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PARADIGMATIQUE DU OFF

B. Les nouvelles stratégies des artistes squatters : vers une marginalité limitée

2. Stratégies de légitimation

Au-delà du seul choix de localisation, les artistes squatters font évoluer leurs pratiques et leurs discours pour se construire une légitimité aux yeux du grand public et des autorités.

a. Du bon usage des médias

Régulièrement, des articles voire des dossiers concernant les squats d’artistes sont publiés dans la presse. De manière générale, ils sont plutôt complaisants, même si on peut noter quelques divergences38. Les événements et expositions se tenant dans des squats sont signalés au même titre que les événements « officiels » dans les pages culturelles des journaux. Cette médiatisation participe à la construction d’un imaginaire positif concernant ces activités. Mais n’est-elle pas aussi un moyen de surévaluer l’ampleur du phénomène ? D’ailleurs, le potentiel médiatique d’un lieu influence les choix de localisation. S’installer en face de l’AFP et à proximité des principales rédactions parisiennes permet d’accélérer la venue des journalistes, d’établir des contacts39 et de faire connaître ses revendications. De même, le potentiel médiatique d’une localisation rue de Rivoli a été un élément clé dans le choix des squatters :

On s’était rendu compte que les politiques, tant qu’il n’y avait pas de médias, ils s’en foutaient. […] Quand on a vu ce lieu là [Rivoli], on s’est dit « si on arrive à faire ce qu’on veut faire ici » ce qu’on a fait en l’occurrence, « ça aura forcément un retentissement médiatique très fort et ça aura forcément une conséquence sur

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Le traitement médiatique des squats d’artistes sera analysé dans le chapitre quatre. 39

Anne-Marie Fèbre, journaliste à Libération, est devenue la chargée de communication officieuse des squatters : elle publie très régulièrement des articles dithyrambiques à leur sujet, et publie dans son journal chaque menace d’expulsion. Pour les squatters, contacter « la nana de Libé » (comme l’appelle Yabon, cité par Dorlin-Oberland, 2002: 114) est une des première chose à faire lors de l’ouverture d’un nouveau squat.

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l’action politique » ». Il y avait une stratégie ultra consciente. Ce lieu n’a pas été choisi par hasard, puisqu’il y a des lieux partout, on a choisi celui là parce qu’on savait que médiatiquement on allait pouvoir jouer de la presse pour influencer.

Gaspard Delanoë, Squatter au 59 rue de Rivoli, cité par Dorlin-Oberland, 2002 : 81 (souligné par moi)

En mettant en avant la dimension artistique de leur occupation, les squatters apportent une forte dimension symbolique à leur action, ce qui leur donne une légitimité plus forte au regard des journalistes. En effet, comme le note Patrick Champagne, « une action symbolique à fort capital

culturel tend à être une manifestation « bien vue » (au deux sens) par une partie importante du champ journalistique et a de fortes chances de susciter rapidement la sympathie et la compréhension d’un secteur suffisamment large du champ pour déclencher presque automatiquement une campagne de presse favorable » (Champagne, 1984: 33). Ainsi, après le

squat de la Bourse, le traitement médiatique des squats d’artistes change en volume et en nature (voir Drouet, 2001).

Cette forte visibilité dans les médias permet de se protéger contre des expulsions trop musclées, voire de transformer l’expulsion en une sorte de happening politico-artistique (comme celle de la Bourse) : en invitant les journalistes à assister à l’expulsion, ils la publicisent et dramatisent la scène. D’après Yabon40, un squat médiatisé permet de « squatter les médias » et de freiner la répression policière (Technikart, mars 2000). Ils reconnaissent les utiliser comme une arme.

b. Des discours

Les médias permettent aux artistes de diffuser largement leur discours de justification et de légitimation. Ceux-ci sont de trois ordres : socio-économique, artistique, et citoyen.

(1) La dénonciation des abus immobiliers

A travers le squat, les artistes dénoncent le jeu spéculatif foncier et immobilier. Selon eux, les millions de mètres carrés de bureaux laissés vacants dans la capitale seraient l’objet d’un jeu spéculatif de haut vol, pour lequel la vacance est plus rentable que l’occupation. Le squat est aussi une manière pour les artistes de répondre à la carence d’ateliers sur Paris. Parmi les arguments avancés par les artistes, la disparition des ateliers expliquerait et justifierait le recours à l’occupation. Selon eux, alors que la ville comptait 10 000 ateliers au début du vingtième siècle, il n’y en aurait plus que 2 000, pour environ 10 000 artistes demandeurs. En réalité, il y a à Paris 1600 ateliers publics dont 400 financés par l’Etat et 1200 appartenant à la ville (Maunaye, 2003). Les délais d’attribution de ces ateliers sont très longs : il faut compter environ dix ans pour en obtenir un. Cette attribution est conditionnée par l’inscription à la Maison des Artistes (régime spécifique de sécurité sociale pour les artistes plasticiens). Pour cela il faut justifier que la moitié de ses revenus soit le fruit de son travail artistique. Cela signifie que seuls les artistes ayant déjà fait leurs preuves sont éligibles à l’octroi d’atelier. Les débutants et les jeunes en sont donc exclus. Pour ces artistes, le squat pallie cette carence tout en dénonçant cet état de fait.

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Toutefois, ce discours ne prend pas en compte le parc privé, qui est très difficile à quantifier, les affectations de ces locaux ayant souvent changé. De même, l’évolution du parc et du ratio demande/offre est lui aussi à relativiser. Le chiffre avancé de 10 000 ateliers au début du siècle (repris très souvent dans la presse) n’est jamais expliqué ni justifié. Que désignait l’appellation « atelier » au début du siècle ? S’agissait-il uniquement d’ateliers pour artistes ou cela concernait-il les locaux artisanaux ? On peut supposer aujourd’hui que de nombreux ateliers sont à usage mixte ou ont été transformés en habitation, en loft. Enfin, même avec un stock d’ateliers identique, la croissance démographique de la catégorie artiste aurait naturellement créé un déséquilibre et une pression sur le marché immobilier.

(2) Au-delà du droit au logement : le droit au travail artistique

Si les revendications politiques (comme la dénonciation de la spéculation immobilière) sont toujours présentent dans les discours, les artistes mettent de plus en plus en avant le droit de l’artiste à disposer d’un atelier, et oeuvrent pour la reconnaissance du travail de l’artiste squatter par les professionnels des mondes de l’art. Le travail de l’artiste en tant que « professionnel de l’art » est ici mis en avant. Il s’agit de donner à l’artiste les moyens de vivre de son travail. Or à la difficulté d’accès aux ateliers logements s’ajoute la faiblesse des ressources financières des ces artistes qui ne leurs permettent pas de louer un atelier privé. Pour cela, ils seraient obligés d’exercer une activité alimentaire, au détriment de leur travail artistique et de leur carrière. Pour eux, le squat résout ces deux problèmes étroitement liés : ils ont accès à un atelier, gratuitement, et peuvent se consacrer à leur art et à leur carrière.

Le squat serait également un lieu de liberté créatrice. Il permettrait de s’affranchir des codes artistiques des mondes de l’art officiel ; d’expérimenter tant sur le plan artistique que personnel. La pluridisciplinarité et le travail en collectif sont valorisé comme étant un nouveau mode de création (Maunaye, 2003). Cela recoupe le principe de transgression dans les modes de reconnaissance artistique ; la transgression étant ici le fait de l’illégalisme des conditions de réalisation de l’œuvre (Heinich, 1998).

(3) Une action citoyenne

Les squatters souhaitent également dédramatiser leur présence. Comme l’a montré Isabelle Coutant, un squat « résidentiel » parvient à être relativement toléré grâce aux stratégies de bon voisinage mises en œuvre par les squatters ; acceptation n’occultant pas une hostilité persistante de la part de certains voisins (Coutant, 2000). Ainsi, échaudé par les expériences comme Pole Pi où l’absence de règles et de contrôle a provoqué de nombreuses dérives, certains squatters, tout en valorisant l’esprit communautaire et autogestionnaire, mettent en oeuvre une organisation interne, le respect de règles de vie et de rapport au voisinage et la responsabilisation de chacun. Ils accueillent le public à des heures précises dans un confort et une sécurité minimum, sont fermés le soir, cherchent à limiter les nuisances vis-à-vis du voisinage. Ces efforts expriment le sérieux des squatters. En cela, ils deviennent ce que F-X. Drouet appelle des « squats exemplaires » (Drouet, 2001: 52) ou I. Coutant de « bons squatters » (Coutant, 2000). La pacification des rapports de voisinage est le préalable à toute tentative de discussion et de négociation avec les autorités. Sans le soutien des riverains, et qui plus est en cas de conflit, aucun espoir de pérennisation n’est possible.

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Certains vont également mettre en œuvre des activités à destination des populations riveraines : organisation de fêtes de quartier, de brocante et d’ateliers de création (squat Macaq), création d’un espace de gratuité (à la Miroiterie), participation aux opérations portes ouvertes des ateliers d’artistes du quartier…. Ces actions sont autant de moyens de montrer leur bonne volonté aux autorités, de se faire accepter par les riverains, d’être connus par les médias, et ainsi d’obtenir des soutiens plus variés.

3. Revendications

Au-delà des stratégies d’action, ce sont les revendications des artistes squatters qui constituent une véritable « rupture ».

a. La pérennisation : le squat n’est pas une fin mais un moyen

Pour les squatters politiques (anarchistes, autonomes), le squat représente une forme de vie alternative et dénonciatrice de certains travers de la société. Il ne s’agit pas de s’y intégrer par une voie nouvelle et parallèle. Le squat est ici un lieu de marginalité revendiqué. La régularisation de l’occupation est en contradiction avec le projet politique et artistique revendiqué par ces squatters.

En revanche, aujourd’hui, certains artistes squatters souhaitent minimiser la précarité de leur situation. Ils ont besoin d’établir une certaine stabilité pour travailler et inscrire leurs démarches dans la durée. Or, de par leur caractère illégal, les occupations sont éphémères, et cette instabilité contrarie le sérieux de leurs projets. Ainsi cherchent-ils à pérenniser leur installation par la négociation avec les propriétaires. Suite à une réunion de coordination entre collectifs (intersquats) en 2000, les squatters proposent à l’Etat de devenir le médiateur et le garant moral des collectifs auprès des propriétaires, afin de favoriser l’établissement de contrats de confiance, ou contrats de prêt d’usage et ainsi régulariser leur occupation. Ces contrats s’inspirent d’exemples étrangers (Pays Bas, Allemagne, Suisse). Il s’agit de proposer aux deux parties la mise en œuvre de formes légales de légitimation et d’autorisation de l’occupation, grâce à la signature d’un contrat définissant les conditions et la durée de l’occupation. Ce contrat pourrait être accompagné de mesures fiscales incitatives. En contrepartie, les artistes s’engagent à réaliser des travaux de mise aux normes. Cette dernière proposition, sans doute de bonne foi, laisse perplexe au vu des contraintes techniques et réglementaires de tels travaux. La contractualisation permettrait de sortir du cercle vicieux de l’illégalité, rendant ainsi possible des investissements à plus long terme dans la rénovation du bâtiment, le travail de création, notamment en collectif, et dans une action de proximité intégrée au quartier. Cette volonté de durer se retrouve dans des mouvements de squatters à l’étranger, comme les krakers d’Amsterdam identifiés par H. Pruijt (Pruijt, 2003). Selon les squatters, pour les propriétaires, la contractualisation aurait pour avantage d’éviter la dégradation des bâtiments abandonnés : un immeuble vide s’abîme plus vite qu’un immeuble occupé, d’autant plus que les squatters réaliseraient des travaux de sécurisation. De plus, cela aurait un effet positif en terme d’image de marque : le propriétaire (le plus souvent des entreprises) pourrait se présenter comme un mécène voulant promouvoir la création contemporaine. Certains vont même plus loin en invitant les mairies à user de leur droit de préemption sur les immeubles occupés.

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b. Un nouvel objectif : l’entrée sur le marché de l’art

La localisation de ces squats dans des quartiers à haute valeur symbolique, et à forte concentration de galeries d’art et autres professionnels du monde de l’art, permet la visibilité et la commercialisation de leurs oeuvres. Beaucoup de ces squats fonctionnement comme des promoteurs artistiques classiques en organisant des expositions et leur vernissage, en éditant des

flyers d’information sur ses expositions, en s’intégrant à diverses manifestations artistiques,

comme par exemple le controversé festival « Art et Squat » organisé par le, très controversé, Palais de Tokyo, ou des opérations plus petites comme les week-ends « Ateliers ouverts » dans un quartier.

Un des objectifs du revirement stratégique des artistes squattant au cœur de Paris est la recherche de visibilité des artistes, de leur travail et de leurs oeuvres, ainsi que l’accès, par une voie alternative, au marché de l’art, pour l’instant contrôlé par les galeristes, les critiques et les institutions publiques. Le marché de l’art est particulièrement hermétique et rares sont les jeunes artistes qui parviennent à vivre de leur art. Pour eux, le passage en squat peut être une stratégie innovante d’entrée sur le marché de l’art. Si certains squats sont fermés au public (comme In Fact) pour offrir de meilleures conditions de travail, beaucoup accueillent plus ou moins occasionnellement le public, favorisant les rencontres entre artistes et acheteurs potentiels. Cette ambivalence entre les moyens mis en œuvre (marginalité et illégalité) et les buts poursuivis (entrée sur le marché) pose la question de la légitimité de ces actions. Peut-on légitimer ou affirmer comme légitime l’occupation illégale et gratuite d’un bâtiment qui a pour objectif de vendre des oeuvres ? Peut-on demander à la puissance publique, à un propriétaire privé, et plus globalement à la société dans son ensemble de pourvoir aux besoins matériels des artistes afin que ceux-ci puissent accéder au marché et vendre leurs oeuvres ? En réalité, ni tous les squats ni tous les squatters ne poursuivent de tels objectifs (et encore moins y parviennent). D’autres s’inscrivent encore dans une logique contre-culturelle et autonomiste.

Toutefois, ces préoccupations corroborent une de nos hypothèses : les squats d’artistes sont bien des idéaux-types de la culture off au sens où ils ne se positionnent pas systématiquement dans une démarche d’autonomisation par rapport à la société, mais où ils considèrent former un système avec la culture in, qu’ils complètent et alimentent et avec laquelle ils travaillent. Le marché n’est pas une abomination, et les pouvoirs publics sont des interlocuteurs. C’est sans doute la qualification artistique des squats qui invite ses occupants à plus de modération : les artistes recherchent la reconnaissance, au moins de leur propre monde artistique. Déjà dans les années 1980, pour Art Cloche, le squat était un mode d’accès alternatif au marché de l’art :

Art-Cloche n’a jamais fait de rejet du système. C’est un pied dans le système, un pied hors-système. On n’avait pas peur de dire « nous, on est aussi dans le système ». Un moment, notre objectif, c’était la conquête du système. […] notre objectif, c’est la conquête du marché. On a dit il faut travailler un pied dans la marginalité, dans l’alternatif, et un pied dans le système si on peut y avoir accès.

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