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Les mondes de l’art comme système in/off

A. Le système in/off

1. Les mondes de l’art comme système in/off

a. Le mouvement perpétuel de la création

Que ce soit dans le cadre de la création artistique, de l’innovation scientifique ou de l’invention technologique, la remise en cause permanente et perpétuelle des paradigmes existants est le ressort de l’innovation. Les théories, techniques ou mouvements artistiques suivent des cycles depuis l’ombre, l’anonymat et l’avant-garde jusqu’à la reconnaissance, l’institutionnalisation et la théorisation avant de retomber dans l’oubli, ou dans l’histoire de l’art, dépassées par de nouvelles inventions (Heinich, 1998). Dans la logique du fonctionnement de l’art contemporain décrit par Nathalie Heinich, le « jeu de main chaude » fondé sur les transgressions multiples incite l’artiste à innover, à prendre des risques esthétiques, quitte à se heurter à l’incompréhension. L’intégration au monde de l’art contemporain passe par des choix esthétiques radicaux ou marginaux ; se conformer à des normes en vigueur c’est se condamner à l’anonymat ou à la banalité. Dit autrement, intégrer le in nécessite de se risquer dans le off. La co-existence de milieux artistiques reconnus et de mouvements novateurs en attente de reconnaissance n’est pas nouvelle. Au XIXème siècle, la bohème romantique se déclarait en rupture (esthétique, politique, sociale et financière) avec le monde artistique confirmé et adulé par la bourgeoisie. L’affirmation d’une position marginale et singulière est pour la bohème une manière de justifier et de valoriser une situation financière délicate. Le rejet de la prospérité et d’une reconnaissance rapide et éphémère sont présentés comme des moyens de se libérer des contraintes esthétiques en vogue afin d’expérimenter de nouvelles voies artistiques. L’organisation d’un « salon des refusés », réunissant les artistes dont les œuvres ne sont pas exposées dans les salons officiels, affirme la position de ces artistes dans un circuit artistique

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parallèle aux circuits classiques. Pour autant, cela ne signifie pas que les artistes bohèmes sont condamnés à rester marginaux dans le monde de l’art. Au contraire, ils aspirent à une reconnaissance, même posthume. De fait, le cas de Vincent Van Gogh est en cela exemplaire : vivant dans la misère, vendant peu de son vivant, il est aujourd’hui un des artistes les plus cotés sur le marché de l’art. Il est le symbole de l’artiste maudit, du génie sacrifié. Off de son vivant, il est un des artistes les plus in du marché et des musées.

b. Le Festival d’Avignon : l’archétype du fonctionnement systémique in/off

En créant le Festival d’Avignon en 1947, Jean Vilar souhaitait promouvoir un théâtre « élitaire

pour tous ». Vingt ans plus tard, force est de constater que l’objectif de démocratisation du

public du théâtre avait échoué puisqu’en 1967, seul 1% des spectateurs du festival étaient ouvriers (Ethis, 2002). Les événements de mai 1968 sont aussi passés par Avignon et ont secoué le monde du théâtre25. En 1969, une troupe non sélectionnée par les programmateurs du festival, a décidé de passer outre, et de se produire quand même à Avignon pendant le festival. De nombreuses autres compagnies suivront leur exemple, donnant naissance au festival off. Leur propos est avant tout de s’opposer aux critères de sélection de programmation de ce qui est appelé, par opposition, le festival in. Ils revendiquent l’absence de sélection des compagnies, de critères artistiques ou de palmarès ; ils intiment au public de faire son propre choix et son propre jugement. Le in devient le lieu de la rigueur esthétique, le off celui de la profusion et de la diversité, si ce n’est de la qualité. De plus en plus de lieux vont ouvrir leurs portes aux compagnies du off qui se produiront à toutes les heures de la journée et de la nuit.

Ces caractéristiques du off seront réaffirmées en 1982 lorsque Alain Léonard crée Avignon Public Off, structure associative de soutien aux compagnies du off. En échange d’une contribution unique, les compagnies sont présentées dans le journal du off. Cette organisation, soutenue par le festival in, permet une meilleure visibilité des spectacles dont le nombre a crû de manière exponentielle. En 2000, le festival off comprenait plus de 600 spectacles comptabilisant près de 600 000 entrées, 5 fois plus que le in (Rasse, 2001). Ce succès ne s’appuie ni sur une aide institutionnelle puisque les subventions pour l’organisation du festival off sont beaucoup plus faibles que pour le in ; ni par un soutien médiatique car les grands médias nationaux commentent essentiellement les spectacles du in, délaissant le off. Pour de nombreux observateurs, le succès du off vient du public et du bouche à oreille (Rasse, 2001; Ethis, 2002; Brunsvick, 2005). La diversité du off peut favoriser l’émergence de formes nouvelles et de nouvelles manières de faire du théâtre (quand par exemple le Living Theatre propose d’inventer le théâtre de rue, c'est-à-dire dans la rue). La configuration même du festival où les professionnels en visite ou à l’œuvre côtoient le public, permet des rapports différents avec le public, susceptibles de faire évoluer les pratiques. Ces auteurs soulignent toutefois que le off, par son principe de non sélection des troupes, accueille tout et n’importe quoi, de petits bijoux qui seront reconnus par la critique et le public, et, plus nombreux, des spectacles médiocres, ou du moins jugés comme tels. Pour les troupes, la confrontation avec le public avignonnais peut

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L’année précédente, le Living Theatre a été exclu de la sélection après avoir proposé de présenter leur spectacle dans la rue afin de toucher un public potentiel plus large. De peur de troubler la tranquillité des riverains, J. Vilar avait refusé cette proposition (Rasse, 2001).

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être cruelle car, dans un contexte de profusion, il est très exigeant et très critique (Brunsvick, 2005).

La crise des intermittents aboutissant à l’annulation du festival in en 2003 a révélé les liens systémiques entre le in et le off. Au sein du off, certaines compagnies ont annulé leurs représentations, d’autres les ont maintenues, principalement pour des raisons financières, pour rentabiliser les frais de la venue en Avignon, Avignon étant une vitrine incomparable pour vendre leur spectacle. Le off sans le in connaît de réelles difficultés pour survivre : de nombreux festivaliers ont annulé leur venues, en particulier les médias et les acteurs in du monde théâtral, agents de légitimation (comme les critiques et les programmateurs). Ainsi, si les deux festivals fonctionnent apparemment en parallèle, en réalité, ils font système, ils ont besoin l’un de l’autre, ils sont « siamois » (Brunsvick, 2005 :19).

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