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Paris Rive gauche : une opération d’envergure

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

A. Paris Rive gauche : une opération d’envergure

La Zone d’Aménagement Concertée (Zac) Paris Rive gauche est la plus grosse opération d’aménagement de Paris et de l’Ile-de-France des années 1990-2010. L’histoire de cette opération constitue le contexte d’émergence de la question du 91, quai de la gare. Pour comprendre pourquoi et en quoi ce site est devenu un objet de cristallisation des conflits et des enjeux d’aménagement, il convient de présenter l’histoire de cette opération : ses origines, ses principaux éléments des programmation, ses moments-clés, ses éléments conflictuels, et les spécificités des procédures de concertation.

Fig. 4. Localisation de la Zac Paris Rive gauche et des Frigos

Graphisme : Elsa Vivant

1. Les origines de la Zac Paris Rive gauche

Le territoire actuel de la Zac est situé sur l’ancienne gare de fret ferroviaire de Tolbiac, soit 130 hectares de friches ferroviaires et industrielles en bord de Seine et dans Paris intra-muros. Dès la fin des années 1970, le départ des établissements industriels et la volonté de la Sncf de mettre fin aux activités de la gare de marchandises ont incité la Ville à réfléchir au redéveloppement de ce territoire. Un certain nombre de qualités en font un site potentiellement exceptionnel pour les aménageurs :

• Sa localisation : intra-muros, en bordure de Seine, à proximité du centre de Paris. • Sa forme urbaine : vaste territoire en friche, bien circonscrit géographiquement.

• Son foncier : peu de propriétaires différents, et pour la majorité, des propriétaires publics (Sncf et Ville de Paris).

Au cours des années 1980, ce site a été l’objet de nombreuses réflexions d’aménagement, dans le cadre de projets événementiels tels que l’organisation d’une Exposition Universelle en 1989 ou l’accueil des Jeux Olympiques de 1992. Ces événements n’ont pas eu lieu à Paris, mais ces projets ont nourri les travaux de l’Atelier Parisien d’Urbanisme (Apur). Très rapidement, il est apparu que ce site pouvait devenir un élément clé dans la politique de rééquilibrage est-ouest de Paris, dans un dispositif incluant également l’aménagement de Bercy. En 1989, la décision, par le président François Mitterrand, d’installer la nouvelle Bibliothèque de France sur ce site

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constitue un élément déclencheur du réaménagement du secteur, aboutissant en 1991, à la création d’une Zac, alors appelée Seine Rive gauche, par le Maire de Paris, Jacques Chirac.

2. Les grands objectifs de la Zac

Cette Zac a été conçue dans le cadre du schéma général de rééquilibrage est-ouest de Paris et de l’agglomération. L’objectif général de cette opération est de créer un nouveau pôle d’activités tertiaires supérieures dans l’Est parisien, en contrepoids de la Défense et du 8ème arrondissement. Un des principaux axes programmatiques est la construction de bureaux de haut de gamme. A cette ambition première s’ajoute la volonté de relier l’ancien 13ème arrondissement à la Seine, c'est-à-dire de créer une continuité urbaine. Cela se traduira par un parti pris d’aménagement fort et structurant : la création d’une dalle couvrant les voies ferrées de la gare d’Austerlitz et assurant la continuité entre l’ancien 13ème, les nouveaux quartiers et les berges de la Seine80. Ce choix d’un urbanisme sur dalle implique un coût d’opération très élevé et donc un risque financier à maîtriser au maximum. Il oblige également à de fortes densités. Le troisième grand axe d’aménagement est la mixité des fonctions. Il ne s’agit pas uniquement d’un quartier d’affaires stricto sensu (comme La Défense), mais d’un véritable quartier urbain où se trouvent, outre les bureaux, des logements, des commerces et équipements de proximité, des espaces verts, des réseaux de transport en commun et des équipements publics. Les nombreuses difficultés rencontrées par l’aménageur ont fait évoluer le programme, augmentant le nombre de logements sociaux et créant ou localisant des équipements publics structurants à Paris Rive gauche : la Bibliothèque Nationale de France (dont l’architecture monumentale s’impose sur un des secteurs), l’Université Paris 7, l’Inalco, et peut-être le Tribunal de Grande Instance de Paris. Imaginé comme un nouveau quartier d’affaires et de standing, Paris Rive gauche s’est réorienté vers une offre plus éducative, culturelle et administrative. Ces équipements légitimants sont utilisés comme une base de consensus, justifiant et permettant le développement de l’opération, dont les premières orientations avaient été fortement contestées.

Le territoire de Paris Rive gauche est divisé en trois grands secteurs (Tolbiac, Masséna, Austerlitz), dont la conception est attribuée à des architectes coordonnateurs différents, sélectionnés par consultation. Leur rôle n’est pas de concevoir les bâtiments, mais d’organiser l’aménagement de ces secteurs selon des grands principes directeurs urbains et architecturaux81. Par exemple, lors de la première phase de la consultation du secteur Masséna, il était demandé aux architectes de ne pas dessiner. Ils devaient définir des grands principes de composition urbaine de nouveaux quartiers urbains homogènes, soumis par la suite aux architectes de maîtrise d’œuvre (Werquin, Pélissier, 1997).

L’organisme aménageur est la Semapa, Société d’Economie Mixte d’Aménagement de Paris, dont les actionnaires principaux sont la Ville de Paris (57%) et la Sncf (20%), également principal propriétaire foncier. La RIVP (Régie Immobilière de la Ville de Paris), la région Ile- de-France et l’Etat sont aussi membres de la Semapa. Cette Sem d’aménagement intervient

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A la différence de la Défense, la dalle de Paris Rive Gauche n’assure pas une séparation des flux piétons/automobiles.

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Roland Schweitzer pour le secteur Tolbiac, Christian de Portzamparc pour le secteur Masséna, Christian Devillers pour le secteur Austerlitz, et Bruno Fortier pour l’aménagement de la rue du Chevaleret.

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principalement dans le 13ème arrondissement, et comme c’est la règle à Paris, le maire de cet arrondissement est également le président de la Semapa82.

3. Une opération marquée par de multiples crises

Cette opération a connu depuis 1991 bien des crises, qui ont fait évoluer son programme. La mobilisation et la pression des associations, les aléas du marché immobilier, les alternances politiques ont contribué à ces changements.

a. La mobilisation des associations

Même si le site n’était pas réellement habité à l’origine, quatre associations du quartier (Tamtam, Ada 13, et les deux associations du 91, quai de la Gare) se sont mobilisées très rapidement contre la Zac et ses principes d’aménagement83. Elles ont déposé un recours contentieux au Tribunal administratif qui a annulé le Plan d’Aménagement de Zac (Paz) en 1993. Après un procès en appel, la Ville de Paris obtient le rétablissement du Paz dix mois plus tard. Mais les élections municipales de 1995 approchent, et il devient évident que la Zac sera au cœur des débats et des enjeux de cette élection. C’est en particulier le coût et le principe de la dalle qui inquiètent.

Après l’élection de Jean Tiberi (RPR), héritier de la période Chirac, la réflexion sur la Zac est réellement relancée. Le Paz sera modifié en 1996 et approuvé, après enquête publique, en 1997. Toutefois, les méthodes de la municipalité sont critiquées : le rapport des commissaires enquêteurs préconise la mise en place d’une procédure de concertation avec les associations (Renaud, 2001). Une formule complexe, novatrice et inédite de concertation a été élaborée, s’inspirant de la charte de l’environnement, rédigée par la Ministre de l’Environnement de l’époque, Corinne Lepage. Ce document, sans valeur législative ou juridique réelle, prévoyait, pour les grandes opérations d’aménagement, la mise en place d’une concertation en amont, avec la nomination d’un garant des procédures. Le rôle du garant est de vérifier la bonne circulation des informations afin de développer des relations non conflictuelles entre toutes les parties en présence. Il veille notamment à ce que les associations soient correctement informées (en qualité et en quantité) et à ce qu’elles aient les moyens nécessaires à leur action. Le Préfet Gilbert Carrère a été appelé par la Ville à jouer ce rôle de garant84. Des instances de la concertation, réunissant la Ville de Paris, la Semapa, les associations, les entreprises, etc. ont été mis en place : le comité plénier de la concertation85, le bureau de ce comité86, une maison des associations87. Dans le même temps, des groupes de travail sont organisés soit sur des thèmes

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Jacques Toubon (RPR) jusqu’en 2001, Serge Blisko (PS) depuis 2001. 83

Dit autrement, les associations mobilisées (hormis les associations spécifiques du 91, quai de la Gare) ne sont pas des mouvements d’habitants ou de riverains stricto sensu (comme ce fut le cas dans d’autres secteurs de Paris où les associations d’habitants se sont mobilisés contre des opérations d’aménagement sur leur quartier), mais des associations porteuses d’un projet et d’une vision de la ville.

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La position du garant est très importante car il est considéré par tous les interviewés comme une personnalité neutre et au-dessus des conflits, ce qui est aussi apparu lors de l’entretien que nous avons réalisé avec lui.

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Il se réunit deux à trois fois par an. 86

Il se réunit environ tous les deux mois. 87

Où un chargé de mission s’assure que les associations sont correctement informées, et les aide à jouer leur rôle de contre-pouvoir.

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transversaux (déplacement, enseignement, culture, commerce…) soit sur des secteurs territoriaux (Masséna, Tolbiac sud…)88.

L’objectif de la concertation est de limiter les recours contentieux. Et de fait, très peu de recours ont été déposés, et rares sont ceux qui ont été jugés. Le dispositif de concertation mis en place est outil de construction d’un consensus. La complexité du dispositif révèle une réelle hantise de la part des élus à prendre des décisions sur cette opération. En effet, le portage politique sur cette Zac est très faible, entre autre parce que les enjeux politiques y sont trop importants. Le dispositif de concertation permet aux élus de se désengager au profit des instances de concertation. Pour l’aménageur, cette situation est parfois très contraignante, n’ayant pas de légitimité politique pour agir fermement. Dans le cas des Entrepôts Frigorifiques, ce désinvestissement politique au profit d’une concertation « démagogique » explique la durée des discussions.

b. Aléas du marché immobilier : les risques pour l’équilibre financier de l’opération

A cause du principe d’aménagement sur dalle pour couvrir les voies ferrées de la gare d’Austerlitz, cette opération publique est très onéreuse. La réalisation de la dalle par tranche permet de répartir les investissements dans le temps. L’aménageur, pour équilibrer son budget, compte sur la vente de charges foncières, en particulier dans l’immobilier de bureaux. Lorsque la Zac est créée, en 1991, la demande en immobilier de bureaux (et en logements) est extrêmement forte. On construit beaucoup ; certains disent trop. La création de la Zac permettrait de concentrer ces investissements sur un secteur que la municipalité souhaite promouvoir. De plus, le niveau de prix du marché immobilier est très élevé : la vente des lots selon ces prix permettrait d’amortir le coût d’aménagement et justifie le choix d’un urbanisme de dalle.

Mais, fin 1991, le marché immobilier parisien (de bureaux et de logements) s’effondre. La croissance des années précédentes, fortement spéculative, et la hausse des taux d’intérêt entraînent un ralentissement du rythme des ventes et un effondrement des prix. Une ombre plane sur l’opération : est-elle réalisable ? Les lots trouveront-ils acquéreurs ? A quel prix ? La vente des charges foncières financera-t-elle la réalisation de la dalle ? La collectivité (la Ville de Paris) devra-t-elle assumer un bilan financier négatif ? En 1996-97, le marché est au plus bas tant en volume qu’en montant. Le secteur Paris Rive gauche, encore en chantier, n’est pas particulièrement attractif pour les entreprises. Les investissements déjà engagés sont très importants. Cette incertitude financière pèsera fortement sur les décisions et modifications d’aménagement, et sur l’implication, ou plutôt la non-implication, des élus dans ce projet.

c. Un enjeu politique

On le sait, les enjeux de la politique parisienne dépassent le cadre strictement municipal, devenant parfois des affaires d’Etat. Parallèlement, l’Etat et ses représentants continuent de penser Paris comme le lieu d’expression du pouvoir, où il est important pour un chef d’Etat de

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Concernant le rôle des associations et le déroulement de la concertation à Paris Rive Gauche, voir les travaux de Yann Renaud, notamment : Renaud, 2001.

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marquer son passage par la réalisation de monuments majestueux89. Intervenir à Paris est un pari politiquement risqué, et la Zac Paris Rive gauche, aussi excitante soit-elle, suscite peu l’enthousiasme des élus.

A partir de 1994, c'est-à-dire après le recours des associations et la remise en cause de la Zac, dans la perspective des élections municipales, la Zac Paris Rive gauche a focalisé l’opposition municipale et est devenue un des objets centraux du débat. Mais après l’élection de Jean Tiberi (successeur « choisi » par Jacques Chirac), la Zac a été instrumentalisé au sein même de la majorité par la rivalité entre Jean Tiberi (Maire de Paris) et Jacques Toubon (Maire du 13ème arrondissement et président de la Semapa), ce dernier s’estimant lésé par l’élection de Jean Tiberi. Cette querelle est montée en puissance jusqu’à l’explosion en avril 1998, lorsque Jacques Toubon crée son propre groupe au Conseil de Paris, perçu comme un putsch par le Maire. La crise sera résolue en quelques semaines : Jean Tiberi conserve l’Hôtel de Ville, et un certain nombre d’adjoints seront démis, en particulier Anne-Marie Couderc, adjointe à l’urbanisme et proche de Jacques Toubon, remplacée par Michel Bulté90. Très soutenue par Jacques Toubon, l’opération a été boudée par les élus après sa tombée en disgrâce en 1998. Ce faible portage politique est accentué par la perspective des prochaines élections municipales dont la victoire semble incertaine.

En effet, petite révolution en 2001, la gauche plurielle (Parti Socialiste, les Verts, le Mouvement des Citoyens et le Parti Communiste) remporte les élections dans douze arrondissements et Bertrand Delanoë conquiert l’Hôtel de Ville. Le 13ème arrondissement fait partie des arrondissements connaissant l’alternance ; Serge Blisko remplace Jacques Toubon à la mairie et à la présidence de la Semapa. La nouvelle municipalité souhaite trancher avec ses prédécesseurs, dans ses rapports avec les associations et les habitants dans une démarche de « démocratie de proximité91» en particulier par le renforcement du rôle des maires d’arrondissement et la mise en place des conseils de quartier. Dans le même temps, elle souhaite réorienter les choix d’aménagement, en accord avec ses engagements électoraux, sur l’ensemble de Paris et également sur la Zac Paris Rive gauche. En ce sens, une nouvelle concertation sur le Paz a été lancée en juin 200292 ; le nouveau Paz a été adopté en février 200393. Il acte la volonté de réduire le programme de bureaux pour augmenter celui des logements et des équipements universitaires, ainsi que la création d’espaces verts. Toutefois, l’aménageur déplore un portage politique qui reste faible ; le manque d’enthousiasme des élus est un handicap réel pour faire avancer les projets ralentissant la prise de décision. En effet, selon Gilles de Montmarin, directeur délégué de la Semapa :

Il y a des projets d’aménagements, s’ils ne sont pas portés par les politiques, ce n’est même pas la peine. Vous pouvez rester couché. […] On a eu pendant assez longtemps un portage politique assez faible de ce projet-là. Et encore

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Les deux septennats de François Mitterrand sont sans doute les plus prolixes en la matière : le réaménagement du Louvre et la création de la pyramide ; le prolongement de l’axe royal par la construction de la Grande Arche de la Défense ; l’Opéra Bastille, la Bibliothèque François Mitterrand.

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La presse de l’époque est une bonne source pour comprendre les enjeux de cette « guerre fratricide » (voir également : Furcy, 2003).

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Dans la ligne de la loi votée par le gouvernement Jospin (PS) : loi n°2002-276 du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité à Paris, Lyon et Marseille.

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Par la décision 6-2002, DAUC 14 du Conseil de Paris du 24-25 juin 2002. 93

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aujourd’hui. Je trouve que c’est un projet, curieusement, qui n’est pas très aimé par les politiques. Il n’est pas aimé. Il est plutôt source d’emmerdements pour les politiques. Ils le voient comme une source d’em, mais tous, tous.

Gilles de Montmarin, directeur délégué de la Semapa

Cette absence de portage et de volonté politique aura une forte incidence sur les formes et la durée de la concertation concernant le site du 91, quai de la Gare.

d. Un quartier qui sort de terre, malgré tout…

Après toutes ses péripéties, révolutions de palais, et changements de programme, où en est la Zac Paris Rive gauche94 ? Qu’est-ce qui a été réalisé ? Que reste-t-il en suspend ? Qu’est-ce qui fait encore débat ? Le quartier qui est en train de sortir de terre ne ressemble pas à ce qui avait été projeté en 1991, à la création de la Zac. Conçu comme un simple quartier d’affaires en contrepoids à la Défense, Paris Rive gauche tend à devenir un « quartier latin bis », par la montée en puissance du programme éducatif et culturel. Si un certain nombre de grandes entreprises se sont installées (Sanofi-Aventis, Accenture, Réseaux Ferrés de France…), le nombre de m² de bureaux a été fortement réduit (de 900 000 à 700 000m²). Dans le même temps, le logement de standing a été limité pour augmenter la part des logements sociaux (environ 50% des 6000 logements construits). L’installation de l’Université Paris 7 sur plus de 200 000m² va profondément changer la structure du quartier (avec une présence de 20 000 étudiants et 10 000 enseignants et chercheurs). Aujourd’hui, ce qui manque encore cruellement, ce sont les commerces, et notamment les commerces de proximité. Par contre, les nouveaux équipements culturels ont trouvé leur place dans le secteur, comme le multiplexe MK2, les quatorze galeries d’art contemporain rue Louise Weiss, des magasins de design, et les Frigos, qui ont été conservés…

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