la coupure radicale entre dire, penser et être. Face au

monisme parménidien qui assimilait les trois instances, Platon affirme une dualité, celle des idées et des êtres en devenir, qui lui permettra de penser la dissemblance et la ressemblance entre les trois registres, sans aboutir à la rupture radicale entre eux telle que voulait l’imposer la sophistique. Ce recours à la transcendance pour justifier la justesse des noms marquera assez profondément l’évolution postérieure de la réflexion sur le langage et nous verrons notamment le profit que saint Augustin saura en tirer dans sa propre théorie du signe.

1940, p. 83. Comme le remarque Curzio Chiesa (Sémiosis, p 122), cette théorie, pour être vraiment cohérente, exige de comprendre que ce qui est identique dans le nom est l’identique fonction de nomination plutôt que la forme du nom elle-même, ce qui d’ailleurs est plus conforme au fait que Platon va faire interpréter le nom comme instrument.

35 Phédon 103e.

36 Curzio CHIESA, Sémiosis, p 127.

37 Curzio CHIESA, Sémiosis, p. 127. L’auteur fait remarquer que cette interprétation du nom éternel de chaque idée

pourrait prêter le flanc à la critique la plus radicale du platonisme, à savoir que « l’idée platonicienne [serait] en réalité un nom hypostasié et considéré comme modèle ». D’un strict point de vue logique, c’est vrai. Mais la question reste de savoir pourquoi Platon nous fait faire un tel détour par le monde des idées, si c’est simplement pour hypostasier et absolutiser les mots, alors que, nous le verrons toute la tâche du second versant du Cratyle est de montrer que les noms ne sont pas identiques aux choses. Une telle critique signifie donc simplement que l’on n’accepte pas la démarche platonicienne comme une authentique démarche ontologique …

Il vaut la peine de remarquer que Platon semble bien concevoir le langage comme une dimension qui est coextensive au monde des idées : si ici-bas, le lien des noms aux choses peut paraître conventionnel, il n’en est sûrement pas de même dans le monde des essences pures : le nom n’est pas encore décrit en référence à la notion de sèmeion, mais le fait d’introduire les noms comme une sorte de qualité propre ou une dimension inhérente à chaque idée est une manière de revaloriser le langage face à son instrumentalisation comme moyen de pouvoir et de violence par les sophistes. Ici encore, Platon réoriente d’emblée le langage vers sa dimension ontologique et réinterprète de façon inattendue ce que Marcel Détienne avait noté dans sa recherche sur la valeur d’autorité et d’efficacité du logos chez les poètes et les rois : mais ici la force de la parole et des noms ne proviendra plus de ceux qui les utilisent, mais de leur fondement ontologique ultime : l’idée.

Ainsi donc, par une sorte de revirement plutôt inattendu, ce recours à des données transcendantes pour expliquer la nature du langage n’est pas dépourvu d’intérêt, même par rapport à une approche linguistique contemporaine : en effet, la plus élémentaire réflexion sur le langage nous fait immédiatement éprouver l’étrangeté de la distance qui existe entre les mots et les choses. Même s’il ne nous vient pas à l’esprit de vouloir assimiler cette distance à une quelconque forme de “transcendance”, on comprend bien tout de même pourquoi Platon s’est aventuré sur ce terrain : parler de la réalité, c’est à la fois se laisser saisir par la présence des choses auxquelles nous ouvre la parole, mais c’est inséparablement reconnaître l’impossibilité absolue d’une proximité si intime qu’elle aboutirait à une quasi assimilation corrélative de nous-même et des choses. Face à l’opinion dominante d’inspiration structuraliste qui consiste à envisager la langue comme un tout isolable et qui, méthodologiquement, met entre parenthèses la dimension référentielle du discours, il est opportun de rappeler qu’une attitude de principe, fût-elle scientifique, ne peut pas pour autant exclure une question qui a hanté toute la pensée philosophique depuis Platon38.

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