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La position ambiguë des pouvoirs publics

PARADIGMATIQUE DU OFF

C. La position ambiguë des pouvoirs publics

De par les différentes stratégies qu’ils mettent en œuvre, certains artistes squatters apparaissent plus comme des acteurs rationnels cherchant une voie alternative pour accéder au monde de l’art, c'est-à-dire à un statut, une visibilité et un marché, que comme de dangereux marginaux déstabilisant la société de consommation. Cette position s’inscrit dans le système in/off : si les artistes squatters appartiennent au off, c’est en complémentarité et dans l’espoir d’intégrer le in. Face à ces évolutions, quelles sont les attitudes des pouvoirs publics, du in ? En une vingtaine d’années, les discours et décisions ont évolué vers une plus grande compréhension et indulgence vis-à-vis des artistes squatters, tant de la part des élus, des tribunaux et de l’administration culturelle.

1. L’évolution des discours politiques

L’acceptation par la puissance publique de pratiques déviantes ne va pas de soi. Le discours des élus au sujet des squats d’artistes a changé en vingt ans, même s’il subsiste des divergences idéologiques entre droite et gauche. Dans une réponse adressée le 21 octobre 1985 au Ministre de la Culture de l’époque (Jack Lang) qui soutenait moralement le collectif Art Cloche menacé par une procédure d’expulsion, le Maire de Paris (J. Chirac), déclarait : « s’étant mis dans une

situation illégale, ces derniers ne peuvent en tirer argument pour revendiquer un traitement prioritaire en matière de relogements. Si nous envisagions cette voie, nous donnerions

l’exemple désastreux d’une prime accordée à des individus dont le comportement délictueux est socialement inadmissible »41. Vingt ans plus tard, les squats (d’artistes et autres) sont encore considérés par certains comme criminogènes. Concernant, par exemple, le squat place de la Bourse, la maire divers droite, Benoîte Taffin, dans une tribune dans le bulletin municipal, avait assimilé les squatters à des « énergumènes » dont la présence ne pouvait générer que « vols,

agressions et viols », remettant aussi en cause les qualités artistiques du squat. Pour cela, elle a

été condamnée pour propos diffamatoires. Mais d’autres élus (souvent de gauche) prennent aujourd’hui le parti des artistes squatters. Ainsi, Anne-Charlotte Berger, maire adjoint à la culture (PS) du dixième arrondissement, est devenue une véritable pasionaria de la cause des squatters, exprimant fréquemment et publiquement son soutien à ces initiatives.

Ce nouveau lieu qui garde son charme de friche.

Pour les ministères concernés, pour la mairie de Paris, c’est le moment ou jamais d’accompagner ces lieux d’aventure et d’art qui font vivre les quartiers et permettent aux artistes de travailler collectivement. Il en faudrait un par arrondissement

Au sujet de la rue P. Charron ; cité par Libération, 3 avril 2000 (souligné par moi)

Les riverains sont contents de pouvoir s’inclure dans ce modèle artistique, même provisoirement, le temps d’un repas le dimanche. Ce genre de lieu est une respiration dans la ville : le chant des cigales est important pour tout le monde, même pour les fourmis.

Au sujet de la Grande aux belles ; cité par Le Monde, 13 juin 2000 (souligné par moi)

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Les documents de cette correspondance sont disponibles dans les archives d’Art Cloche collectées par le Palais de Tokyo. Cette réponse contient des arguments idéologiques forts (soulignés par nous) qui révèlent le sentiment partagé par ce courant politique quant aux artistes squatters.

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Nous verrons que la prise de position du candidat Bertrand Delanoë à la Mairie de Paris en faveur du squat Chez Robert, au 59 rue de Rivoli, marque le revirement politique des pouvoirs publics vis-à-vis des squats d’artistes. Par ailleurs, l’évolution des discours politiques s’accompagne d’une relative clémence de la justice à l’égard des squatters. Si l’illégalité de leur acte n’est pas remise en cause et l’expulsion toujours ordonnée, celle-ci peut être différée ou conditionnée par la présentation d’un réel projet d’utilisation par le propriétaire, les tribunaux reconnaissant une « fonction artistique et sociale » des squats d'artistes dans les quartiers.

2. L’attitude ambivalente de l’Institution Culturelle

Les artistes squatters, dans le cadre de leurs actions, dénoncent à la fois les travers des politiques publiques (réduction du nombre d’ateliers) et le fonctionnement du marché de l’art (blocage de l’accès pour les jeunes artistes). Ils bénéficient d’un relatif soutien médiatique, populaire et politique. Les pouvoirs publics ne peuvent pas intervenir trop fermement contre les squatters, au risque de paraître liberticide. Toutefois, les représentants de l’Etat, de quelque niveau que ce soit, ne peuvent pas cautionner une action illégale42. Pris dans cet étau, les pouvoirs publics semblent opter pour une position de médiateur. Durant la précédente législature, le Ministère de la Culture (par la voix de sa Ministre) a adopté une position ambivalente : son attitude, ses déclarations et son action vacillaient entre une reconnaissance du bien-fondé et de la légitimité de l’action des artistes squatters, et son devoir de réserve. En tant que représentant de l’Etat, garant des institutions et promoteur du dynamisme de la créativité artistique française, sa position est politiquement délicate : il ne peut pas cautionner des actes illégaux mais se doit de soutenir les créateurs. Par diverses déclarations, les ministres successives reconnaissent l’intérêt de ces expériences, notamment en matière de valorisation urbaine, tout en minimisant le rôle potentiel de l’Etat.

[l’Etat n’est pas en mesure de répondre à tous les besoins mais] les squats constituent un contre-modèle, qu’il s’agisse des conditions de travail mais aussi d’expression et d’exposition, fonction qui n’est pas remplie par l’atelier traditionnel. […] Il est nécessaire de convaincre les propriétaires, privés ou publics, que l’utilisation de ces friches par des artistes peut les valoriser et dynamiser un territoire urbain

Communiqué de Catherine Trautmann, Ministre de la Culture ; le 10 février 2000 (souligné par moi)

[L’Etat ne peut pas] cautionner une occupation illégale de locaux [mais veut

proposer] aux collectivités locales et à quelques grands propriétaires immobiliers

de nouvelles modalités par l’établissement de contrats de baux précaires

Communiqué de Catherine Tasca, Ministre de la Culture ; le 2 août 2000

Sans condamner réellement les squatters, il s’agit de chercher l’apaisement, en tentant une médiation avec les propriétaires. La tâche de l’Etat serait de convaincre les propriétaires d’accorder des baux précaires aux squatters, de proposer des formes nouvelles de régularisation. Il se cantonne à un rôle de médiateur dans le conflit. Dans le même temps, le Ministère a entamé une réflexion sur les "Nouveaux Territoires de l'Art", incluant diverses formes de lieux off dont les squats d’artistes (Lextrait, 2001)43.

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L’exemple récent du débat autour des free-parties montre comme il est complexe d’essayer d’encadrer les activités illégales de pratiques culturelles émergentes.

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Par ailleurs, l’ouverture du Palais de Tokyo (16ème arrondissement, Paris), nouveau centre de création contemporaine, en 2002, a suscité une vive indignation des artistes squatters. Ils accusaient l’esthétique intérieure, brute et volontairement inachevée, de singer les squats, comme un ersatz ou un simulacre : le in prendrait des airs de off. Ils l’ont perçu comme une provocation subventionnée. En réponse, la direction du Palais de Tokyo leur a proposé de monter une opération commune, qui prit la forme du festival Art et Squat, en septembre 2002. Lors de ce festival, le Palais de Tokyo jouait le rôle de passeur : lieu de rencontres et de débats, de capitalisation des informations disponibles sur l’histoire des squats ; et invitait les spectateurs à se rendre in situ, dans les squats, assister à des spectacles, rencontrer les artistes et apprécier leurs conditions d’existence et de travail. L’année suivante, l’expérience a été renouvelée, mais le souffle s’est vite épuisé, et le festival est aujourd’hui moribond. On assiste depuis 2002 et le retour de la droite au pouvoir, à un durcissement de l’attitude gouvernementale, par exemple avec le projet de loi sur la sécurité intérieure de 2003 qui proposait de pénaliser plus sévèrement le squat44.

3. La ville de Paris : entre conciliation et raison

Depuis l’élection de Bertrand Delanoë (Parti Socialiste) à l’Hôtel de Ville, la municipalité affiche une position conciliante vis-à-vis des squatters. Son action en la matière prend plusieurs formes (Jeanneret, 2004). Mais l’action la plus symbolique est celle de la pérennisation du squat Chez Robert, Electron libre.

Le squat Chez Robert, Electron Libre, est situé au 59, rue de Rivoli, dans le 1er arrondissement, dans un immeuble appartenant au CDR (Consortium De Réalisation). Ce bâtiment, laissé à l’abandon pendant dix ans, est occupé depuis novembre 1999 et accueille un très large et hétéroclite public ; des comptages informels évaluent à cent mille le nombre de ses visiteurs annuels, soit plus que de nombreux sites d’art contemporain parisiens. Si pour ses meneurs, squatter permet de dénoncer le scandale immobilier et de se battre contre « le gaspillage

d’espace », ils ne revendiquent pas moins le besoin de centralité et de visibilité pour permettre

aux artistes de se faire connaître, voire de vendre leurs oeuvres. Grâce à sa localisation stratégique, ce squat bénéficie d’une visibilité et d’une médiatisation sans précédent. Devenu véritablement la figure de proue du « mouvement squat », la médiatisation semble l’avoir protégé des expulsions.

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Fig. 3. Une stratégie de localisation payante

Le squat Chez Robert, Electron Libre, rue de Rivoli, 1er arrondissement

Photographie : Elsa Vivant

En 2001, pendant la campagne électorale municipale, le candidat socialiste, Bertrand Delanoë, a proposé, dans le cadre du volet culturel de son programme électoral, d’« organiser des

conventions d’occupation de friches avec des collectifs d’artistes ». Une fois élu, il a tenu parole

et a engagé très rapidement le rachat du bâtiment par la Mairie, pour un montant de 4,5millions d’euros en mai 200245 dans le but d’établir une convention d’occupation avec les artistes. Malheureusement, le nouveau propriétaire se trouve confronté à de graves problèmes de sécurité et de remise aux normes du bâtiment, nécessitant des travaux longs et coûteux (ils sont estimés 4,4 millions d’euros). En effet, le bâtiment ayant vocation à accueillir du public, les contraintes de sécurité sont plus importantes. On atteint ici une des limites du processus de pérennisation des lieux : la légalité de l’occupation oblige le propriétaire à un confort et une sécurité minimum nécessitant des investissements parfois importants, sous peine d’engager sa responsabilité en cas d’incident. Le déplacement des occupants est nécessaire le temps des travaux. Le propriétaire se heurte alors à un second problème : le refus des squatters de partir, arguant qu’il s’agirait d’une expulsion déguisée. Ils soulèvent également un désaccord quant au devenir du bâtiment, son mode de fonctionnement et les modalités d’attribution des ateliers…

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4. Les squatters : acteurs du développement urbain ?

Ces évolutions des stratégies des artistes squatters et, en retour, de l’attitude des pouvoirs publiques ne se rencontrent pas uniquement à Paris. A partir d’enquêtes sur des squats à New York et Amsterdam, H. Pruijt avance que si la pérennité de l’occupation est un objectif des squatters, cela passe par une forme d’institutionnalisation (Pruijt, 2003). Celle-ci peut prendre des formes variées selon le contexte politique local. Pour les squatters, le processus d’institutionnalisation nécessite une phase, plus ou moins longue, de négociations, qui permet d’ajourner les expulsions, aboutissant à l’obtention d’un logement. L’institutionnalisation des lieux off passe par une redéfinition des règles du jeu : il ne s’agit pas d’imposer un cadre législatif aux squatters, mais de construire, avec eux, un nouveau cadre, dans lequel ils trouveront leur place, sans risque ni préjudices pour autrui. Les autorités ont plusieurs registres de motivations : politiquement, la répression contre les plus démunis et les sans-logis n’est pas toujours acceptée, d’autant plus si les squats sont soutenus par des personnalités ; économiquement, pour les autorités publiques, l’acceptation des occupants (ou la médiation) serait moins coûteuse que l’expulsion et la répression. Certains espèrent, d’autre part, l’épuisement du mouvement et la disparition progressive des squatters. Il s’avère en réalité que l’institutionnalisation de certains squats entraîne le développement ou le maintien d’une branche radicale et protestataire (Pruijt, 2003 : 135). En d’autres termes, lorsque le off devient in, une autre branche du off s’endurcit, pour devenir le off du off. Toutefois, ces arguments concernent essentiellement des squats d’habitation. Justus Uitermark critique le point de vue de H. Pruijt, pour lequel l’institutionnalisation des squats est quasi-inévitable, en rappelant que, d’une part, les squats d’Amsterdam (comme ceux de Paris) sont très hétérogènes et ne forment pas un « mouvement » à proprement parler, et d’autre part, que de plus en plus, les squats ne sont pas des phénomènes sociaux mais culturels, qu’ils ne proposent pas des services à dimensions sociales (comme un logement pour les plus démunis) mais des activités contre-culturelles (ou

off) (Uitermark, 2004). Selon lui, non seulement certains squats sont institutionnalisés

(légalisés), mais surtout, quelques squatters se seraient appropriés le discours sur la compétition interurbaine, qu’ils instrumentalisent dans leurs discours et négociations. Ainsi, tout en proposant un mode de vie alternatif et en dénonçant les travers du néolibéralisme global, les squatters, et en particulier les artistes squatters, mobilisent les discours actuels sur la créativité comme moteur de développement des villes pour justifier et légitimer leurs pratiques. Par exemple, des squatters d’Amsterdam ont « menacé » de partir s’installer à Rotterdam si la municipalité n’était pas plus compréhensive à leur égard ; à Paris, Yabon, leader de nombreux squats, a ravi les journalistes en déclarant demander « l’asile artistique » à New York. Dans la suite de ce travail, il s’agira ainsi d’évaluer le rôle des squats d’artistes et des lieux culturels off dans les dynamiques urbaines. Trois registres seront étudiés : la requalification urbaine par grand projet, la revalorisation immobilière par l’arrivée de nouvelles populations, les représentations touristiques des villes.

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Chapitre 2

Vers l’instrumentalisation de la

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