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Définitions et grands traits de la gentrification

Le off : agent de la gentrification ?

A. Définitions et grands traits de la gentrification

1. Un concept d’origine anglo-saxonne

Le terme « gentrification » est utilisé pour la première fois par Ruth Glass (Glass, 1964) pour caractériser les changements rapides de structures sociales du peuplement en cours dans certains quartiers centraux de Londres. Ces transformations furent rendues possibles par la concordance de l’arrivée massive à échéance des baux de longue durée et du développement de la City comme centre d’activité dont les employés avaient de nouveaux besoins en matière de logement.

L’un après l’autre, de nombreux quartiers ouvriers de Londres ont été envahis par les classes moyennes – supérieures et inférieures. Des locaux dégradés ou de modestes maisonnettes – avec deux pièces en bas deux pièces à l’étage – ont été récupérés, lorsque les baux furent expirés, et sont devenues d’élégantes résidences de prix. […] Ce processus de gentrification, une fois démarré dans un quartier, s’étend rapidement jusqu’à ce que presque toutes les couches populaires qui y résidaient originairement aient quitté les lieux et que toutes les caractéristiques sociales du quartier aient changé. 204

Glass, 1964 traduit par C. Bidou (Bidou-Zachariasen, 2003 : 45), c’est moi qui souligne

L’usage du terme s’est peu à peu développé et transformé ; il a été discuté et théorisé, décrit et commenté, surtout dans le monde anglo-saxon205. Aujourd’hui, il est globalement admis que la

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« One by one, many of the working-class quarters of London have been invaded by the middle-classes - upper and lower. Shabby, modest mews and cottages - two rooms up and two down - have been taken over, when their leases have expired, and have become elegant, expensive residences....Once this process of gentrification starts in a district it goes on rapidly until all or most of the original working-class occupiers are displaced and the whole social character of the district is changed. »

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L’origine anglo-saxonne du « concept » de gentrification pose quelques problèmes au chercheur français. Comment traduire des termes et des concepts qui ont été inventés dans d’autres contextes ? Comment peut-on les importer dans un nouveau contexte, par exemple le contexte français ? Doit-on les traduire par des termes français existants ou révèlent-ils des processus nouveaux nécessitant le développement d’un nouveau vocabulaire ? Peut-on se permettre dans ce cas de ne pas traduire ou de franciser le terme ? Cette question épineuse est un problème épistémologique dans l’ensemble des sciences, et particulièrement dans les sciences sociales. Cela pose également le problème (récurent aujourd’hui dans le monde scientifique mais aussi politique et économique) de la domination de la langue et de la culture anglo-saxonne. Pour certains, il s’agit d’une forme d’impérialisme idéologique, pour d’autres, le signe de l’impuissance des autres groupes culturo-linguistiques à s’imposer dans les débats internationaux. L’usage du terme gentrification permet ici d’appréhender différemment les processus liés à la globalisation, et d’inscrire nos travaux dans un débat théorique scientifique existant.

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gentrification est un processus206 par lequel les quartiers pauvres et populaires des centres-villes de grandes métropoles (et de villes plus modestes) sont réinvestis par de nouveaux habitants, à travers un flux de capitaux privés et de propriétaires-occupants appartenant aux classes moyennes supérieures, ou plutôt à ce que certains appellent la « nouvelle classe moyenne ». Ce sont des quartiers qui ont longtemps été en déshérence, délaissés par les classes moyennes parties s’installer en périphérie, où des logements occupés par des catégories populaires sont mis massivement et simultanément sur le marché immobilier. Le plus souvent, le parc immobilier a un intérêt historique ou architectural potentiel. De nouveaux habitants, plus dotés en capitaux de toutes natures (social, culturel ou économique), s’installent dans le quartier, restaurent le milieu physique et rehaussent le niveau de vie dans le quartier, ce qui a souvent pour effet d'en chasser les résidents les moins bien nantis. C’est pourquoi Niel Smith assimile le processus de gentrification à une guerre des classes à l’échelle urbaine : en plus des nombreux délogements que les opérations de promotion immobilière provoquent, l’ensemble des loyers a tendance à augmenter, forçant de fait les populations d’origine au départ, non sans avoir longtemps résisté. Dans le même temps, le niveau élevé des loyers limite l’entrée des ménages à faibles revenus sur le marché locatif (Smith, 1996).

La question du statut d’occupation est une des pierres angulaires dans l’analyse et la compréhension du processus. Les accédants à la propriété sont les acteurs de la valorisation par leurs investissements financiers, matériels et affectifs dans leur logement et leur quartier ; ils sont également les bénéficiaires de cette valorisation ouvrant les perspectives d’une plus-value potentielle. Les locataires font figure de « victimes » du processus car ils sont soumis aux variations du marché et aux hausses de loyers ; selon les contextes législatifs, ils seront plus ou moins protégés de cette hausse des prix et des effets des changements de propriétaires.

Il faut rappeler que le processus de gentrification n’était en rien évident ou naturel. Particulièrement théorisé aux Etats-Unis, il y révèle une rupture dans la course à la suburbanisation des années 1960 et 1970. Si la périurbanisation et le dépérissement des centres- villes en France sont à la fois plus lents, moins radicaux et moins achevés, le processus de gentrification est ici aussi le signe d’une nouvelle quête de vie citadine. Il remet en question les théories sur l’abandon des centres-villes, et au-delà, sur la fin des villes (Chombart de Lauwe, 1982). On peut cependant se demander si la gentrification (par les formes paysagères que prennent les quartiers gentrifiés) ne serait pas le symptôme d’un retour à une vision conservatrice de ce qui est ou fait « urbanité », déniant aux zones périphériques récemment urbanisées le titre de « ville ».

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Selon le dictionnaire de géographie, la gentrification est : « dans un quartier urbain, processus d’installation de résidents d’un niveau socio-économique plus élevé que celui des populations initialement résidentes. » (Lévy, Lussault, 2003 :395)

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2. La séquence-type du processus de gentrification

Afin de clarifier notre propos, attardons-nous à décrire le scénario-type d’un processus de gentrification typique : de l’identification d’un quartier gentrifiable à l’accomplissement du processus.

a. Dans un quartier dé- ou peu valorisé

Plusieurs phénomènes, parfois concomitants, peuvent expliquer la création d’un parc immobilier gentrifiable, mais toute dévaluation immobilière n’est pas suivie d’un processus de gentrification. D’abord, un quartier peut être l’objet d’une déqualification fonctionnelle ; c’est particulièrement le cas des quartiers industriels ou artisanaux situés au centre des agglomérations. L’exiguïté des locaux et le besoin de lieux de production vastes et bon marché, liés au développement des moyens de transport et à la périurbanisation ont incité de nombreux entrepreneurs à délocaliser leurs activités manufacturières en banlieue voire au-delà, où les coûts fonciers sont bien moindre qu’en centre-ville et l’accessibilité assurée par le développement du réseau routier. Ainsi, dans de très nombreuses villes du monde, les locaux industriels ont été évacués ; les quartiers industriels centraux, perdant leur fonction économique, ont été déqualifiés et dévalorisés, comme le secteur du faubourg Saint Antoine à Paris, haut lieu de l’artisanat du bois ; ou Soho à New York. Certains de ces quartiers, possédant des bâtiments aux qualités architecturales particulières, ont été l’objet de processus de gentrification, passant d’abord par un changement d’usage de ces locaux ; gentrification est ici synonyme de résidentialisation207.

Une autre modalité de dévalorisation d’un quartier est la déqualification sociale et immobilière. Le départ des couches moyennes vers des banlieues résidentielles (surtout dans les villes américaines), le désinvestissement privé (voire public) dans les quartiers résidentiels centraux, ont permis l’installation de populations modestes ou immigrées dans des quartiers centraux, de moins en moins entretenus : soit par un désintéressement des propriétaires bailleurs ne souhaitant pas investir dans des travaux de rénovation coûteux et peu rentables, soit par l’incapacité des ménages à financer les travaux de réhabilitation de leur logement. Cela amène à une dégradation progressive du bâti puis une dévalorisation du quartier, à laquelle s’ajoute souvent une stigmatisation du quartier et de ses habitants. Certains quartiers gentrifiés n’avaient pas réellement perdu de valeur, ils étaient simplement des quartiers ouvriers, bien entretenus, et bon marché. C’est leur localisation qui les rend aujourd’hui vulnérables à la gentrification. Par ailleurs, Robert Beauregard, dans un ouvrage collectif qui a fait date dans l’étude de la gentrification (Smith, Williams, 1986), souligne que tout quartier dévalorisé n’est pas gentrifiable. Il décrit les caractéristiques qui rendent un secteur plus vulnérable à la gentrification : une architecture intéressante ou des bâtiments ayant « du potentiel » ; l’accès à un avantage de site spécifique (une vue, un parc, un canal, une localisation sur une colline) ; des bâtiments certes dégradés mais pas structurellement dangereux, et relativement denses pour permettre un effet de « contagion » et de « protection » des gentrifiers entre eux ; la proximité

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Ce terme étant utilisé dans le cadre de la politique de la ville pour nommer un certain type de réhabilitation, il convient de préciser que nous appelons ici « résidentialisation » le fait de rendre résidentiel un bâtiment ou un secteur anciennement industriel.

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d’un centre d’affaire ou du moins une bonne accessibilité en transport en commun ; des commerces de proximité (qui éventuellement pourront évoluer pour répondre au mieux aux attentes des gentrifiers) (Beauregard, 1986 : 53). Ces conditions réunies, le processus de gentrification peut être enclenché …

b. Un processus phasé…

La plupart des auteurs s’accordent pour dire que la gentrification est un processus qui procède en trois phases (Dansereau, 1985; Grésillon, 2002)208.

1. La (re)découverte par des pionniers : phase d’appropriation

Un groupe d’individus « pionniers »209 s’installent dans un quartier populaire, délaissé voire dégradé. Ces pionniers sont souvent des personnes jeunes, célibataires ou en couple mais sans enfants, diplômés, étudiants ou exerçant une activité professionnelle culturelle ou intellectuelle, au mode de vie hors normes (ou du moins pas encore normé) ; ce peut être, par exemple, des artistes, des étudiants, des homosexuels…. Ils choisissent ces quartiers en grande partie pour des raisons économiques (les logements y sont bien moins chers qu’ailleurs) voire techniques (présence de grands espaces ou de locaux artisanaux facilement transformables en atelier pour les artistes). Ce sont souvent des quartiers qui possèdent un habitat certes dégradé, mais ayant des qualités architecturales ou historiques potentielles. Les nouveaux habitants apprécient aussi le caractère « populaire » du quartier et le mettent en avant210. Ils vont rénover progressivement leur logement, et ainsi, le revalorisent. Par leur présence, ils donnent une nouvelle physionomie au quartier : ils lui transmettent leur image bohème, repérable par les apparences et l’allure des individus gentrifiers, qui détonnent par rapport aux habitants originels. Fréquentant les lieux de consommation (bars, commerces), ils vont peu à peu marquer leur territoire (en s’appropriant un bar ou en en ouvrant un nouveau, par exemple).

2. L’amplification du mouvement : phase de valorisation

Le quartier gagne en visibilité, il est médiatisé211. D’autres individus, eux aussi soumis à de fortes contraintes économiques, sont attirés par la présence des artistes et l’image bohème qu’ils confèrent au quartier. Il s’agit souvent de catégories intermédiaires, pas totalement artistes ni encore installées (étudiants, travailleurs des industries culturelles, jeunes adultes) ; c'est-à-dire des catégories sociales très proches des pionniers, mais plus soucieuses des risques financiers. C’est pourquoi on parlera d’amplification. Cette présence est une force stabilisatrice pour le quartier. Dans le même temps, le marché immobilier évolue. Des marchands de biens ou des spéculateurs apparaissent ; les banques et organismes de prêts sont moins réticents à prêter pour

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Nous ne faisons ici qu’une description rapide de ce phasage du processus. Nous reviendrons ultérieurement sur les théories explicatives intervenant aux différents niveaux du processus. De nombreux autres auteurs décrivent les « phases » du processus, et tous convergent vers le même schéma. Ce schéma met en évidence le rôle catalyseur des artistes et autres bohèmes dans l’enclenchement du processus, dans le choix ou désignation d’un quartier potentiellement gentrifiable. Nous utilisons ici le champ lexical francophone de Francine Dansereau et de Boris Grésillon.

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D’autres parlent de « risk obvious », ou personnes audacieuses (Dansereau, 1985 : 194), ou d’ « envahisseurs » (Authier, 2003).

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Sur la mise en avant des représentations associées au monde ouvrier et à la convivialité supposée des quartiers populaires, voir les travaux d’Eric Charmes selon qui les gentrifiers usent de ces représentations pour apporter une justification « éthique » à leur installation dans des quartiers populaires (Charmes, 2003).

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Sur ce point, Sharon Zukin montre comment les quartiers gentrifiés sont représentés et médiatisés par les gentrifiers eux-mêmes, artistes ou journalistes, à travers leurs œuvres ou leurs articles (Zukin, 1995).

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acquérir dans ces quartiers ; le marché de la vente se développe (au détriment de la location). L’autorité municipale appuie la mutation du quartier par des aménagements (réhabilitation du patrimoine, piétonisation, réalisation d’équipements collectifs) ou une aide à la réhabilitation (comme les Opérations programmées d’amélioration de l’habitat (Opah) en France). La transformation devient plus visible : la fréquentation du quartier par les gentrifiers se développe, l’habitat est rénové (ravalement de façade), l’appareil commercial change. Cette phase de la gentrification voit se développer les cafés et restaurants branchés, les boutiques de designers locaux, les librairies spécialisées… Le quartier devient un lieu de ballade pour les citadins devenus, pour un instant, touristes de leur propre ville.

3. La stabilisation du quartier : phase de stérilisation

C’est alors que de nouveaux investissements publics ou privés vont permettre une revalorisation massive du quartier, puis l’arrivée de ménages plus « installés » (cadres, intellectuels) appréciant à la fois l’image bohème du quartier mais ne souhaitant pas se risquer dans des quartiers trop stigmatisés comme dangereux. Le quartier gentrifié conserve son « aura » populaire et bohème (certains diraient « authentiques »212) mais en perd l’imprévu et le risque immanent. Des tensions peuvent apparaître entre nouveaux et anciens occupants : le contraste entre les modes de vie est important voire problématique (nuisances sonores). Peu à peu, le quartier se stabilise comme étant une zone « reconquise ». La plupart des propriétés ont été rénovées. Il se développe sur le secteur un véritable marché de promotion immobilière avec de vastes opérations de réhabilitation et de spéculation. La revalorisation du quartier entraîne une hausse de prix qui pousse les habitants originels et parfois les premiers arrivants ou pionniers à partir (gentrifier un autre quartier ?). On assiste alors à une ré-homogénéisation par le haut du quartier (Dansereau, 1985 : 194). La question du statut d’occupation prend ici toute son importance car la hausse des prix est ressentie uniquement par les locataires, et non par les propriétaires ou accédants. En matière d’appareil commercial, cette phase de stabilisation est illustrée par l’apparition d’enseignes franchisées (restauration, équipement de la personne ou de la maison)213 ou de magasins moins spécialisés et grand public.

Toutefois, si on peut effectivement distinguer trois grandes phases dans le processus de gentrification, celles-ci se chevauchent ; dans un quartier en cours de gentrification, les différentes formes paysagères et les différentes populations se croisent et sont co-présentes.

c. … mais non modélisable

Ce schéma met en avant l’artiste (ou la figure de l’artiste) comme un des catalyseurs potentiels de la gentrification. Cependant, il ne faut considérer cela comme une recette magique, applicable dans n’importe quel quartier pour le revaloriser. Tous les quartiers (ré)investis par des populations aux modes de vie bohèmes ou alternatifs ne sont pas l’objet d’un processus de gentrification : les pionniers ne sont pas systématiquement suivis (Benoit-Guilbot, 1986). De même, ce processus n’est pas sans impact négatif, notamment sur les habitants originels et les

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Gardons toujours à l'esprit, dès que l’on parle d'authenticité ou de quête de l'authentique cette phrase de Barthes: "Il suffit de lire vrai, authentique, indissoluble ou unanime pour flairer là le creux de la rhétorique (Barthes, 1956: 134).

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On peut, par exemple, acter la « stabilisation » de la rue Oberkampf à Paris en mai 2004, date de l’ouverture du premier magasin franchisé La City (prêt-à-porter féminin).

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