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Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

E. Les affaires culturelles : une porte de sortie honorable

1. Images et symboles

Sculpteurs, architectes, peintres, photographes, musiciens, artisans…, deux cent cinquante personnes travaillent régulièrement dans les quatre-vingt ateliers des Frigos. Si une petite galerie a ouvert en 2003, hormis lors des portes ouvertes (deux week-end par an), les Frigos ne sont pas ouvert au public. Pourtant, la présence de ces artistes participe à la construction de l’image des Frigos. Que représentent aujourd’hui les Frigos et comment les représente-t-on ? Comment les acteurs réagissent-ils à cette image et comment en jouent-ils?

a. Squat Versus phalanstère : l’image des Frigos dans la presse

Pour connaître l’image « grand public » des Frigos, nous avons réalisé une revue de presse, recensant l’ensemble des articles concernant les problèmes liés au 91, quai de la Gare130. Leur cas est fréquemment évoqué dans les articles relatant les aléas qu’a connus la Zac ; et 19 articles traitant spécifiquement du 91, quai de la Gare, ont été publiés depuis 1992131. D’abord, il faut remarquer que le site est le plus souvent appelé « Frigos » et qu’il est systématiquement qualifié comme étant un bâtiment abritant des artistes ; seuls deux articles font référence aux activités artisanales. Le vocabulaire pour décrire le site fait référence à son passé industriel et à son caractère de friche, tout en lui attribuant un caractère poétique ou en l’esthétisant : « site étrange

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Cette revue de presse a été réalisée à l’aide de la base de données Europresse qui recueille les 20 dernières années d’archives de grands quotidiens : Le Monde, Libération, L’Humanité, Le Figaro, Le Parisien, Les Echos, La Tribune. 131

Dans d’autres registres de publication, pour accentuer l’image ténébreuse et mystérieuse du site, on cite souvent les romans policiers de Léo Mallet (« Brouillard au Pont de Tolbiac ») qui décrit Paris dans les années 50, avec une

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et poétique », « chaque cm² est couvert de graphes qui s’entrelacent comme une forêt de lianes où serpentent de gigantesques tuyaux » (pour décrire des graffitis). Pour qualifier le bâtiment,

trois registres sont utilisés :

• Le registre de la résistance : Cuirassier Potemkine, Asile éternel, Célèbre village gaulois (référence à la bande dessinée Astérix), guérilla, conserve.

• Le registre de la création et de l’art : phalanstère, pépinière de la création contemporaine, lieu décalé, lieu unique, centre artistique, pôle culturel, site de création artistique et artisanale, lieu de culture et de patrimoine, ruche.

• Le registre du monument : adresse mythique, institution, symbole immobilier, lieu emblématique.

La situation réelle des occupants est relativement bien expliquée. Seul un article considère les occupants comme des squatters. Par contre, lorsqu’il s’agit d’articles non spécifiquement consacrés aux Frigos, l’assimilation à un squat est beaucoup plus fréquente, signifiant la connaissance approximative du dossier, reprenant et véhiculant une idée très répandue. De même, il arrive que les journalistes évoquent parfois les Frigos dans des articles concernant la condition des artistes à Paris, du manque d’ateliers, et de la situation des squats. La dimension artistique des Frigos est mise en lumière également par l’exposé des événements (concerts, expositions, portes ouvertes) dans les agendas culturels des médias. Dans ces cas, les conflits du site dans la Zac ne sont pas évoqués ; seule la dimension artistique et culturelle du lieu est présentée.

L’assimilation des Frigos à un squat agace et dérange énormément les occupants. Lors des entretiens et dans divers documents, les responsables associatifs ont violemment réagi contre cette assimilation. Selon eux, l’aspect extérieur du bâtiment (nombreux graffitis, manque d’entretien des abords) explique cette méprise de la part des visiteurs et riverains. Ils accusent le propriétaire de ne pas réaliser les travaux d’entretien et de ravalement qui leur permettraient d’avoir une image plus neutre. Ils réagissent également contre l’assimilation à un site « d’artistes », trop réducteur selon eux. Paradoxalement, ils justifient leur acharnement à maintenir leur site par le manque de locaux et d’ateliers d’artistes dans Paris. Ces réactions virulentes des occupants peuvent être comprises comme une recherche de légitimité et de sérieux ; comme si l’image d’artistes, de bohèmes, de squatters desservait leur cause. Ils ne veulent pas être considérés comme des artistes miséreux et « maudits » pour lesquels la collectivité publique a une obligation d’action sociale. S’ils travaillent dans des domaines proches de l’art et de la culture, ils sont avant tout des professionnels qui ont des besoins spécifiques pour exercer leur métier. Ainsi, Jacques Limousin regrette-t-il de ne pas avoir crée une association de professionnels plutôt que de locataires, ce qui aurait changé la nature des débats avec la Ville :

Je pense que l’erreur que moi-même j’ai fait longtemps, c’est de ne pas faire cette association de professionnels. On se serait moins emmerdé, on aurait été beaucoup plus respecté par la Ville parce qu’un avocat c’est son boulot, et que là vraiment, on défend des conditions de travail.

Jacques Limousin, président de l’Association des Locataires verve néo-Célinienne. Ce type de référence participe à la création d’un mythe d’un Paris populaire où des formes spécifiques de solidarité auraient existé, dans un « Paris perdu » ou « Paris disparu ».

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De même, ils ne souhaitent pas que les locaux à créer le soient dans le cadre des procédures d’ateliers-logements, obligatoires dans les nouvelles opérations de logements sociaux. Ils revendiquent des locaux d’activité professionnelle. Pour autant, leur position n’est pas très claire sur ce point, puisqu’un grand nombre de travailleurs des Frigos résident également dans leurs ateliers.

b. La mise en scène des Frigos dans la communication de la Semapa

Dans le même temps, l’aménageur, lui aussi, communique, et met en scène les Frigos dans sa communication. Depuis 1990, la Semapa édite un journal, support de communication de ses activités, à l’attention des habitants et commerçants de la Zac et des quartiers alentours. Au début simple journal de 4 pages en noir et blanc, la formule éditoriale a changé en 2003 pour faire place à un magazine en couleur et papier glacé. En tout, 30 numéros ont été édités. Il est à noter que depuis 1997, les associations peuvent s’y exprimer à travers des lettres ouvertes. Ce journal permet de médiatiser auprès des riverains les évolutions du projet. Régulièrement, un point est effectué sur l’avancement et les acquis de la concertation. De même, des numéros spécifiques ont été édités lors des grands bouleversements concernant la Zac : sa création (premier numéro), la publication du rapport de la commission d’enquête de 1991 (n°3), sa modification en 1996 (n°10-11), etc. Le cas du 91, quai de la Gare est alors évoqué plus ou moins rapidement. Mais le journal lui a également consacré six articles spécifiques. Ceux-ci se décomposent en deux catégories :

• ceux exposant les problèmes et propositions en vue de l’intégration des Frigos dans la Zac. Il y en trois, relativement neutres, reprenant par exemple l’appellation des occupants de « site de production et de création ».

• ceux mettant en lumière les activités artistiques des Frigos et s’appuyant sur eux pour développer une image positive et créatrice du quartier. Plus que des articles, ce sont deux fois deux pleines pages dans le magazine nouvelle formule, avec une mise en page rigolote et colorée. Le sérieux du travail, l’émulation collective, la créativité y sont soulignés par des portraits d’artistes et des photographies de leurs œuvres. Ces descriptions participent à la construction d’une image d’un quartier vivant et dynamique, lieu de création à Paris. Il convient de remarquer également qu’à partir de septembre 2000, les Frigos apparaissent sur les plans du quartier comme un point de repère, un bâtiment autour duquel s’organise progressivement le quartier Masséna.

c. L’usage de la presse pour médiatiser les conflits

Si la presse diffuse parfois une image d’eux-mêmes que les occupants désapprouvent (celle d’un squat d’artistes), ceux-ci s’en servent pour diffuser leurs messages et faire part de leurs revendications. C’est un outil de médiatisation des conflits (de la même manière que pour les squats d’artistes). En effet, les articles spécifiques recensés évoquent les problèmes rencontrés par les occupants et relatent leurs actions. On remarque que la plupart des articles spécifiquement consacrés aux Frigos sont publiés à l’occasion d’un événement particulier : une animation (en particulier contre le projet Capital & Continental), un incendie, ou le rachat du bâtiment par la Ville. Les revendications des associations sont clairement explicitées dans ces articles : la création de nouveaux ateliers, le refus du projet immobilier Capital & Continental, la

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conservation du site dans son intégralité. Par contre, les efforts d’objectivité et d’exposition des arguments de la partie adverse ne sont pas effectifs : il y a une réelle prise de position en faveur des Frigos dans ces articles, dont les titres sont évocateurs :

• A Paris, les artistes ont de plus en plus de mal à vivre. Menaces d’expropriation aux ateliers du quai de la Gare ; Le Monde ; 8 avril 1995

• Un morceau des Frigos avalé par les grues du projet. 27 Ateliers d’artistes du quai de la Gare doivent disparaître ; Libération ; 3 octobre 1996

• Les « Frigos » refusent d’être asphyxiés sous le béton ; Le Parisien ; 13 novembre 2000

• Aux Frigos, l’art n’est pas en conserve ; L’Humanité ; 9 janvier 2001 • La demi-victoire des artistes des Frigos ; Le Parisien ; 23 juillet 2001 • La longue bataille des « Frigos » ; Le Monde ; 1er

avril 2003

Cette exposition médiatique participe à la construction de l’image des Frigos comme étant un site d’artistes, fonctionnant comme un collectif, dont les revendications seraient légitimes, face à un aménageur avide et technocratique.

Mais c’est surtout grâce aux lettres ouvertes diffusées dans le journal Paris Rive gauche, espace de libre expression, qu’ils font connaître leurs points de vue et revendications. Associées aux autres associations lorsque les lettres concernent des problèmes généraux de la Zac, les deux associations du 91, quai de la Gare rédigent également des lettres concernant leurs problèmes spécifiques. Elles y relatent les aléas de la concertation, leurs actions, leurs revendications. A partir du n° 13 d’octobre 1997, elles enverront une lettre ouverte à chaque édition.

d. Mythes et légendes des Frigos

Outre la communication et la médiatisation des faits et conflits, une manière de construire du sens autour des Frigos, c’est d’entretenir des mythes et des images dont la presse se régale. Les acteurs eux-mêmes participent à cette mystification. Chaque interviewé a sa petite (ou grande) anecdote sur les Frigos, rarement vérifiable ; c’est pourquoi nous les considérons comme des légendes ou des rumeurs. Pour créer des mythes, la pratique la plus courante est de faire référence aux artistes qui seraient venus, se seraient produits ou auraient débutés aux Frigos. Par exemple, les musiciens de jazz Ray Charles et Dizzie Gillespie seraient venus aux Frigos ; les Béruriers noirs et les Négresses vertes, figures de proues du punk et du rock alternatif français dans les années 1980 y auraient enregistré leurs premiers albums ; des cinéastes y auraient tourné des films… Ces mythes agissent comme des cautions morales, artistiques et politiques. D’autres rumeurs, légendes, histoires obscures invérifiables circulent : depuis l’organisation de fêtes branchées et la location des locaux à grand prix jusqu’au meurtre d’un résident en passant par les incendies qui ne seraient pas si accidentels…. Ajoutons à cela la rhétorique utilisée par les médias. Tout cela entretient une image à la fois sulfureuse, mystérieuse, mais en même temps poétique et esthétique.

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