B. La créativité au cœur des territoires contemporains
3. Vers nouveau mode d’organisation du travail
Les évolutions du mode d’organisation de la production cinématographique rejoignent celles du monde technologique, vers une spécialisation flexible de l’activité et une forte mobilité des travailleurs. Au-delà de la dimension territoriale du phénomène (valorisation de la proximité pour les activités de pointe), c’est le monde du travail lui-même qui est en bouleversement. Le travail de création artistique, par sa singularité et son apparente solitude semble être une forme marginale des conditions de travail. Pourtant, selon Pierre-Michel Menger, les spécificités du travail artistique (au-delà des modes de production) inspirent de nouveaux modes d’organisation
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du travail dans d’autres secteurs ; l’artiste serait le paradigme du travailleur contemporain (Menger, 2002). Seules les grandes institutions culturelles publiques fonctionnent encore sur le modèle du salariat de longue durée, dans des structures stables. Face à l’incertitude du succès et de la rentabilité, les productions artistiques s’organisent de plus en plus par projet, associant diverses structures ou professionnels indépendants par des liens contractuels, souvent par cooptation. Les équipes sont associées pour un projet donné, puis se dispersent.
Pour les travailleurs, cela se traduit par un travail intermittent, individualisé, nécessitant des compétences spécifiques, par projet, avec un engagement temporaire et un paiement au cachet. Les arts sont le « laboratoire de la flexibilité » (Menger, 2002 : 61). En France, les effets sociaux problématiques de ce système sont encadrés et pondérés par le régime d’assurance chômage spécifique des intermittents du spectacle (Menger, 2003, 2005). Par ce système, il s’agit de reconnaître une des spécificités du travail artistique : l’acte de création nécessite un temps de travail non rémunéré : les répétitions, plus ou moins longues, indispensables à la création. A cela s’ajoute l’incertitude de l’engagement et de la diffusion du spectacle. Cette organisation flexible et précaire du travail ne s’applique pas qu’aux professions artistiques
stricto sensu, mais également à des activités liées à la production ou à la commercialisation. Elle
ne se limite pas non plus qu’aux petites structures ou à l’avant-garde créatrice ; des grandes sociétés de production audiovisuelles, notamment des chaînes de télévision publiques, ont recours au système assurantiel de l’intermittence. Ces abus ont justifié aux yeux du Ministère la remise en cause du statut des intermittents du spectacle, au détriment des structures et des artistes les plus fragiles.
P.M. Menger rejoint les conclusions de R. Florida quand il considère les artistes, scientifiques et ingénieurs comme étant le « noyau dur d’une « classe créative » ou d’un groupe social avancé,
les « manipulateurs de symboles » (Reich, 2001), avant-garde de la transformations des emplois hautement qualifiés » (Menger, 2002 : 7). Comme Florida, il estime que les valeurs associées au
travail artistique (comme l’imagination, la singularité, l’implication personnelle) sont progressivement transposées dans d’autres types d’activités productives. Ainsi, le travailleur du futur ressemblerait aux représentations actuelles de l’artiste au travail : inventif, mobile, motivé, aux revenus incertains, en concurrence avec ses pairs, et à la trajectoire professionnelle précaire. Le remplacement du salariat par des formes d’emplois atypiques dans de nombreux secteurs à forte valeur ajoutée tend à créditer cette thèse d’une flexibilisation généralisée : auto-emploi, free-lance, intérim. Toutefois, le régime assurantiel général ne sécurise pas cette nouvelle précarité.
Non seulement les activités de création artistique ne sont pas ou plus l’envers du travail, mais [elles] sont au contraire de plus en plus revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d’emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme. Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur.
Menger, 2002 : 8
Or ce qui rend acceptable la précarité et la flexibilité du travail dans le monde artistique, c’est que les individus ont choisi en toute connaissance de cause ces conditions de travail, et que ce
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choix est largement influencé par le fait que les individus choisissent un travail et un mode de vie qu’ils espèrent épanouissants. Le travail artistique n’est pas qu’un mode de rémunération, c’est aussi un moyen de réalisation de soi. Dans quelle mesure, proposer comme modèle de travailleur flexible et précaire l’artiste au statut social valorisé, n’est-il pas une stratégie pour rendre valorisante et attractives des conditions de travail pénibles ? Vouer aux gémonies le système de l’intermittence ne doit pas occulter la spécificité de ces types d’emplois, et les difficultés quotidiennes qu’elles entraînent.
* * *
La culture prend une place de plus en plus importante dans la société et dans les pratiques individuelles. Les critères de légitimité évoluent, de l’érudition à l’éclectisme, signifiant la montée en puissance de nouvelles valeurs. Le monde artistique apparaît comme un possible modèle d’organisation de la production et du rapport au travail et à l’emploi. A travers des évolutions propres aux mondes de la culture, se perçoivent des mutations sociales profondes. Ainsi, les modes de fonctionnement des milieux artistiques inspirent de nouveaux concepts et des outils d’analyse des évolutions de la société, et de la société urbaine en particulier. La culture se présente alors d’autant plus comme un analyseur du monde social. Ainsi, le système
in/off, développé dans les mondes de l’art, est peut-être susceptible d’être pertinent pour
explorer d’autres dimensions et dynamiques de la société. C’est en tous les cas une des hypothèses que nous faisons.
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III.
LES SCENES OFF
Le fonctionnement des milieux artistiques, les modes de reconnaissance de la qualité et de la valeur artistiques ainsi que l’évolution des modes de légitimation des pratiques culturelles décrits précédemment, révèlent que ces systèmes ne sont pas figés. Ils sont agités par des cycles construisant ce que nous appelons un système in/off. Après avoir justifié ce terme et explicité cette notion de système in/off, nous montrerons dans quelle mesure ce nouveau cadre conceptuel permet d’aborder des problématiques urbaines plus globales ; comment s’ancre l’hypothèse principale de cette thèse dans ce cadre ; et sous quelles formes ce système in/off s’inscrit dans un contexte urbain.