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A. Le système in/off

2. Culture in et culture off

a. Le concept

En nous inspirant du mode de fonctionnement des festivals, nous proposons un cadre sémantique explicitant ce mouvement perpétuel et systémique de la création : in/off. Le in serait programmé et le off opportuniste et spontané ; le in s’enrichirait par l’existence du off où, par une plus grande liberté, pourraient se produire les innovations ; le off aurait besoin du in pour justifier son existence, trouver une légitimité. Peu à peu, le off prendrait le dessus sur le in, voire deviendrait in ; et dans le même temps, se développerait un off du off.

Le off, tel qu’il est considéré ici, pourrait être l’objet d’autres appellations. Le terme d’avant-

garde, souvent usité dans le monde artistique, comprend l’idée d’innovation, tant artistique que

sociale ; il symbolise un groupe de pionniers, d’éclaireurs, qui s’aventurent dans des chemins inexplorés avant le gros de la troupe. Mais ce terme comporte une dimension de jugement esthétique, d’évaluation de la réalité et de la qualité de l’innovation, ce qui n’est pas le propos d’une thèse d’urbanisme. L’idée de contre-culture, très en vogue dans les années soixante, est discutable aujourd’hui. Peu de courants ou de groupes, en effet, s’opposent pleinement à la société. L’opposition et la rupture avec les normes de la société et les modes de vie conformistes petits-bourgeois ne sont pas des oppositions totales ; elles restent confinés dans le cadre de la société dont elles utilisent les médias (l’Internet libre), les services sociaux (nous le verrons, beaucoup de squatters sont rmistes), etc.… L’idée de contre-culture pouvait correspondre aux pratiques d’évitement de la société de certaines communautés, mais est aujourd’hui dépassée et ne correspond plus aux mouvements actuels. Le off n’est pas non plus une sous-culture, au sens d’une pratique déviante ou d’un genre culturel minoritaire. Il s’inscrit dans le cadre global et systémique de la production culturelle ; il participe aux mondes culturels. Entre le in et le off, des va-et-vient et des coopérations sont possibles ; ils forment un système. De même, qualifier ces expériences de marginales serait réducteur. D’abord, ce terme reprend une conception « géographique » de la société, organisée entre centre et périphérie, cœur et marge ; vision remise en question par les théories des réseaux selon lesquelles le monde social et économique, comme les territoires, seraient constitués de multiples points, reliés entre eux par des liens plus ou moins forts, l’ensemble constituant une toile, un réseau. Dans ce cadre, on ne peut plus parler

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de marges, mais éventuellement de points moins intégrés au réseau. D’autre part, la notion de marge signifie une rupture, une absence de liens ; le off considéré comme une marge n’entretiendrait aucun lien constructif avec le in.

Le terme le plus proche de off et le plus intéressant est alternatif. Alternative ne signifie pas opposition frontale et radicale, mais propose plutôt l’idée d’une trajectoire parallèle, d’un autre choix possible que le modèle dominant. La notion de off, qui se conçoit en complémentarité d’un in, est plus pertinente car elle met en évidence les interactions systémiques entre les deux. Ils se renforcent l’un l’autre, même si le off se présente comme une alternative ou une opposition au in. In/off symbolise une trajectoire, un processus : partant du off, des modes de reconnaissance variés peuvent mener au in26. Ainsi, dans cette thèse, nous faisons l’hypothèse

que la culture off joue un rôle dans le développement urbain par complémentarité avec la culture

in.

b. Berlin : aux sources du off

L’intérêt de ce cadre systémique in/off est conforté par l’usage qu’en font d’autres auteurs. Les travaux de Boris Grésillon ont, à ce sujet, été très utiles. Il utilise lui aussi cette idée de culture

in et culture off pour décrire le paysage culturel berlinois, où il met en évidence l’importance

des scènes off. Selon lui, la culture in correspond à la sphère de la culture officielle et établie, subventionnée précise-t-il. Cette culture in constitue le socle culturel légitime des villes. Il s’agit par exemple des opéras, théâtres nationaux, orchestres… A sa conception d’un in très lié à la sphère publique, nous ajoutons la sphère culturelle privée commerciale que trop d’études négligent, alors qu’elle joue un rôle de plus en plus important dans les projets d’aménagements. Pour Grésillon, la culture off est caractérisée par une recherche de formes artistiques nouvelles et ne bénéficie pas de subventions permanentes. La programmation de ces scènes off n’est pas continue, leur gestion est élémentaire voire minimale, et leur inscription territoriale temporaire. Les scènes off sont très mobiles et s’installent successivement dans plusieurs lieux voire plusieurs quartiers différents. Grésillon insiste lui aussi sur le fait que culture in et off ne sont pas étanches, qu’elles forment un système et s’alimentent mutuellement : le in, sphère de légitimation et reconnaissance, puise continuellement inspiration et nouveaux talents dans le off (Grésillon, 2002). Nous verrons plus loin le rôle que jouent les lieux de cette culture off dans la vie culturelle berlinoise.

c. Les pratiques culturelles off

Par pratiques culturelles off, nous considérons donc des pratiques qui ont en commun d’être peu ou pas prises en compte par l’institution culturelle et de ne pas avoir une place claire dans le marché des biens culturels. Elles sont aussi souvent marquées par une très grande précarité économique (peu de ressources propres, accès difficile aux financements publics), matérielles (locaux vétustes, matériel de récupération), et juridique (occupation de locaux ou organisation

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Inversement, le recours au off peut être un moyen de construire une légitimé artistique pour des artistes in. Olivia Ruiz, chanteuse issue de la première « promotion » de l’émission Star Academy (on ne peut plus in), a sollicité, pour la réalisation de son premier album, les collaborations d’artistes de la scène indépendante de la chanson française. Elle remercie même un des artistes du squat Chez Robert dans cet album. Pour elle, le seul moyen de se construire une légitimité artistique, après s’être fourvoyé dans ce que le star system produit de pire, c’est de passer par le off.

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de fêtes illégales). Cependant, ces pratiques ne sont pas forcément en rupture avec les milieux culturels « institués » : elles font partie des « mondes de l’art » (Becker, 1982). Cela concerne à la fois des pratiques innovantes à audience confidentielle ou des phénomènes de masse émergents, dans le cadre de la légalité ou non, isolés ou collectifs. Elles peuvent s’appuyer sur des nouveaux supports (comme la vidéo) ou des pratiques (l’art dans la rue, l’art de la rue), comme par exemple : les raves techno, le théâtre de rue, le graff’, le hip-hop, les squats d’artistes…. Cette liste n’est ni exhaustive ni exclusive. L’émergence de ces pratiques culturelles off est à prendre en compte dans le cadre plus général de l’évolution de la création culturelle, caractérisée par la rupture des codes esthétiques traditionnels, par le mélange des formes et des genres culturels, et des modes de consommation culturelle marqués par la transcendance des divisions entre culture légitime et culture populaire. Par ailleurs, il est important de préciser que le off n’est pas nécessairement l’espace de la qualité ni de l’innovation artistique.

La scène du rock alternatif français symbolise et concentre les enjeux du système in/off par son parti pris artistique et politique, par le devenir de ces acteurs, par les innovations sociales, politiques et techniques qui ont permis sa montée en puissance, et par son inscription urbaine. Né au début des années 1980, ce mouvement musical s’inspire du punk, et évolue progressivement vers le métissage des genres musicaux et culturels ; des groupes comme la Mano Negra et les Négresses Vertes mélangent les styles et cultures du monde entier dans leur musique, initiant un rock world fusion reprit par de nombreux artistes depuis. Festifs, les concerts de rock alternatif invitent d’autres artistes sur scène : clowns, danseurs, etc., et jouent avec le public, provoquant parfois bagarres et débordements. En ce sens, le rock alternatif est un pionnier de l’hybridation des genres et de la pluridisciplinarité. Une des spécificités de ce genre musical est son positionnement politique fort. Proches des milieux libertaires et autonomes, les musiciens reprennent des thèmes très politiques dans leurs chansons : antifascisme, anti- impérialisme, dénonciation des conditions de détention dans les prison et les hôpitaux psychiatriques, opposition au contrôle social, soutien des mouvements sociaux et de la jeunesse,… Autoproduits ou produits par des labels indépendants (Bondage ou Boucherie Production), leurs disques sont distribués dans des circuits parallèles, dans les bars, après les concerts. D’abord très parisien et très off, le succès public de certains groupes doit beaucoup à la création des radios libres en 1981, où ils trouvent des supports et des réseaux de soutien hors du système commercial de diffusion musicale. En 1989, le mouvement connaît un tournant décisif. Le succès public amène certains groupes à quitter les labels indépendants pour signer chez des grandes maisons de disques (Noir Désir, Mano Negra), alors que d’autres préfèrent s’autodissoudre pour éviter toute tentation de récupération (Béruriers Noirs). Certains labels, comme Boucherie Production, choisissent la professionnalisation pour contrer la concurrence des majors, alors que d’autres sont rachetés ou disparaissent (Crettiez, Sommier, 2002). Aujourd’hui, les héritiers de cette scène sont encore très dynamiques, et beaucoup fonctionnent en autoproduction. Ainsi, la scène off est devenue in (par la professionnalisation de ces acteurs), mais un off du off a continué d’exister, notamment par le renouvellement des générations et par l’arrivée de nouveaux jeunes artistes, revendiquant leur filiation avec la scène alternative des années 1980. L’inscription urbaine de cette scène rock est particulièrement intéressante pour

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cette thèse. En effet, dans une volonté d’allier musique, politique et changement social, beaucoup d’acteurs de cette scène se retrouvent dans les premiers squats d’artistes ou anarchistes parisiens. Des concerts s’y déroulent, des artistes y répètent, certains choisissent d’y vivre. Ces squats sont localisés dans les 19ème et 20ème arrondissements de la capitale, et beaucoup d’entre eux ont été détruit dans les opérations d’aménagement du bas-Belleville. Certaines rues sont des espaces de rencontre privilégiés : les rues de la Mare, des cascades, Pali Kao (Charmes, 2006). Ainsi, tout un secteur de Paris était, dans les années 1980, le symbole de la scène off parisienne. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?

Dans un autre registre, l’exemple du graff’ permet d’illustrer comment les pratiques culturelles innovantes s’inscrivent dans un système in/off. Perçu comme un marqueur d’incivilité sur un immeuble, il devient un exploit si le graffeur s’est risqué dans des endroits improbables : un pilier de pont, un toit. Sur le mur d’un squat, il revendique et symbolise l’occupation illégale. Il peut aussi être un mode d’expression plus ou moins politique. Reproduit dans la ville, il devient un parcours artistique à la recherche de l’artiste ; Miss Tic est, par exemple, une artiste reconnue pour ses pochoirs urbains. Ces nuances révèlent une pratique de moins en moins off. La création de revues spécialisées et l’édition de livres « d’art » sur les graff’, véritables fresques urbaines, sont un premier pas vers le in. L’entrée dans une galerie d’art qualifie le graff’ d’œuvre d’art et l’inscrit dans le in du monde de l’art27. Tout comme l’inscription urbaine de cette pratique participe à son positionnement dans le in ou le off, nous proposons que ce système in/off dépasse l’univers de l’art et de la culture et peut être utile dans d’autres contextes.

d. Au-delà de la culture

Tout comme les modalités d’organisation du travail artistique sont aujourd’hui considérées comme des modèles de l’organisation du travail en général dans les sociétés capitalistes contemporaines (Menger, 2003), l’observation et l’analyse des champs de la production et de la consommation culturelles permettent de développer de nouvelles clés de compréhension de la société en générale. Ainsi, le système in/off est un cadre pour appréhender les mutations des sociétés urbaines contemporaines. Il ne décrit pas nécessairement une réalité observable mais est un opérateur de pensée. Le système in/off est un cadre d’analyse qui permet de conceptualiser une pensée complexe.

Cette thèse propose plusieurs niveaux de lecture. S’appuyant sur les théories mettant en évidence la place de la culture (in) dans le développement urbain, l’objectif premier de ce travail est de mettre en évidence dans quelle mesure les scènes culturelles off peuvent jouer un rôle similaire dans les dynamiques urbaines et dans la valorisation des espaces. A un autre niveau, à la suite de cette hypothèse principale, il s’agit de poser les jalons d’une réflexion nouvelle en urbanisme. Dans quelle mesure le schéma in/off peut-il servir de cadre d’analyse du

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Une des personnes interviewées par G. Bellavance et M. Valex dans le cadre de leur étude sur les répertoires culturels des élites montréalaises, apprécie autant les formes d’art savante que les cultures off. Les auteurs indiquent que « c’est toutefois pour le graffiti urbain, considéré comme une forme d’art à part entière, qu’il éprouve actuellement la plus forte curiosité et la plus grande admiration : le jour n’est pas loin où on ira en voir dans les musées ; il en prévoit bientôt l’exploitation et l’utilisation commerciale, une évolution positive qui « va les aider » en retirant « à cette nouvelle forme d’expression son aspect rebelle », et va permettre de s’attarder à la création et à la créativité plutôt qu’à la délinquance » (Bellavance, Valex et al., 2004 : 49). Cet exemple souligne la position ambiguë du graff’ entre in et off, et l’attention portée par l’interviewé au off comme milieu innovant.

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fonctionnement des villes ? Face au développement d’espaces urbains uniformisés et sécurisés (dans les centres commerciaux, de nouvelles opérations urbaines, ou la réhabilitation d’espaces anciens), le off ne pourrait-il pas être un espace de liberté, de divertissement, de détournement du quotidien28 ? L’imprévu est-il gage d’urbanité, qui naît en dehors de toute planification où le

in serait le planifié, le off le spontané ? L’importance et le rôle positif supposé du off interpellent

l’aménageur : faut-il tout planifier ?

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