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QUARTIER CULTUREL

C. Newtown est-il si dynamique ?

2. Eléments d’explication

Pourquoi ce quartier central, pacifié et embelli est-il si peu fréquenté ? L’attractivité et la vitalité du site sont-ils vraiment les objectifs premiers de cette opération ?

D’abord, parmi les équipements culturels présents à Newtown, et malgré la qualité de certains d’entre eux (le Market Theatre, Kippie’s), les vraies locomotives culturelles et touristiques ne se trouvent pas à Newtown. Le plus emblématique d’entre eux, le musée de l’Apartheid, se situe dans un parc de loisirs à mi-chemin entre le centre de Johannesburg et Soweto. Dans le contexte local de ville étalée et ségrégée, ce choix de localisation a une certaine pertinence, mais porte ombrage à Newtown. Les touristes étrangers, à cause de la réputation de la ville, restent peu et limitent leurs visites à quelques lieux symboliques dont Newtown ne fait pas (encore) partie. D’autre part, cette opération est publique avec une très faible participation financière du secteur privé. La majorité des équipements et des investissements sont publics. Or la municipalité manque de ressources. Beaucoup d’argent a été investi dans la requalification du site, mais les crédits manquent pour assurer le fonctionnement et l’animation du site. De plus, il n’y a pas de véritable coordination ou de cohésion entre les activités des différents équipements. Si le JDA s’occupe de la maintenance, de la sécurité et de la propreté du site, il n’y a pas de structure en charge de l’animation. Les différentes structures locales ne travaillent pas beaucoup ensemble, et ce n’est qu’en 2003 qu’elles ont réalisé une brochure conjointe et qu’elles ont proposé un

pass collectif pour visiter les différents musées du site.

Mais le principal apprentissage d’une expérience comme Newtown réside dans les limites de réplicabilité des modèles d’intervention urbaine. Si une opération de ce type, dans un contexte européen, peut jouer un rôle de revitalisation d’un secteur, ce modèle urbain proposé correspond-il vraiment aux habitudes et attentes de la population de Johannesburg ? Ville polycentrique par excellence, Johannesburg comprend de nombreux autres espaces de loisirs. Les plus attractifs sont les centres commerciaux qui allient multifonctionnalité de loisirs et sécurité, comme le centre commercial de Rosebank, centre de loisirs privilégié des classes moyennes, et lieu de sortie et de construction identitaire et culturelle d’une nouvelle jeunesse post-apartheid, the Y generation (Nuttal, 2004). Or les commerces sont absents du cœur de Newtown. Est-ce parce qu’il ne s’agit pas d’un espace privé fermé et sécurisé ? Pourtant, d’autres espaces publics ouverts sont des lieux de centralité urbaine et commerciale, tels que Melville200 ou le quartier indien de Forsburg. Forsburg est très dynamique les soirs de fin de semaine, lorsque les membres de la communauté indienne affluent de toute la ville pour se retrouver, créant des embouteillages et un véritable brouhaha humain201, contrastant avec Newtown, situé à quelques rues, où seuls quelques clients s’aventurent au restaurant Moyo ou au théâtre. L’animation nocturnes est faible à Newtown car les quelques lieux de sortie nocturne (Horror Café, Carfax, Moyo202) sont trop éloignés les uns des autres pour créer une véritable

200 Melville est un quartier résidentiel, assez mixte (racialement), doté d’un petit centre commerçant où habitent et sortent, dans ses restaurants et bars branchés, de nombreux universitaires, intellectuels, artistes, journalistes. L’ambiance y est plus décontractée que dans les autres quartiers, souligné par la moindre présence de barrières et systèmes de sécurité autour des maisons.

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La vitalité nocturne de Forsburg contredit la paranoïa ambiante qui fait penser que les gens ne sortiraient que dans les malls.

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Moyo est une nouvelle chaîne de restaurants (à Johannesburg, il y a un restaurant à Newtown et un à Melrose Arch) qui prétend proposer une expérience panafricaine totale, inventant une forme de fusion food africaine.

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émulation : on ne peut pas aller de l’un à l’autre à pied la nuit. Enfin, de nouveaux espaces culturels ou de loisirs ont été créés ces dernières années, sur des initiatives privées, comme Melrose Arch ou Millpark. Melrose Arch est une opération d’aménagement privée, où se concentrent des bureaux, des restaurants, des boites de nuit, un palace, des logements de standing, dans une démarche caricaturale de new urbanism : accès contrôlés, profusion de caméra de sécurité, ultra-propreté (Dirsuweit, Schattauer, 2004). Millpark est un nouveau cluster d’entreprises créatives qui s’est développé très rapidement près de Newtown. Dans un ancien garage, à coté du siège du principal journal local et d’une firme cinématographique, un véritable petit centre branché a émergé quasi spontanément. Un ancien cameraman a racheté ce garage, l’a rénové et a contacté amis et relations de travail pour louer des locaux. En septembre 2003, son frère a créé le Color Bar, où des soirées très prisées sont organisées. Rapidement des designers et architectes ont installé leurs locaux ; des boutiques de mode ou de décoration et deux autres restaurants ont ouvert leurs portes. Des commerces hybrides sont nés tels the

painting box où mamans et enfants apprennent ensemble la céramique. En quelques mois, ce

garage abandonné est devenu un des lieux les plus branché de la ville (Fraser, 2003). En raison du caractère privé de leurs promoteurs, ces opérations doivent être rentables rapidement. Elles ciblent une clientèle aisée, beaucoup plus limitée que le projet Newtown dont il est difficile de déterminer la population bénéficiaire. Plus compacts, plus sécurisés, plus petits, ces deux espaces reprennent certaines caractéristiques des centres commerciaux (une seule entrée, un parcours de promenade très défini, des vitrines) en le réinventant à ciel ouvert dans une perspective de new urbanism (pour Melrose Arch) ou dans une esthétique postindustrielle ou de

loft-living (Millpark).

L’ensemble reconstitue une vision exotique de l’Afrique, où mêmes les serveurs ont le visage peinturluré, contrastant avec leur clientèle chic et internationale.

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Fig. 15. Melrose Arch et Mill Park : de espaces de travail et de loisirs animés

Photographies : Elsa Vivant

En réalité, à Newtown, la culture semble être le justificatif d’une politique de « pacification » de l’espace urbain, manière pudique de caractériser des délogements de squatters, des démolitions d’immeubles et une sur-sécurisation par vidéosurveillance. Les mouvements des entreprises vers le nord sont très puissants et les contrecarrer semble difficile. Les stratégies urbaines en ce sens sont risquées et peuvent devenir des gouffres financiers sans résultats probants. L’avantage d’une stratégie de régénération urbaine basée sur des équipements culturels est que l’on ne prévoit pas nécessairement des retombées rapides. La culture n’a pas comme objectif premier la rentabilité. Certes, des effets de valorisation des espaces urbains par la présence de ces équipements sont attendus, mais le temps importe peu (ou moins). D’ailleurs, il n’y a pas de procédure d’évaluation du projet. Depuis dix ans on attend le démarrage du quartier, qui ne saurait tarder ! De plus, la création d’équipements culturels non lucratifs est un motif « moralement » plus acceptable de délogement de squatters que l’implantation d’un centre commercial.

Cette attitude est mise en application dans d’autres secteurs de la ville. A Soweto, par exemple, les seuls endroits où les espaces publics ont été refaits, sont autour des lieux symboliques de la lutte contre l’apartheid, comme l’église Regina Mundi, le musée Hector Pieterson. Ces sites

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sont devenus des repères identitaires et symboliques de la mémoire et de l’histoire de Soweto. Ils sont aussi des lieux incontournables de la visite du township pour les touristes. La culture et l’expérience culturelle du township sont mises en avant pour donner l’image de Soweto, comme étant un quartier « historique » et culturel, grâce à un petit guide touristique : Township,

the complete guide. De même, parmi les axes stratégiques de développement financés par la

province et mis en œuvre par la ville, le développement par la culture est aussi au cœur de l’action à Kliptown, un des quartiers de Soweto (Bremner, 2004).

Le projet de Newtown voulait accompagner et amplifier l’émergence d’une scène off (le Market Theatre) en cours d’institutionnalisation. En Europe, de nombreux Nouveaux territoires de l’art s’inscrivent dans des friches industrielles. Vouloir imposer ce type de lieu de l’expérimentation artistique modelé par la transition industrielle, n’est-ce pas nier la vraie transition sud-africaine à savoir la fin de l’apartheid ? En Afrique du Sud, à Johannesburg, les espaces postindustriels sont-ils les lieux de l’interrogation de la transition ? L’expérimentation des possibles ne se ferait-elle pas plutôt ailleurs ? C’est ce que propose Catherine Blondeau, qui après avoir exposé l’émergence puis l’essoufflement de la scène off à Newtown, relate des expériences off nouvelles, hors de Newtown et de tout balisage institutionnel, dans des quartiers noirs populaires comme Hillbrow (Blondeau, 2002). En effet, Johannesburg est une ville où s’écrit une nouvelle forme de la modernité métropolitaine, tant en matière urbaine, sociale, politique que culturelle. A ce titre, elle est le centre d’émergence de nouvelles formes artistiques et culturelles, réinventant une identité sud-africaine après des décennies d’apartheid. Ce vitalisme et cette créativité réels ne peuvent être catalysés par les mêmes moyens qu’en Europe ; la transition post-apartheid n’est pas la transition postindustrielle. Les townships, des quartiers noirs très dégradé comme Hillbrow, ou de l’autre coté du spectre, des centres commerciaux, les

malls, ne seraient-ils pas les vrais lieux d’une nouvelle avant-garde artistique et urbaine

(Bremner, 2004; Nuttal, 2004) ?

A moyen terme, le projet atteindra peut-être ses objectifs d’animation urbaine et de revitalisation du secteur ; petit à petit, de nouvelles activités s’installent, des nouveaux logement sont construits, des événements s’y déroulent. Toutefois, l’exemple de Newtown est-il une stratégie de développement urbain et culturel ou un faire-valoir pour une opération de nettoyage social ? Au-delà des problèmes liés au transfert de modèle d’action, cet exemple met en cause le principe même de la revitalisation urbaine par la culture, et le changement d’envergure et d’objectifs de ces stratégies. La création d’équipements culturels a été longtemps une composante d’une politique culturelle destinée aux habitants, mais en devenant l’élément central d’une stratégie urbaine, elle change de nature et de cible : elle a pour objectif non pas de répondre aux besoins et pratiques des habitants, mais de rendre la ville attractive. Au-delà d’une politique urbaine, dans quelle mesure ce mode d’intervention s’inscrit-il dans une politique de peuplement ciblée sur les catégories supérieures ? Le off, par son caractère changeant et ses évolutions imprévisibles, permet de satisfaire ces deux injonctions : répondre à des besoins locaux et construire une image internationale, car les lieux culturels off sont le plus souvent déjà devenus in lorsqu’ils remarqués par les institutions comme étant des expériences alternatives.

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Cette instrumentalisation serait-elle la conséquence et la traduction opérationnelle d’une prise de conscience des enjeux posés par la gentrification et la valorisation symbolique des territoires ? En quoi le off participe-t-il à la revalorisation des quartiers centraux par des processus de gentrification ?

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Chapitre 3

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