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Les « Nouveaux Territoires de l’Art »

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

B. Les Nouveaux Territoires de l’Art, ou quand le in s’intéresse au off

2. Les « Nouveaux Territoires de l’Art »

a. La mission de Fabrice Lextrait

Pour mener à bien cette mission, M. Duffour a commandité une enquête approfondie sur ces lieux off auprès de Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la Friche de la Belle de Mai à Marseille. Ce travail était basé sur de nombreuses monographies d’expériences. Leur choix met en évidence la pluralité et la diversité des expériences et des lieux. Parmi les monographies, on peut citer : les squats Alternation (Paris), Mix Art Myris (Toulouse), l’« Archipel des squats » grenoblois, le 49ter (Lille) ; les expériences de l’association Usines Ephémères à Saint Ouen (Mains d’œuvres) et Pontoise (La Caserne) ; Les Frigos et le Batofar dans le 13ème arrondissement ; les « chouchous » des ministères : la base 11/19 à Loos en Gohelle, et la Belle de Mai à Marseille. Cette enquête avait pour objectif de dresser un état des lieux de la diversité de ces expériences pour ensuite poser les premières bases d’une nouvelle politique d’action culturelle64. La dénomination de ces expériences reste volontairement vague, le Ministère souhaitant surtout ne pas créer de nouveaux labels ou normes. Dans sa lettre de commande, le Ministre insiste à deux reprises sur la nécessité de ne pas enfermer ces expériences dans des modèles ou des labels préformés.

Il pourrait être tentant de prêter aux seuls lieux une vertu d’ouverture et de richesse artistique et culturelle et de les faire entrer dans les catégories existantes ou de créer par exemple un label « friche ». […] Il s’agit en effet de construire une approche raisonnée afin que les services du ministère de la Culture puissent mieux les repérer, les écouter et les accompagner sans pour autant les institutionnaliser, les enfermer dans des catégories ou créer un nouveau label.

Michel Duffour, lettre de mission à Fabrice Lextrait du 17 octobre 2000, publié dans Lextrait, 2001 (souligné par moi)

Il signifie en cela que toutes les expériences sont singulières et que c’est dans cette singularité que se trouvent leur originalité et la source de leur créativité. L’enquête ne pouvant être exhaustive, il faut construire un cadre suffisamment flou pour que les expériences non étudiées puissent également s’y retrouver. De nouveaux espaces et types de lieux apparaissent sans cesse, et toujours différemment : créer un label ou un modèle trop contraignant ne pourrait permettre la prise en compte des évolutions de ces lieux. Ainsi, sur la couverture du rapport s’entrecroisent des termes comme : squats, laboratoires, espaces, interstitiels, improbables, ouverts, expériences, projets, fabrique, lieux, aventures, démarches, alternatifs, friches, transculturels, pluridisciplinaires… On remarque toutefois que le ministre lui-même qualifie déjà ces espaces dans les premières lignes de sa lettre de commande ; ils sont « installés dans

des lieux réutilisant le patrimoine industriel ou choisissant l’itinérance […] » (Michel Duffour,

lettre de mission à Fabrice Lextrait du 17 octobre 2000, publié dans Lextrait, 2001 (souligné par moi)). Sans vouloir les labelliser, il considère pourtant que lorsqu’elles sont sédentaires, ces expériences sont dans des bâtiments industriels (de fait c’est souvent le cas), qui ont des qualités patrimoniales ; les lieux considérés participeraient à la constitution d’une identité locale. Cette

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« Face à la très grande diversité des approches, l’objectif de cette mission est d’appréhender et de rendre plus explicites les fondements communs de ces initiatives singulières, leurs déterminants artistiques, économiques, éthiques et politiques ainsi que leurs modes d’organisation. » (Michel Duffour, lettre de mission à Fabrice Lextrait du 17 octobre 2000, publié dans Lextrait, 2001).

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acception extensive de la notion de patrimoine tend à se généraliser à tout bâtiment ancien, quelques soient ces qualités architecturales et historiques réelles.

b. Les conclusions du rapport : l’espace au cœur des pratiques

L’analyse d’expériences très diverses a permis de dresser un tableau des points de convergence, qui reprend les discours des promoteurs de ces nouveaux territoires de l’art :

• Le rapport à l’espace, au lieu, au site : les nouvelles pratiques s’inventent dans des lieux nouveaux, souvent des friches urbaines ou industrielles.

• Le choix des territoires d’installation : ces nouveaux territoires de l’art sont localisés dans l’hypercentre ou dans des territoires périphériques, mais à chaque fois, leurs acteurs produisent un discours de justification de ce choix d’installation (choix qui peut être fortement contraint). Situés dans l’hypercentre, ils revendiquent leur refus de la spécialisation des centres villes autour des commerces et des services. Installés dans des territoires de la crise économique, ils se veulent l’écho des questionnements des citoyens sur les changements en cours dans la société (la désindustrialisation et après ?).

• Au-delà de l’action artistique, l’expérimentation sociale et politique : par le développement de nouveaux rapports avec le public65, et par la valorisation de l’autonomie et de l’autogestion, ces lieux permettraient de « construire un espace politique où l’art est

interrogé dans sa capacité à reproduire du lien social et à rénover la cité » [sic]. Les

promoteurs de ces lieux se présentent souvent comme étant très critiques vis-à-vis de la société de consommation et comme des alternatives aux modèles dominants.

• Le travail en partenariat : certaines expériences sont autonomes ; mais beaucoup travaillent en partenariat avec les pouvoirs publics locaux. Certaines sont même des réponses à des commandes publiques. C’est une forme accentuée de la décentralisation culturelle qui permet la montée en puissance d’un contre-pouvoir local. Le partenariat se fait aussi avec d’autres artistes et collectifs par le développement de réseaux formels (TransEuropHalles) ou informels.

• Un nouveau rapport à la production artistique : les lieux, par leur conception et leur gestion permettent une nouvelle temporalité dans le processus de production de l’œuvre, le travail collectif et la pluridisciplinarité.

Si par certains aspects ces lieux se posent en rupture par rapport à l’institution culturelle (occupation illégale, revendications politiques), par d’autres, ils accentuent certaines tendances de l’action publique : recours à la contractualisation, volonté (ou affichage) de démocratisation, ancrage territorial et réflexion urbaine voire instrumentalisation de la dimension territoriale de leur localisation (par exemple en se présentant comme médiateur et producteur de « lien social » dans des quartiers dégradés, ou a contrario, résistant à la consumérisation de l’espace urbain).

c. Les rencontres internationales

La publication de ce rapport s’est appuyée sur l’organisation de rencontres internationales sur les Nouveaux Territoires de l’Art en février 2002 à la Friche de la Belle de Mai à Marseille66.

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Cela reste assez flou : de quel public parle-t-on ? Quels sont les publics de ces lieux ? Parviennent-ils à briser les inégalités sociales d’accès à la culture, là où les institutions publiques constatent l’échec du mythe de la démocratisation culturelle ? Les publics de ces lieux sont-ils des groupes très limités pour lesquels la fréquentation de ces lieux est un mode d’appartenance à une sous-culture ?

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Le caractère international de ces rencontres repose sur la présentation d’exemple de lieux non-institutionels, off, étrangers, la présence de porteurs de projets et de responsables politiques étrangers (par exemple : Aminata Traoré, ex Ministre de la Culture du Mali). Alors que certains Français restaient critiques vis-à-vis de l’institution organisatrice,

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Elles ont réuni de nombreux porteurs de projets artistiques, des fonctionnaires du Ministère de la culture, des élus, des chercheurs, des intellectuels (dont Jean Nouvel, Miguel Benassayag). L’objectif de ces rencontres était de poursuivre le travail de F. Lextrait en faisant dialoguer les différents acteurs. Pour cela, des tables rondes et ateliers étaient organisés dans plusieurs espaces de la friche. Mais d’autres lieux de dialogue plus originaux ont été mis en place : un lieu de restauration, des émissions sur une radio locale (radio Grenouille), un journal édité chaque jour avec des interviews d’intellectuels (Paul Virilio, Toni Negri, Philippe Sollers), une librairie, et un centre de ressources présentant de nouvelles monographies d’expériences étrangères (dont le quartier Newtown à Johannesburg). Ces réflexions pouvaient être prolongées via un chat sur un site Internet (www.lafriche.org/nta/) et grâce à la diffusion en ligne gratuite du rapport Lextrait sur le site du Ministère. Récemment, les actes du colloque ont été publiés (Lextrait, Kahn, 2006).

Le choix du site est important. La friche de la Belle de Mai est une ancienne manufacture des Tabacs, couvrant une très vaste emprise (12 hectares). Au début des années 1990, deux troupes de théâtre s’y sont installées, avec l’accord de la municipalité, rejointes progressivement par d’autres acteurs de la scène culturelle marseillaise off. La présence et le dynamisme de ces acteurs ont participé au développement d’un site culturel pluridisciplinaire, où de très nombreux artistes ont pu concevoir et présenter leurs créations. Aujourd’hui, la Belle de Mai est intégrée au projet Euromed dont elle est le pôle de production culturelle (Roulleau-Berger, 1996; Raffin, 2001; Girard, Grésillon, 2004) 67. C’est l’exemple d’initiative culturelle locale que les Ministères (de la Culture, de la Ville, de l’Equipement) souhaitent promouvoir. Son responsable, Philippe Foulquié, est invité à de nombreux colloques et débats sur les liens entre lieu culturel et territoire (au Puca, au Ministère de la Culture). La Belle de Mai est en quelque sorte la « bonne pratique » dont il faut s’inspirer, si ce n’est reproduire. Par l’accueil des rencontres, le site devient le symbole de ce que le Ministère appelle « les Nouveaux Territoires de l’Art ». De plus, Fabrice Lextrait en ayant été l’administrateur, cela a sans doute pesé dans le choix. Mais aurait-on pu organiser cet événement dans une université ou un palais des congrès classique ? En effet, le choix d’un lieu off participe à la construction du discours du ministère sur ces lieux.

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