• Aucun résultat trouvé

Une hésitation révélatrice : Le De Magistro (389)

C) UNE MYSTIQUE CHRÉTIENNE SANS LANGAGE ET SANS SIGNES ?

En lisant le De Magistro, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit là d’une mise en question assez radicale de ce que le professeur de rhétorique considérait comme allant de soi. C’est d’une certaine manière une interrogation très profonde sur le sens, la valeur et la finalité de la parole humaine dans la vie aussi bien sociale que religieuse, politique et intellectuelle94. Et la radicalité de la

réponse semble bien conditionnée par la démarche de conversion et d’entrée dans la communauté croyante qu’il vient d’accomplir avec son fils et ses amis. Les références par rapport auxquelles il situe maintenant sa réflexion sont à la fois “platoniciennes” et chrétiennes : le chemin qu’il vient de prendre l’amène à la découverte d’un monde intérieur, à la fois intellectuel et spirituel, et ce monde si neuf qui s’impose massivement à lui, l’amène à penser que le langage n’est rien, que l’expérience de la signification n’est qu’un pis-aller pour ceux qui ne « voient pas ». Ici, Augustin se montre à nous comme un homme de la vue directe, de la contemplation, de la connaissance des réalités intellectuelles par elles-mêmes. Jamais la rupture ontologique entre le sensible et l’intelligible n’a été marquée d’une façon aussi radicale.

C’en est même dangereux pour une approche de la vie chrétienne : faire du Christ le maître intérieur qui nous fait voir les réalités spirituelles de façon quasi muette aboutit logiquement à une sorte de solipsisme de la vie croyante dont Augustin a dû éprouver l’attrait. Ce Maître intérieur ne parle pas, il fait voir : il est tout entier du côté de la lumière : c’est déjà le “Dieu, soleil des esprits”. Tout au plus accepte-t-il « que les hommes nous avertissent de l’extérieur par des signes, afin que recueillis intérieurement en lui-même nous soyons instruits par lui » 95. Seuls, les maîtres humains

parlent : c’est à la fois leur limite et une nécessité, puisque l’âme ne peut se manifester qu’à travers le corps et donc par les signes sensibles que sont les verba. Et même là, après que le maître humain a communiqué sa pensée à ses disciples, ces derniers ne peuvent faire l’économie d’une expérience intérieure de la vérité de cet enseignement96. À tel point qu’Augustin lui-même reconnaît à la fin de

cette discussion qu’il n’a rien enseigné97. Combinée avec la théorie de la réminiscence qui laisse ici

entendre qu’Adéodat n’a fait que découvrir au fond de lui les vérités qu’il lui a été donné de contempler, il ne reste plus au langage qu’une très modeste dimension d’auxiliaire dans la maïeutique et l’éveil de l’esprit à la contemplation. De toute façon le plus souvent le rôle du langage est majoré parce qu’ « il n’y a aucun intervalle entre la parole et la pensée : et parce que la vérité intérieure enseigne aussitôt l’éveil donné par le discours, on croit avoir été instruit par celui qui nous a parlé »98.

93 Ibidem, XI, 38 : « De universis autem, quæ intelligimus, non loquentem qui personat foris, sed intus ipsi menti

præsidentem consulimus veritatem, verbis fortasse ut consulamus admoniti. Ille autem qui consulitur, docet qui in interiore homine habitare dictus est Christus, id incommutabilis Dei virtus atque sempiterna sapientia, quam quidem omnis rationalis anima consulit … »

94 Ce n’est probablement pas un hasard si ce dialogue a eu lieu (ou est présenté comme tel) entre Augustin et son fils,

avec de nombreuses allusions assez personnelles à leurs discussions et parfois leurs désaccords (le problème de la traduction d’un terme en langue punique en XIII, 44). Car Adéodat représente la personne la plus proche d’Augustin et donc le défi n’est plus technique, mais existentiel. Comment deux êtres aussi liés arrivent-ils à communiquer ? La réponse d’Augustin est évidemment radicale : ce n’est pas par les mots et les signes, qui peuvent être sources de tous les malentendus, mais si communication il y a, c’est parce qu’ils sont tous deux dociles au Maître intérieur. Pour un homme qui avait tout misé sur le langage comme moyen de faire sa place au soleil dans la société, c’est une révision sévère et il accepte de la mettre en œuvre sous le regard de son fils …

95 De Magistro, XIV, 46 : « a quo [= le Christ] etiam per homines signis admonemur et foris ». 96 Ibidem, XIV, 45.

97 Ibidem, XIV, 46 : « ego quia numquam possum docere ».

98 « plerumque inter tempus locutionis et tempus cognitionis, nulla mora interponitur, et quoniam post

Le langage se réduirait-il donc au domaine de l’illusion ? Le processus de signification est-il autre chose qu’une réinterprétation de la pure intentionnalité de l’intellect tourné vers la vision des réalités spirituelles ? Augustin avait affirmé au milieu du dialogue que notre comportement humain en matière de langage et de signification était régi comme par une “loi” : « regula quæ naturaliter plurimum valet, ut auditis signis, ad res significatas feratur intentio »99. Une telle remarque semble

même remise en question par le constat final que le langage ne nous porte pas vers la réalité mais peut nous conduire au mensonge et que la communication interhumaine pourrait bien être un processus illusoire ? Ainsi donc, si Augustin a pu, par la suite, élaborer une théorie de la signification et renouveler tout l’héritage antique, il l’a vraiment fait en connaissance de cause : en ayant accepté d’avoir passé par une phase critique et un doute radical au sujet du bien fondé et de la finalité du langage. Il est vrai qu’ici, dans la fin du dialogue, il se permet d’affirmer que « si l’on considère avec attention les bienfaits de la parole, ils sont importants »100. Mais rien dans la fin du dialogue ne laisse

entrevoir un quelconque bienfait de la parole ...

Si Augustin avait dû en rester là, il aurait été rapidement acculé à une impasse : à tant vouloir faire du Christ le seul maître, et donc de réduire à rien toutes les médiations que représentent les diverses instances de signification, il aurait pu en venir à une sorte de mysticisme chrétien, et logiquement, à la négation de toute sacramentalité comme dimension objective de signification du mystère101 : car la question reste entière de savoir pourquoi la Vérité première s’est révélée à travers

des paroles et des signes, non pas simplement pour que des hommes les répètent, comme semble le suggérer Augustin, mais parce que lui-même a parlé ? Pourquoi y a-t-il des sacrements dans la vie de l’Église ? Et surtout pourquoi l’incarnation qui constitue comme l’incontournable réalité de signes sensibles par lesquels nous avons reçu la connaissance de Dieu ?

La découverte de la transcendance radicale d’un Dieu créateur et sauveur qui prend soin de faire découvrir la vérité à ceux qui croient en lui et qui promet de se donner à contempler dans la présence immédiate, cette découverte semble reléguer au dernier plan toute l’économie de la

signification qui non seulement permet la communication entre les hommes mais aussi entre Dieu et

l’humanité. Augustin ne pourra donc pas en rester là et devra reconnaître progressivement que les signes et le langage ne sont pas dans le mystère de notre vie avec un Dieu, si transcendant soit-il, un accessoire facultatif, tout juste bon à éveiller en nous le désir de la connaissance intellectuelle. Cette découverte s’accomplira par étapes. La réhabilitation des signes par un homme qui a cru qu’ils risquaient de l’arracher à la plénitude de sa contemplation de Dieu sera de la plus haute importance pour l’histoire de la théologie occidentale. La dimension de la sacramentalité, cette dimension du langage et des signes qui est essentielle à toute forme de relation interpersonnelle et qui peut, seule, manifester la réalité de notre convivialité avec Dieu par la grâce, devra se manifester selon différents registres : la lecture de la Parole de Dieu et la nécessité pastorale de la commenter constitueront le premier d’entre eux. C’est d’abord par ce biais que le dossier de la valeur des signes allait être repris d’une façon nouvelle.

99 Ibidem, VIII, 24. 100 Ibidem, XIV, 46.

101 À dire vrai, dans la tradition théologique (occidentale surtout), il ne fut pas le seul à être confronté à cette

tentation : dans le chapitre II, IVème

partie, nous avons évoqué les analyses de L. KOLAKOWSKI, Chrétiens sans église. C’est bien de ce problème qu’il s’agit.

Chapitre VI

La conception

augustinienne du signe :

(B)

De doctrina christiana (397)

I

Situation de l’ouvrage

orsque saint Augustin entreprend la rédaction du De Doctrina christiana, il est maintenant totalement pris dans l’engrenage de la vie ecclésiastique et épiscopale, puisque c’est durant l’année précédente qu’il est devenu le titulaire du siège d’Hippone, à la mort de Valerius. Est- ce l’exigence de la prédication qui lui fait envisager la rédaction du De Doctrina Christiana ? Songe-t-il à accomplir la promesse qu’il avait faite, à la fin du De Magistro1, de traiter un jour « de la

grande utilité des mots » ? Est-ce qu’il a si radicalement changé d’avis par rapport aux opinions qu’il soutenait dans ce traité qu’il se sent obligé de se justifier2 ? Toujours est-il qu’il présente ce nouvel

ouvrage de la façon que voici :

« Il y a pour l’interprétation des Écritures certaines règles qu’il me paraît possible d’enseigner à ceux qui ont le goût de les étudier. Ils pourront ainsi avancer dans leur

1 Voir le chapitre précédent.

2 On a tout de même la nette impression, au vu du ton assez polémique du Prologue que l’auteur a quelques comptes

à régler …

étude non seulement en lisant les autres interprètes qui ont élucidé les obscurités des Lettres divines, mais encore en les élucidant eux-mêmes pour autrui »3.

Un tel traité de méthode comprend dans son titre le mot doctrina, terme qui fait référence à cette activité par laquelle un maître enseigne le disciple par les mots aptes à éveiller en lui la connaissance de Dieu : certains considéreront qu’il ne devrait pas être nécessaire d’avoir recours à ce manuel, puisque, à leurs yeux, « tout ce que l’on peut découvrir de salutaires clartés dans la profondeur des divins oracles est dû exclusivement à l'assistance divine »4. Pour justifier le propos de

ce traité, Augustin revient à ce qui constitue la base même de la vie ecclésiale, comme lieu de transmission de la foi par le langage humain :

« La condition de l'homme serait bien vile, si Dieu semblait ne vouloir pas transmettre sa parole aux hommes par l'organe des hommes (abjecta esset humana

conditio, si per homines hominibus Deus verbum suum ministrare nolle videretur). Eh !

Comment serait vraie cette maxime : “Le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple” (1 Cor. 4, 17), si Dieu ne rendait point d'oracles du sein de ce temple humain, s'il ne faisait plus entendre que du haut du ciel et par le ministère des anges, tout ce qu'il veut faire connaître aux hommes ? Ensuite, si nous n'avions rien à

apprendre de nos semblables, la charité elle-même qui nous étreint dans le nœud de

l'unité, ne pourrait plus travailler au mélange et à la fusion des cœurs. »5

Il s’agira donc de donner des règles d’interprétation de l’Écriture, car on ne peut sans l’aide des lois du langage aborder et élucider les divinarum Litterarum operta6. Et donc Augustin rappelle à

ceux qui considèrent comme inutile qu’on leur donne des règles pour lire les Écritures que « chacun de nous, dès le début de son enfance a appris sa langue, à force de l’entendre »7. Il fait référence à la

rencontre de l’eunuque et de Philippe (Actes 8) ainsi qu’à l’épisode du centurion Corneille (Actes 10) : tous deux eurent besoin d’un enseignement humain et de sacrements : pourtant Corneille lui-même avait reçu une vision céleste8. Cette justification de principe du traité n’est pas sans intérêt : elle situe

la doctrina, activité qui met en jeu le langage humain de façon indispensable, comme le service humain (Augustin parle de ministrare) de la Parole de Dieu (verbum). Loin donc d’être un épiphénomène accidentel de la transmission de la connaissance de Dieu par mode d’explications qui “avertissent” ou “remémorent”9, la doctrina est située comme un ministère, service voulu par Dieu de

la Parole divine, utilisant des moyens humains, celui du langage et de la culture ambiante.

3 De doctrina christiana, Prol. 1. Nous le citerons en nous référant à l’édition et à la trad. de G. COMBES et FARGES,

Œuvres de saint Augustin, XI, Le Magistère Chrétien, Bibliothèque Augustinienne, 11, Paris, 1949, ici, p. 169.

4 De doctrina christiana, Prol. 2. Rappelons que d’une certaine manière, c’était la conclusion du De Magistro … 5 De doctrina christiana, Prol. 6. On remarquera d’une part que saint Augustin introduit ici ce qu’on pourrait appeler

la nécessité d’une causalité seconde du point de vue du processus de la Révélation et, d’autre part, qu’il souligne l’insertion de la communication de la foi dans le tissu de la vie sociale humaine, tout simplement, le fait d’« apprendre de nos semblables ». Nous avions déjà souligné au début du chapitre précédent cette préoccupation constante d’Augustin de mettre en valeur le lien entre l’expérience du langage et celle de la société. C’est d’ailleurs cette raison qui rend si étrange l’argumentation du De Magistro dans l’ensemble de l’œuvre d’Augustin.

6 Ibidem.

7 De doctrina christiana, Prol. 5.

8 Pour Philippe : De doctrina christiana, Prol. 7 : « Sed potius suggestione divina missus est ad eum seditque cum eo

Philippus, qui noverat Isaiam prophetam, eique humanis verbis et lingua quod in Scriptura illa tectum erat aperuit ». Pour Corneille :ibidem, Prol. 6. Voir aussi : De doctrina christiana, II, V, 6 : « Quam (= Scriptura divina) legentes nihil aliud appetunt quam cogitationes voluntatemque illorum a quibus conscripta est, invenire, et per illas voluntatem Dei, secundum quam tales homines locutos credimus. »

II

Le projet et le plan

Outline

Documents relatifs