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Le statut de l’élite artiste : construction symbolique et représentations sociales Selon Nathalie Heinich, le prestige social du statut d’artiste trouve ses racines dans l’émergence

A. Sociologie des artistes

4. Le statut de l’élite artiste : construction symbolique et représentations sociales Selon Nathalie Heinich, le prestige social du statut d’artiste trouve ses racines dans l’émergence

du mouvement romantique, qui s’inscrit dans un contexte politique, social et historique particulier : la naissance de la démocratie, sur les ruines du régime aristocratique. En s’appuyant sur une analyse des représentations des artistes dans et par l’art (dans les œuvres littéraires notamment), elle montre comment la construction sociale du statut artiste s’inscrit dans un contexte de définition des critères d’excellence en régime démocratique, et comment ces représentations de la vie et de la carrière d’artiste participent aujourd’hui à son prestige social (Heinich, 2005).

a. La Bohême : L’archétype du off

Au XIXème siècle, de nombreuses œuvres littéraires avaient pour héros un artiste, et mettaient en scène sa vie de bohème18. Souvent, cette vie de bohème était idéalisée, présentée comme l’objet d’un choix : le choix d’une vie marginale et miséreuse pour la réalisation de sa vocation, la réalisation de soi. La bohême renverse les représentations de la marge pour les transformer en valeur positive du statut d’artiste. Le déplacement de la réussite de la prospérité vers la postérité, fait de la misère de l’artiste une vertu, et, a contrario, son succès rapide, une corruption. Le don artistique inné transforme le choix d’une carrière professionnelle en vocation. La bohême artistique correspond à une critique vis-à-vis de la société par le choix d’un mode de vie alliant singularité, travail artistique et pauvreté qui sera au cours du XIXème

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« La population des artistes, comme celle des chercheurs scientifiques, et le nombre des innovations esthétiques et des découvertes scientifiques seraient faibles si, parmi tous les aspirants, seuls s’engageaient dans ces professions ceux qui auraient pu estimer correctement la probabilité de leur réussite. D’où la contradiction : la somme des prises de risque que chaque individu peut payer d’un prix élevé, en cas d’échec ou de vie professionnelle médiocre, est bénéfique pour la collectivité puisque cette équation du risque professionnel assure aux mondes des arts et des sciences un niveau de développement optimal, accordé au rythme d’évolution de la société » (Menger, 1989 : 148).

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siècle partagé par un nombre croissant d’individus. Cette pauvreté résulte de la concurrence créée par l’augmentation du nombre de personne s’engageant dans une carrière artistique. Malgré les difficultés matérielles, les représentations de la vie de bohème en font un objet de fascination et de fantasme. En ce sens, elle est en partie un mythe s’appuyant sur des récits et des représentations plus que sur la réalité ; et ce mythe est fondateur du statut actuel de l’artiste (Heinich, 2005 : 37). D’autres représentations, plus minoritaires, font de la bohême un état subi, magnifié par ses acteurs pour faire de nécessité vertu, en déplacement par exemple les normes et les critères de la reconnaissance artistique (de la prospérité à la postérité). Ce déplacement de valeurs serait alors une adaptation à un système de concurrence où l’offre de création artistique est supérieure à la demande en œuvre entraînant la paupérisation d’un grand nombre d’artistes. L’artiste bohème vit aux marges de l’échelle sociale : il fréquente les extrêmes (les plus riches sont ses clients, les plus pauvres ses compagnons d’infortune), mais ne s’intègre pas dans une conception hiérarchique du monde social. Le régime vocationnel de la carrière artistique bohême s’accompagne d’un basculement de représentation de la singularité : précédemment déqualifiante, elle devient qualifiante. L’originalité et l’excentricité sont l’attribut de l’artiste. Celui-ci s’autonomise par rapport à la demande et la précède dans la définition des canons et de la valeur artistique : la transcendance des genres, la transgression des normes sont les nouveaux critères de l’excellence artistique. Il s’installe dans des quartiers périphériques, où la proximité avec ses pairs participe à la construction de son identité d’artiste. La singularité artistique, pour devenir qualifiante, doit paradoxalement être partagée par d’autres, elle doit être une identité collective (Heinich, 2005). L’inscription territoriale dans un quartier participe par exemple à la construction d’une identité collective de groupes d’individus singuliers voire à la constitution de mouvements artistiques (comme les impressionnistes à Montmartre). L’analyse de la représentation touristique des quartiers d’artistes à Paris montrera la constance de cette affection mythique pour la bohême19.

b. De l’élite aristocratique à l’élite artiste

En réalité, l’origine sociale aisée de beaucoup d’artistes relativise et explique cette prise de risque du choix d’une vie de misère : pour de nombreux jeunes artistes, la bohême n’est qu’une passade, avant l’entrée dans la « vie bourgeoise » héritée de leur condition sociale20. Il s’agit d’une manifestation d’une nouvelle catégorie : la jeunesse, qui s’émancipe de sa condition sociale en retardant l’installation dans la vie d’adulte. Au XIXème siècle, ceux qui s’engagent dans la carrière artistique sont souvent des jeunes gens issus des classes dominantes pour lesquels l’engagement d’une carrière artistique n’est pas un risque financier, étant un jour ou l’autre héritier. De plus, l’évolution de la représentation du statut de l’artiste va progressivement

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Le premier auteur a utilisé le terme bohème pour décrire de manière positive la vie de ces jeunes artistes est Henry Murger dans Scènes de la vie de bohème. Pour une analyse des représentations littéraires de la bohème, voir : Heinich, 2005.

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Voir chapitre quatre. 20

Raymonde Moulin met en évidence que les artistes plasticiens sont principalement issus de familles des catégories moyennes supérieures : l’origine sociale élevée facilite l’entrée dans le champ artistique (les risques financiers sont moindres et l’obligation d’un travail rémunérateur alimentaire moins pressante), mais n’influence pas sur la réussite à l’intérieur du champ (l’argent ou la position sociale ne supplantent pas le talent et le travail). Beaucoup d’entre eux (qualifiés « d’héritiers » par R. Moulin) appartiennent à des familles d’artistes : cette appartenance facilite la prise de risque de l’entrée dans la carrière incertaine d’artiste (Moulin, 1992).

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rassurer les familles pour lesquelles cet engagement ne sera plus considéré comme une déchéance sociale. Au-delà, même, Nathalie Heinich montre que dans le contexte post- révolutionnaire, pour un certain nombre de jeunes aristocrates déchus, l’engagement artistique est un pis-aller de la perte de leur pouvoir politique et une revanche symbolique face à la bourgeoisie. D’ailleurs, la haine du bourgeois trouve ses sources dans cette redistribution post- révolutionnaire des cartes du prestige social, du pouvoir économique et politique. Réciproquement, la fascination bourgeoise pour l’univers artiste est une quête de prestige symbolique. Ainsi, ces jeunes aristocrates vont-ils participer au glissement des valeurs aristocratiques vers le monde artistique, contribuant à la valorisation du statut d’artiste. Le privilège de la naissance dû aux héritiers fait place au don artistique inné ; l’importance du nom hérité devient celle du renom. Le prestige de l’artiste correspond à l’aristocratisation de son statut, dans le refus de son embourgeoisement.

Cela correspond également à la redéfinition de la notion d’élite dans une société démocratique. Précédemment lié à l’héritage aristocratique, au XIXème siècle, le statut social s’acquiert par le travail et le mérite. La conception des élites s’élargit : les élites ne sont plus uniquement les catégories dominantes possédant le pouvoir. La délimitation des élites intègre d’autres critères de prestige ainsi que les relations d’interdépendance entre les individus. A la suite de Norbert Elias, Nathalie Heinich souligne l’importance de la dimension relationnelle au sein de l’élite, malgré l’hétérogénéité des occupations et des positions des individus. Elle rappelle également les modes de circulation des élites : en leur sein (passage d’un secteur à l’autre), par l’introduction de nouveaux venus, et par la constitution d’une contre-élite, en concurrence avec l’élite installée (Heinich, 2005 : 262). Par sa position symbolique et par ses fréquentations diverses, l’artiste a une position singulière au sein de l’élite : à la fois nouveau venu et contre- élite ; sa capacité à s’extraire des valeurs communes et à maîtriser sa vie lui procure un sentiment de supériorité. Ainsi, le statut symbolique de l’artiste se construit par son rapport aux valeurs aristocratiques et démocratiques :

Ce qui rapproche l’art de l’aristocratie c’est, d’une part, le caractère inné du talent et, d’autre part, le fait que le privilège soit attribué non pas seulement à des individus, mais à toute une catégorie ; ce qui, à l’opposé, le rapproche de la démocratie c’est, d’une part, l’indexation de la grandeur sur le mérite personnel et, d’autre part, l’accessibilité de cette grandeur à tout un chacun selon ses efforts ou sa chance ; ce qui, enfin, l’éloigne tant des valeurs aristocratiques que des valeurs démocratiques, c’est que l’excellence y est définie dans la singularité, au double sens d’exceptionnalité et de marginalité.

Heinich, 2005 : 274 (souligné par moi)

Aujourd’hui, les représentations de l’artiste sont structurées par trois idéaux-types (Heinich, 2005 : 274) : l’artiste mondain, figure aristocratique ; l’artiste engagé, symbole de la démocratisation ; l’artiste bohème, dont la vocation justifie l’excentricité.

c. Le statut privilégié de l’artiste aujourd’hui

Le statut de l’artiste aujourd’hui repose sur un système de valeurs et de représentations : la valorisation de la singularité et de la marginalité, la maîtrise individuelle de son projet de vie et de sa vie, le regroupement des individualités atypiques pour les faire exister socialement, la dimension élitiste du statut des artistes (Heinich, 2005). Certains indices révèlent le statut

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privilégié de l’artiste : son héroïsation (dans la littérature), les droits et avantages spécifiques (législation sur les droits d’auteur), l’origine sociale des artistes (souvent des catégories supérieures), l’aspiration d’autres professions au statut de créateur (comme les commissaires d’exposition, les metteurs en scène, les restaurateurs), la démographie (croissance numérique de la population artiste), la généralisation du modèle artiste (par l’usage de vocabulaire propre à la création dans les milieux entrepreneuriaux (Boltanski, Chiapello, 1999)), les spécificités administratives accordées aux artistes, et enfin la clémence de la justice vis-à-vis de délits commis au nom de l’art. Ces deux derniers points sont particulièrement intéressants au regard de la problématique des cultures off, et notamment des squats d’artistes. Si les aides publiques aux artistes se sont multipliées ; ce sont les spécificités des critères d’attribution de ces aides qui sont le plus révélateur du statut particulier de l’artiste. En effet, celles-ci ne sont pas nécessairement attribuées au mérite, ou sous condition de ressources : ce n’est pas la qualité artistique qui est évaluée, mais la réalité de sa production. Pour l’attribution d’un atelier- logement, l’artiste doit être inscrit à la maison des artistes, c'est-à-dire justifier d’un minimum de revenus par son activité artistique ; un jeune artiste prometteur ne peut y accéder. Par ailleurs, Nathalie Heinich relève que la justice (en France) se considère incompétente pour juger certains actes commis au nom de la création artistique. Ceci peut expliquer en partie la clémence de certains tribunaux vis-à-vis des artistes squatters, qui agissent au nom de l’art, pour permettre à l’artiste de travailler. Elle commente une citation représentative de la position du pouvoir politique vis-à-vis des artistes. Un élu aurait déclaré : « c’est un artiste, donc nous devons

l’aider ». Comme le souligne N. Heinich, l’aide ne serait pas conditionnée par un titre ou un

mérite quelconque (on ne dit pas que c’est un bon artiste) mais simplement par l’appartenance à une catégorie (c’est un artiste). Cette action ne serait pas la mise en application de droits sociaux mais serait un devoir de la puissance publique (nous devons l’aider). Il ne s’agirait pas de reconnaître une « grandeur » mais de porter assistance à une personne en difficulté (aider), ce qui n’est pas démontré (Heinich, 2005 :325).

d. L’artiste : créateur de sa propre vie

Dans une société hypermoderne marquée par l’individualisation et la différenciation, la construction identitaire des individus se complique. Elle est moins liée à une appartenance de classe. De même, la trajectoire suivie par la vie d’un individu n’est plus conditionnée uniquement par son origine sociale, mais elle résulte en partie d’une accumulation de choix effectués à différents moments de la vie. L’arbitrage entre les possibles peut être douloureux. Le poids de l’incertitude lié à ces choix est perturbant. Les critères orientant ces choix se multiplient. Ils ne sont plus autant influencé par des considérations financières, par une rationalité économique (on ne se marie plus par intérêt). La réflexivité intervient quotidiennement dans les choix (Aubert, 2004). Par exemple, les modes de consommation alternatifs (nourriture biologique, presse indépendante, objets issus du commerce équitable) sont des moyens pour les individus de se construire une identité spécifique : celle d’un individu rétif aux assauts de la consommation de masse qui, par ses modes de consommation exprime et

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revendique sont rejet d’une société de consommation21. Ainsi, l’individu se raccroche à des normes et à des valeurs pour créer sa propre identité. Or la figure de l’artiste représente l’idéaltype de l’épanouissement personnel, par un arbitrage équilibré entre vie professionnelle et vie privée qui permet à la passion et la vocation artistique de satisfaire les besoins matériels et financiers de l’individu. L’artiste devient l’objet de fantasme car il est celui qui parviendrait à l’épanouissement de soi par le travail22.

e. L’artiste ou le gestionnaire ?

Loin de l’image d’Epinal, les mondes de l’art sont également des champs de lutte, où le prestige du pouvoir est remplacé par celui de la consécration. Si de plus en plus d’individus s’engagent dans une carrière artistique, la réussite dans cette carrière passe par la reconnaissance par les pairs ou le public. Cette réussite s’obtient dans une compétition dans la production des biens symboliques où les compétences techniques et artistiques s’inscrivent dans une démarche d’innovation et de prise de risque. En ce sens, l’artiste est un entrepreneur schumpetérien (Moulin, 1992; Chiapello, 1998). L’artiste est aussi un entrepreneur dans le sens où il doit gérer sa carrière, sa petite entreprise ; conséquence de la professionnalisation du monde artistique (Chiapello, 1998) . Selon Eve Chiapello, confrontée à cette obligation gestionnaire, la critique artiste de la société perd de sa substance et change la nature de sa critique. Au sein des entreprises culturelles, la critique artiste s’affaiblit, et n’affronte le management et ses règles que lorsque la production artistique, l’innovation, et les choix esthétiques des artistes sont remis en cause et menacés par des contraintes gestionnaires. Aujourd’hui, la critique artiste ne se déverse plus (seulement) contre la bourgeoisie mais contre l’art commercial et la culture de masse (Chiapello, 1998) .

D’autre part, L. Boltanski et E. Chiapello ont montré comment le monde de l’entreprise et du management a intégré les arguments de la critique artiste de l’entreprise et de l’économie pour faire évoluer, si ce n’est leur pratiques, du moins leurs discours et leurs registres de justification (Boltanski, Chiapello, 1999). La logique artiste se déploie dans les entreprises, en particulier celles qui se présentent comme innovantes. Cette généralisation réduit le poids et la portée de la critique artiste et de la transgression des normes et des valeurs puisqu’elles sont intégrées dans des logiques d’entreprises (Chiapello, 1998). Par exemple, l’architecture intérieure, la gestion des relations interpersonnelles ou les nouveaux modes de conception par projet sont des évolutions du monde de l’entreprise à l’écoute de l’évolution des modes de vie des cadres

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La consommation alter- ou contre-culturelle est un des principaux paradoxes des mouvements contre-culturels luttant contre la société de consommation (Health, Potter, 2005).

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« La théorie selon laquelle chacun d’entre nous a une façon originale d’être humain implique que chacun d’entre nous doive découvrir ce que c’est qu’être soi-même. Mais on ne peut pas faire cette découverte en se reportant à des modèles préexistants, cela va de soi […] La création artistique devient le paradigme de la définition de soi. L’artiste est promu en quelque sorte au rang de modèle de l’être humain, en tant qu’agent de la définition originale de soi. Depuis 1800 environ, on a eu tendance à faire de l’artiste un héros, à voir dans sa vie l’essence même de la condition humaine et à le vénérer comme un prophète, un créateur de valeurs culturelles […] Mais un autre ensemble de raisons explique aussi ce rapprochement entre l’art et la définition de soi […] C’est aussi que la définition de soi en vient aussi à s’opposer à la morale […] Les exigences de la sincérité envers soi, du contact avec soi, de l’harmonie avec soi-même, peuvent aller jusqu¹à nier les exigences de la justice que nous devons aux autres. En effet, l’idée même d’originalité, et son corollaire que l’authenticité peut s’opposer au conformisme social, nous impose l’idée que l’identité devra combattre certaines règles imposées de l’extérieur […] L’authenticité, parce qu’elle implique l’originalité appelle à la révolte contre les conventions.» (Taylor, 1992 : 85).

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urbains (voir également Florida, 2002b). De nombreux auteurs s’accordent d’ailleurs pour considérer la « créativité » comme un nouveau paradigme social et urbain.

B. La créativité au cœur des territoires

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