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Les territoires de l’innovation

B. La créativité au cœur des territoires contemporains

2. Les territoires de l’innovation

La production artistique est très territorialisée. Son rapport au territoire est justifié par l’organisation de cette production dont certains économistes considèrent qu’il s’agit d’un nouveau modèle économique.

a. Le parisianisme artistique

L’obligation de l’inscription dans les mondes de l’art afin de permettre une insertion professionnelle de l’artiste engendre des choix de localisation territoriale très centralisés. En France, la concentration des milieux artistiques à Paris est un phénomène historique. Au XIXème siècle, les expositions des Beaux-arts organisées en province n’avaient d’autres objectifs que de faire connaître aux provinciaux ce qui était apprécié et reconnu à Paris (Moulin, 1976), lieu d’« arbitrage des élégances » (Charmes, 2005). Aujourd’hui, le parisianisme artistique résiste aux volontés de décentralisation culturelle du Ministère de la Culture. La situation parisienne est paradoxale : d’un coté, le Ministère de la Culture promeut la décentralisation culturelle, de l’autre, les différents Présidents de la République ont mené une politique de grands travaux culturels conduisant à une centralisation accrue des institutions prestigieuses. Paris accueille les principales institutions publiques culturelles françaises : que ce soient les Monuments, les grands Musées (Le Louvre, Orsay…), les salles de spectacles (Opéras Garnier et Bastille, Comédie Française), les lieux de formation (Ecoles d’art, Conservatoires…). C’est aussi le lieu de concentration des entreprises de production culturelle, en particulier dans les secteurs de l’édition et de l’audiovisuel.

De cette centralisation institutionnelle (privée et publique, de production et de consommation) résulte une très forte concentration des professionnels des mondes de l’art, et en particulier des artistes stricto sensu. Dans une enquête de 1982, il apparaissait que la moitié des artistes français étaient nés en région parisienne (contre 12% de la population totale) ; et les trois quarts des artistes français vivent en région parisienne dont les deux tiers à Paris intra muros (contre 20% des actifs dont 4% dans Paris) (Menger, 1994). D’après P.M. Menger, cette concentration des artistes à Paris reflète les spécificités du marché du travail artistique et des conditions d’accès au succès et à la réputation : les mondes de l’art sont organisés autour de systèmes de formation et de reconnaissance pyramidaux centrés sur Paris. Pour les entreprises de production culturelle (comme l’audiovisuel ou l’édition), comme pour les lieux de spectacles privés, la concentration des activités améliore l’efficience de la production (offre de main d’œuvre importante et variée), amplifie la visibilité des activités (par la présence d’une structure critique d’évaluation et/ou de médiatisation), et limite les risques commerciaux (population nombreuse aux goûts variés). Pour le secteur public ou subventionné, la centralisation des activités favorise

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la prise de risque esthétique, face à un public nombreux et exigeant. Du côté des artistes, les spécificités du marché du travail amplifient la tendance à la concentration. L’emploi artistique est généralement organisé par projet ; les travailleurs doivent gérer une très grande flexibilité (contrats courts voire journaliers, horaires flexibles, rémunération au cachet) et doivent répondre à une exigence de haut niveau de différenciation et de spécialisation dans la production (besoin de main d’œuvre très qualifiée et très spécialisée). C’est l’archétype d’un mode de production postfordiste. D’autre part, l’incertitude du succès d’un projet artistique incite à multiplier les projets en parallèle et de diversifier ses compétences. La concentration des acteurs des mondes de l’art dans une très grande ville offre plus d’opportunités face à l’incertitude : plus de réseaux, plus de projets, plus de contacts, plus d’espaces de formation,… (Menger, 1994). La globalisation des flux de biens culturels ajoutée à la concentration de la production au sein de grands groupes transnationaux devrait renforcer cette tendance à la concentration des activités culturelles au sein de quelques grandes villes en concurrence pour attirer ces entreprises, génératrices de revenus et employeuses de main d’œuvre qualifiée et urbaine (Sassen, Roost, 1999).

La concentration des producteurs à Paris leur permet d’être à proximité de leur marché et de leurs consommateurs. En effet, de l’autre coté du spectre des mondes de l’art, la concentration de l’offre culturelle à Paris coïncide avec une très forte demande d’activités culturelles. Les parisiens consomment plus de biens et de spectacles culturels que les banlieusards et les provinciaux. La population parisienne regroupe essentiellement les catégories les plus intéressées par la culture (diplômés de l’enseignement supérieurs, célibataires ou sans enfants, cadres (supérieurs)) et en particulier les acteurs du monde de l’art et de la création (professions para-artistiques, scientifiques, universitaires…) qui sont les plus gros consommateurs (en quantité et en diversité). Les ménages parisiens dépensent également plus pour la culture que les autres ménages français : ils consacrent 4,6% de leur budget pour des dépenses culturelles contre 3,4% en moyenne en France. Toutefois, on peut s’interroger sur le lien de corrélation ou de causalité entre les deux phénomènes : choisit-on d’habiter Paris pour bénéficier d’une large offre culturelle (le surcoût du logement étant le prix à payer de la proximité de l’émulation artistique) ou l’offre culturelle abondante et diversifiée incite-t-elle davantage les parisiens à sortir ?

b. La métropole créative : le monde de l’art comme système productif

Comme le souligne P.M. Menger (Menger, 1994), la forte concentration des artistes à Paris est à comprendre comme un mode d’organisation économique (d’une filière de production économique) postfordiste, particulière pertinente pour le développement des activités artistiques, comme Michael Storper l’a montré pour l’organisation de l’industrie cinématographique à Hollywood qui passe d’une organisation en « studios » à une logique de réseau (Storper, Christopherson, 1987; Storper, 1989). Les modalités de localisation de la sphère artistique deviennent un modèle voire le nouveau paradigme de l’économie régionale. En effet, de nombreux auteurs ont montré l’importance de l’ancrage territorial pour les entreprises créatives ; contredisant les tenants de la fin de la concentration territoriale grâce aux nouveaux modes de communication et de transport (notamment Storper, Christopherson, 1987; Storper,

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1989; Saxenian, 1994; Florida, 2002b; Florida, 2003). Leurs arguments, en termes d’avantages comparatifs et d’effets d’agglomération correspondent aux mêmes logiques que la concentration artistique. Ainsi, selon Michaël Storper, pour certaines activités, notamment celles qui ne sont pas standardisées ou reproductibles, comme les activités artistiques, le design, certaines formes de consulting, la métropole est le territoire où peuvent être résolus les problèmes d’organisation de la production en vue de la réduction des coûts et l’amélioration de l’efficacité. Dit autrement, pour tout un pan de l’activité économique, la proximité entre les acteurs est un moyen de réduire les coûts de transaction. Alors que pour les activités industrielles standardisées, les délocalisations vers des zones à moindre coût de main d’œuvre constituent la solution classique de baisse des coûts de production, pour d’autres types d’activités, les coûts du transport contrebalancent les économies de main d’œuvre. La résolution de problèmes complexes nécessite l’interaction de face à face et la négociation. La conception de nouveaux produits ou la réalisation de biens uniques (comme un film) nécessitent la mobilisation d’une main d’œuvre très spécialisée, très diverse et facilement accessible. La grande ville est le creuset où les réseaux professionnels sont plus denses et plus variées. Elle permet la sous-traitance et la gestion du travail par projet. Pour l’activité cinématographique, cela se traduit par le démantèlement des grands studios où tout le monde était salarié sous contrat de longue durée (des techniciens aux stars), à une gestion des films par projets autour desquels se rassemblent des professionnels, constituant un groupe qui se décomposera à la fin du projet, chacun devant trouver un nouvel emploi. Ce type d’organisation, si elle peut être vécue douloureusement par les travailleurs, favorise l’interconnaissance professionnelle et la diffusion des savoirs et de l’innovation.

Ainsi, la concentration des activités entraîne une « spécialisation flexible » de l’organisation de la production, marquée par la flexibilité et la sous-traitance. Celle-ci a plusieurs avantages. La coprésence sur un même territoire d’un vaste réseau de fournisseurs, sous-traitants et clients permet l’amélioration des échanges commerciaux. La proximité de différentes entreprises ou lieux de travail sur un même territoire permet une plus grande mobilité des travailleurs entre différentes entreprises et types d’emplois ; parallèlement, elle construit un bassin de main d’œuvre aux niveaux et types de qualifications variées, plus adaptés aux besoins changeants et pointus des entreprises. Cette coprésence et cette mobilité favorisent les relations interpersonnelles dans la sphère du travail et hors travail ; ces relations et ces réseaux permettent la diffusion des connaissances, l’émulation, l’information sur les innovations, etc.… C’est un outil de veille technologique pour les entreprises. Pour les travailleurs, cette organisation se traduit par une croissance de l’emploi intérimaire, des contrats courts, des licenciements fréquents, la précarisation du rapport à l’emploi ; ils doivent s’adapter en multipliant les réseaux de relations (potentiellement professionnelles), en développant des compétences très pointues et recherchées, un investissement personnel dans la recherche d’un nouvel emploi. Ainsi, la concentration des activités de pointe dans quelques grands centres urbains, constatées par de très nombreux auteurs (Sassen, 1994; Ascher, 1995; Veltz, 1996; Castells, 1998), est particulièrement patente pour les industries culturelles, tendant à une spécialisation culturelle des territoires (Scott, 1999). Les entreprises développent un schéma de production de « spécialisation flexible », qui correspond à leur besoin en termes de flexibilité, de réduction des

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coûts de transactions, de contacts interpersonnels et d’interactions, de construction de la confiance par l’interconnaissance. La concentration d’entreprises variées (en taille, chiffre d’affaire, domaine d’activité) et leur mise en réseau construit un système productif local favorable à l’innovation.

AnnaLee Saxenian souligne que la concentration d’entreprises de haute technologie sur le petit territoire de la Silicon Valley implique une organisation des réseaux sociaux spécifiques, facteurs de réussite économique. Les relations interpersonnelles, souvent liées dès l’université, sont entretenues dans la sphère professionnelle et dans la sphère privée par la fréquentation des mêmes lieux de socialisation (café, restaurants, clubs, organisation philanthropique (Abeles, 2002)). Lors de ces rencontres, de nombreuses informations professionnelles sont échangées, diffusant les innovations de tel ou tel partenaire ou concurrent. Ces liens « amicaux » sont plus efficaces dans les échanges d’informations que les canaux professionnels traditionnels, comme les revues ou les colloques. Par ailleurs, la concentration d’entreprises sur un petit secteur simplifie et favorise la mobilité professionnelle : changer d’emploi et d’entreprise n’implique pas de modification de la vie quotidienne puisqu’il reste situé dans le même secteur. Les hiérarchies professionnelles sont plus faibles car elles sont sans cesse remises en cause par cette mobilité professionnelle : le chef d’hier devient le client d’aujourd’hui, et le sous-traitant de demain (Saxenian, 1994).

Au-delà de simple « système productif local » ou « cluster », la concentration territoriale d’entreprises culturelles produit une ambiance propice à l’innovation (Voyé, 2001). Si ces théories remettent en cause des prédictions de l’a-territorialisation de l’activité, elles s’inscrivent en revanche pleinement en continuité des travaux de sociologie urbaine sur la modernité métropolitaine et les mentalités et modes de vie citadins. Que la grande ville permette l’émancipation et les modes de vie non traditionnels n’est pas une nouveauté. Weber, Wirth et surtout Simmel avaient déjà développé cette idée au début du XXème siècle. Que cette émancipation et l’anticonformisme deviennent les ferments de l’innovation technologique et du développement économique, cela constitue une rupture par rapport au capitalisme bourgeois traditionnel. Cette thèse est soutenue par de nombreux auteurs (Landry, Bianchini, 1995; Verwijnen, Lehtovuori, 1999; Florida, 2002b; Lloyd, 2002; Florida, 2003) ; son interprétation par les acteurs urbains tend à généraliser l’usage de la production d’ambiances urbaines créatives comme outil de développement urbain (Voyé, 2001; Germain, 2004; Peck, 2005; Shearmur, 2005). Dans ce cadre, la promotion des cultures off parait être une dimension possible de telles stratégies.

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