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Cadre de référence de la politique culturelle française

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

A. Evolution des politiques culturelles en France

1. Cadre de référence de la politique culturelle française

Comprendre l’originalité de la politique culturelle de la France depuis 195947 nécessite d’appréhender les cadres normatifs et idéologiques dans lesquels elle s’inscrit. Selon P. Urfalino, depuis la Révolution Française, l’action publique en matière culturelle et artistique articule trois lignes idéologiques : la ligne monarchique (le pouvoir politique est en position de mécène), la ligne libérale (le créateur et son œuvre sont le sujet et l’objet principal des politiques), la ligne démocratique (le rapport de l’art à la société est au centre de la politique). La politique culturelle est le point de convergence entre ces représentations du rôle de l’art et de la culture dans la société et les modes d’organisation de l’action publique (Urfalino, 2004 : 13). Elle est justifiée par la croyance partagée dans les bienfaits sociaux de la culture. Les enjeux politiques, sociaux et économiques de la culture transcendent les clivages partisans ; l’instrumentalisation de la culture à d’autres fins, également. Si en quarante ans cette politique a connu des évolutions48, on ne peut pas à proprement parler de ruptures car les principales orientations et le cadre de référence de l’action restent les mêmes : la démocratisation, la

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« Le programme institutionnel peut être défini comme le processus social qui transforme des valeurs et des principes en action et en subjectivité par le bais d’un travail professionnel spécifique et organisé » (Dubet, 2002 : 24). 47

Date de la création du Ministère des Affaires Culturelles. 48

Les quatre dernières décennies pourraient être distinguées selon la conception de la culture dominant les politiques publiques de l’époque. Les années 1960, sont marquées par la vision élitiste d’A. Malraux et la diffusion de la culture bourgeoise ; les années 1970 voient triompher les mouvements d’avant-garde artistiques ; les années 1980 (les années Lang) sont marquées par un double tournant : la valorisation des cultures populaires et la conscience des enjeux économiques liés à la culture ; et pendant les années 1990, la culture a été instrumentalisé dans les politiques urbaines de nombreuses villes, comme élément de marketing.

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décentralisation et le partenariat, la professionnalisation et l’« économisation » du monde culturel, la place de la France dans le monde.

a. La démocratisation culturelle

Dès sa création, l’action du Ministère a eu pour objectif de démocratiser l’accès à la culture. Pour le ministre André Malraux, la rencontre avec l’art est une expérience individuelle que l’Etat doit rendre possible en mettant en contact le citoyen et les « grandes œuvres de l’humanité ». Pour lui, l’objectif de la démocratisation culturelle passe par l’exposition du plus grand nombre à l’œuvre dans l’espoir de révéler un choc esthétique49. La création des Maisons de la Culture dans les villes moyennes permet le développement d’une offre artistique de qualité sur l’ensemble du territoire. La vision élitiste de A. Malraux se détache d’une approche éducative portée par les mouvements associatifs d’éducation populaire depuis les années 1930, tournée vers la formation et l’éducation à l’art (Urfalino, 2004). L’action du Ministère est orientée vers le développement d’une offre artistique de qualité, mais progressivement, cette vision élitiste de la démocratisation est mise en doute, en particulier lors des mouvements sociaux de mai 1968. Les premières critiques sont corroborées par les enquêtes menées par le Ministère sur les pratiques culturelles et les publics des équipements culturels ainsi que par un certain nombre de travaux scientifiques qui mettent en évidence les inégalités sociales et territoriales dans les pratiques culturelles des individus : les rapports de force entre groupes sociaux sont reproduits dans l’accès à la culture, qui devient une forme de capital symbolique distinctif et instituant pour la petite bourgeoisie intellectuelle (pour reprendre les terminologie de l’époque) (Ion, Miège et al., 1974; Bourdieu, 1979).

Progressivement, au cours des années 1970 mais surtout après l’arrivée de Jack Lang au ministère, la pédagogie et l’enseignement artistique sont considérés comme des médiums de la démocratisation. La reconnaissance des pratiques artistiques non académiques comme les musiques amplifiées ou la bande dessinée, la promotion des pratiques amateurs, l’organisation d’événements culturels festifs, l’ouverture des ondes aux médias privés (commerciaux ou associatifs), participent également à une conception plus large de ce qui fait « culture ». Toutefois, le désir de culture « cultivée » ou savante reste largement lié à un capital culturel déjà acquis. Les effectifs des publics de la culture ont certes gonflé, mais ce n’est pas par un élargissement à des catégories sociales nouvelles, mais par un accroissement des classes sociales « consommatrices » de biens culturels (c'est-à-dire des cadres et professions intellectuelles). Plus qu’une réelle démocratisation, on assiste à une massification des pratiques culturelles et de la consommation de « biens culturels »50.

D’autre part, les rapports à la culture et la démocratisation sont fortement corrélés à un effet de génération. Par exemple, les jeunes ont toujours vécu dans un environnement médiatique

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« La formule de la démocratisation par le soutien à l’offre artistique de qualité fut la véritable carte fondatrice du ministère. La démocratisation culturelle passait, selon le nouveaux ministère, non pas par une éducation spécifiquement culturelle ou par l’apprentissage des pratiques artistiques, mais par une mise en présence de l’art, des œuvres comme des artistes, et des publics qui n’avaient pas l’habitude d’une telle rencontre. En d’autres termes, la démocratisation culturelle ne consistait pas en une formation de la demande, mais en une augmentation de l’offre culturelle de qualité et l’aménagement de son accessibilité par les prix d’entrée, les horaires… » (Urfalino, 2004: 239).

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(multiplication des chaînes de télévision et de radios). Pour eux, le rapport à la musique (ou à l’image) est quasiment machinal, automatique : la musique est partout (sur les quais de gare, dans les magasins, à la télévision, dans l’ascenseur). L’accès aux œuvres est grandement facilité par les médias et les innovations technologiques et le rapport à la musique devient marchand. Or la rébellion et le refus de l’ordre établi s’organisent aujourd’hui autour du refus de la consumérisation du monde et des rapports marchands, en particulier en ce qui concerne les pratiques culturelles. Les échanges de fichiers musicaux sur Internet sont une forme de désacralisation totale du rapport à l’œuvre.

b. Un domaine expérimental de contractualisation et de décentralisation

La politique culturelle est un domaine d’expérimentation pour l’Etat en termes de décentralisation et de contractualisation de l’action publique. La territorialisation de l’action culturelle prend plusieurs formes : la déconcentration administrative (création des Drac (Direction Régionale d’Action Culturelle)), la décentralisation artistique (initiée par Jeanne Laurent dans les années 1950 avec la décentralisation théâtrale et la création de troupes en province), le transfert de compétences (dans le cadre des lois de décentralisation de 1982-83), et la contractualisation. C’est sans doute sur ce dernier point que la politique culturelle a été la plus innovante car elle a permis de construire des modes de gouvernance et de partenariat nouveaux. Par exemple, la création des Maisons de la Culture était conditionnée par la participation des municipalités qui devaient financer 50% de l’investissement. Depuis, la décentralisation culturelle est marquée par le développement de nouveaux modes de coopération et de contractualisation entre l’Etat et les collectivités territoriales. Par l’encouragement du mécénat, l’Etat souhaite également associer les acteurs privés et les entreprises à une politique publique de la culture.

Toutefois, la décentralisation, ou plutôt la municipalisation, des compétences culturelles se heurte aux inégalités entre les collectivités territoriales. Toutes les collectivités n’ont pas les mêmes moyens financiers pour agir. La décentralisation culturelle est centrée sur les municipalités. Peu de compétences sont transférées aux régions et aux départements. Or il existe de fortes disparités entre leurs politiques : dans les zones rurales, les départements jouent un rôle plus important se substituant aux municipalités ; dans certaines zones, les régions jouent la carte de l’identité et des traditions régionales (comme au pays Basque, en Alsace ou en Bretagne). D’autre part, les réflexions en matière d’intercommunalité sont très insuffisantes. Dans de nombreuses agglomérations, les équipements culturels sont concentrés dans la ville centre. A l’inverse, la création de équipements similaires par les communes d’une même agglomération les met en concurrence. En réalité, peu de compétences ont été réellement transférées ; il s’agit plutôt d’une appropriation par les collectivités locales des enjeux d’une politique culturelle locale et de la poursuite de la politique contractuelle et partenariale avec l’Etat.

Même si les transferts de compétences ne sont pas achevés et si l’Etat souhaite conserver le pilotage des politiques culturelles, la décentralisation culturelle pose les jalons d’une nouvelle

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Un peu comme pour l’Université où, si l’accès est ouvert à un plus grand nombre d’étudiants, les formations élitistes (comme les grandes écoles) restent, de fait, réservées aux enfants des classes « dominantes ».

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organisation de l’action publique ; elle met en évidence une montée en puissance du rôle des villes dans l’action publique et marque le retrait de l’Etat. Elle s’inscrit aujourd’hui pleinement dans la réforme de l’Etat. Par exemple, en 2000, le Secrétariat d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation met en place des « protocoles de décentralisation culturelle ». Il s’agit de protocoles expérimentaux51 concernant principalement les domaines du patrimoine et de l’enseignement artistique. Ce droit à l’expérimentation locale est aujourd’hui promu dans d’autres domaines d’action publique. Beaucoup de syndicats s’opposent à cette réforme de l’Etat, ou du moins la craignent. On peut supposer que la culture est un domaine où l’expérimentation est plus acceptable que dans d’autres secteurs publics, par les spécificités du mode de production artistique.

c. La culture comme secteur d’activité économique

Progressivement, la politique culturelle a tranché avec l’image de « l’art pour l’art », d’une relation esthétique et gratuite. Le secteur culturel est désormais considéré comme un secteur productif, créateur d’emplois, de richesses, d’innovation et de développement local. Il produit des biens, non ou peu reproductibles, répondant à des logiques économiques contrastées, souvent peu rentables, c’est pourquoi il aurait des besoins spécifiques en matière d’aide publique. Cela passe, d’une part, par la formation d’un secteur professionnel de la culture et, d’autre part, par une politique de soutien à ces activités économiques.

(1) Le ministère des artistes : la professionnalisation de la culture

Dans l’imaginaire contemporain, la figure de l’artiste reste souvent attachée à une vision soit romantique (faisant de l’artiste un bohème avant-gardiste), soit médiatique (réduisant les artistes aux vedettes du show business). En réalité, être artiste, c’est un métier ; ce serait même un nouveau paradigme du monde du travail (Menger, 2002). Les milieux artistiques et culturels ont des modes de professionnalisation et des logiques de carrière spécifiques, marqués par la précarité, l’instabilité financière, et l’incertitude sur les perspectives de carrière. Pour permettre aux individus de gérer ces incertitudes liées à la « vie d’artiste », l’Etat a mis en place des structures spécifiques de protection sociale, de solidarité et de mutualisation des risques (la maison des artistes pour les plasticiens et le statut d’intermittent du spectacle, Menger, 2003, 2005)52. La reconnaissance de la spécificité du monde du travail artistique et son organisation participent à la constitution de ce champ professionnel.

D’autre part, les pouvoirs publics encouragent les vocations et les carrières par la mise en place de formations professionnelles artistiques (école d’art, conservatoires…), dans des champs artistiques de plus en plus variés53. Alors que longtemps le talent et la vocation ont identifié l’artiste, aujourd’hui, des diplômes sanctionnent et valident un long cursus d’apprentissage technique et artistique. La prolifération des formations artistiques et l'introduction de financements publics dans les professions artistiques ont eu pour effet de créer « un appel

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Comme le permet la loi sur la démocratie de proximité qui autorise le droit à l’expérimentation locale. 52

Par ailleurs, beaucoup de structures publiques ou associatives utilisent des formes d’emplois subventionnés pour embaucher leur personnel administratif et permanent.

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Par exemple, la création du Centre National des Arts du Cirque et l’organisation de la filière de formation aux Arts du Cirque datent du début des années 1990

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d’air » vers des carrières attrayantes mais risquées (qui emploient peu et paient peu ; où il y a beaucoup de candidats mais peu d’élus). Pourtant, l’importance des financements publics dans le monde professionnel de la culture limite l’expansion des places disponibles.

Dans un autre registre, les administrateurs de la culture se sont aussi professionnalisés. La création du Ministère a provoqué la constitution d’un appareil administratif de la culture ; au sein de la fonction publique s’est développé un nouveau champ de compétences et d’expertises en matière de gestion des équipements et des structures d’accompagnement, ainsi qu’une expertise technique de reconnaissance de la qualité et de l’excellence artistique afin de permettre un arbitrage « objectif » dans l’allocation des ressources entre les artistes. Ce besoin d’expertises et de compétences spécifiques au monde culturel a entraîné la mise en place de formations à l’accompagnement de projets culturels : management culturel, médiation culturelle, production …. Ainsi, même sans avoir de « talent » artistique, il est possible de travailler dans le milieu de la culture en étant un administrateur ou un gestionnaire de projet culturel.

(2) Le soutien aux industries culturelles

En dehors du secteur public, le domaine de production des biens culturels est très polarisé entre de grands groupes mondialisés et des petites structures indépendantes. Dans cette organisation en système, on retrouve l’articulation entre le in (dominé par les grands groupes) et le off (les petites entreprises) :

A la frange de cet oligopole [in], les maisons indépendantes [off], souvent proches des milieux artistiques et culturels, produisent des nouveautés, lancent des artistes et des auteurs, la plupart du temps récupérés par le noyau de l’oligopole [in]. La capacité et le besoin d’innovation semblent ainsi inégalement répartis au sein des structures industrielles, et la propension à l’innovation croit en raison inverser de la taille des entreprises [off].

Benhamou, 2005 : 141

Au cours des années 1980, dans les discours du ministre Jack Lang, la « création » prend la place de l’œuvre ; le vocabulaire utilisé (innovation, création, invention) est proche de celui de la science et de la technologie. Ce glissement sémantique participe au rapprochement entre l’activité artistique, la technologie, la production et l’entreprise (Urfalino, 2004 : 356). A partir de 1983, le Ministère développe une politique de soutien à ce secteur d’activité, au nom de son impact direct et indirect sur l’économie française (le prix unique du livre, le soutien au cinéma,…). P. Urfalino remarque que cette orientation correspond au tournant de la rigueur du gouvernement socialiste (Urfalino, 2004). Ainsi, par le soutien aux industries culturelles, la politique culturelle devient une politique économique et industrielle. Outre sa dimension nationale par la promotion de l’économie locale, la politique de soutien aux industries culturelles s’intègre dans le cadre plus général du positionnement international de la France et de son rôle comme rempart et foyer de résistance face à l’impérialisme américain et à la mondialisation.

d. La France et son rapport au monde

Dès sa création en 1959, le Ministère des Affaires Culturelles prônait l’universalisme de la culture française et proposait une alternative, une sorte de troisième voie entre les deux blocs de

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la guerre froide. Depuis, tous les ministres qui se sont succédés, ont voulu, via la politique culturelle, promouvoir « une certaine idée de la France », poursuivant la filiation gaulliste. Jack Lang formalisera plus clairement cette position en fustigeant l’impérialisme américain et les multinationales. Sa politique de soutien aux industries culturelles devient alors une politique économique de résistance au capitalisme anglo-saxon, et la reconnaissance des arts dits « mineurs » participe au « vitalisme culturel », garant de la diversité culturelle. Ce point de départ idéologique contre un ennemi extérieur et non pas contre la politique de ses prédécesseurs, permet de transcender les clivages politiques et partisans nationaux et devient le nouveau cadre normatif et conceptuel de la politique culturelle française.

Au niveau international, l’action de la France est légitimée par ce positionnement de « résistance » où la France apparaît comme le garant de la diversité des expressions artistiques. Dès 1982, par un discours à l’Unesco, J. Lang justifie la politique de soutien aux industries culturelles comme garant du pluralisme face au risque de l’uniformisation et de la domination de quelques grands groupes :

Première réalité : la création culturelle et artistique est victime aujourd’hui d’un système de domination financière multinationale contre lequel il faut aujourd’hui s’organiser. Deuxième réalité ou deuxième donnée, apparemment contradictoire avec la première, paradoxalement c’est la création, l’innovation artistique et scientifique qui permettront de vaincre la crise internationale.

Jack Lang cité par Urfalino, 2004: 352

Cette posture justifie surtout la mise en œuvre de politiques protectionnistes spécifiques dans le secteur culturel s’opposant au libre-échange (comme les quotas ou le soutien au cinéma) ou à la domination anglophone (soutien à la francophonie). Par exemple, en 1998, au nom de la diversité culturelle, lors des négociations à l’Organisation Mondiale du Commerce sur l’Accord Multilatéral sur l’Investissement, la France (et les artistes français) a défendu le principe de l’exception culturelle et s’est opposée à l’inscription d’un volet culturel dans les accords.

Ces idées forces se retrouvent dans l’ensemble des politiques mises en œuvre, avec des combinaisons différentes, reflétant cette évolution idéologique.

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