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Grandes évolutions de la politique du Ministère

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

A. Evolution des politiques culturelles en France

2. Grandes évolutions de la politique du Ministère

L’histoire du Ministère n’est pas faite de ruptures d’une politique à l’autre (d’un homme à l’autre), mais de sédimentations. Nous nous attarderons ici à deux grandes périodes : la création du Ministère par André Malraux et le virage produit par Jack Lang. Cela permettra de mettre en évidence l’évolution de la doctrine culturelle de l’Etat (passage d’une vision quasi religieuse de l’art au pluralisme culturel) ; et de comprendre le changement de registre de l’action publique vers une instrumentalisation économique croissante de la culture. En matière urbaine, cela se traduit par un mouvement de programmation d’équipements culturels, satisfaisant une demande locale, vers la réalisation de grands projets culturels intégrés à une stratégie urbaine de marketing territorial. Revenons tout d’abord aux prémices de l’action locale en matière culturelle au XIXème siècle qui s’est traduite par l’inscription territoriale d’une culture bourgeoise dans les villes grâce à la création d’équipements. C’est ce par rapport à quoi (et contre quoi) les politiques culturelles nationales et locales vont se positionner par la suite.

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a. Le premier âge de l’action culturelle locale

A partir du XIXème siècle, apparaissent des volontés fortes d’action culturelle locale. Les politiques culturelles au XIXème siècle et jusqu’aux années 1950 se limitaient principalement à la construction d’équipements culturels de prestige, selon des normes architecturales mettant également en scène les rapports sociaux de classes dans la salle de spectacles54. Ces réalisations correspondent à une période de croissance urbaine et de montée en puissance de la bourgeoisie. Cette nouvelle élite urbaine est la principale bénéficiaire de ces équipements, grâce auxquels elle construit son identité en tant que groupe social dominant par la fréquentation quasi exclusive des lieux culturels, dans une logique de classe héritée de la monarchie (on parlait alors de culture de cour). Les sorties culturelles participaient, comme les mondanités, aux modes de sociabilité et d’appartenance à la bourgeoisie55. Enfin, ces équipements et infrastructures culturelles participent au développement d’une Institution Culturelle qui différencie le grand art et la culture bourgeoise représentés dans ces équipements et les loisirs populaires qui n’y ont pas le droit de cité. Cela produira progressivement une nouvelle hiérarchie du (bon) goût, de la distinction et de la discrimination. (Bourdieu, 1977, 1979; Bassett, 1993). Cette vision élitiste de la culture, largement partagée au XIXème siècle, ne sera remise en cause par l’Institution elle- même que très récemment, en France, grâce à l’action et au volontarisme politique de Jack Lang à partir de 1981. La doctrine du Ministère à sa création était encore très élitiste.

b. Naissance de l’action culturelle : la création du Ministère

Le Front Populaire, en octroyant du temps libre aux salariés, a permis l’émergence d’une société de loisirs où les mouvements d’éducation populaire (les centres Léo Lagrange) étaient les promoteurs de la démocratisation culturelle. La décentralisation théâtrale menée par Jeanne Laurent dans les années 1950 et la création du TNP à Villeurbanne sont les prémices de la décentralisation culturelle. Démocratisation et décentralisation seront par la suite au cœur de la doctrine et de l’action du Ministère de la Culture.

(1) Les origines du ministère et ses missions

En 1959, Charles de Gaulle, nouveau président de la République, crée un Ministère chargé des Affaires Culturelles, qu’il confie à André Malraux56. Cette création provoque une triple rupture : • Rupture idéologique : l’Etat doit avoir une philosophie de l’action culturelle,

• Rupture artistique : les pouvoirs publics subventionnent le développement d’un secteur artistique professionnel,

• Rupture administrative : au sein du Ministère se forme un appareil administratif avec un budget autonome (Urfalino, 2004 : 19).

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Dans un théâtre ancien, toutes les places n’ont pas les mêmes qualités ni les mêmes prix ; la salle est organisée de manière à ce que les spectateurs puissent s’observer mutuellement tout en regardant le spectacle. Dans les constructions modernes, toutes les places ont (plus ou moins) le même prix, et toute l’attention du spectateur est tournée vers la scène.

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Pierre Bourdieu a mis en évidence la fréquentation des milieux artistiques et intellectuel comme modalité de construction identitaire d’appartenance à un certain cercle de la bourgeoisie pour le jeune Frédéric, héros de Gustave Flaubert (Bourdieu, 1975).

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Ce Ministère regroupe les Directions des Arts et Lettres, de l’Architecture et des Archives (anciennement Ministère de l’Education) et le Centre National de la Cinématographie (anciennement Ministère de l’Industrie).

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Le nouveau ministère doit trouver des missions et créer des doctrines. Ce sera la décentralisation et la démocratisation culturelle, par la création d’équipements culturels nouveaux sur l’ensemble du territoire : les Maisons de la Culture. Leur principe fondateur est de rendre possible pour chaque citoyen la rencontre et la confrontation directe avec l’œuvre et l’artiste, en concentrant dans un même bâtiment, à l’architecture remarquable, l’ensemble des activités culturelles d’une ville moyenne57. Cette confrontation doit se faire sans médiation ni pédagogie, mais dans une logique de choc électif. Cette vision du rapport à l’art portée par André Malraux était très élitiste. Même si les Maisons sont cofinancées par l’Etat et les municipalités (50%/50%), l’Etat reste décisionnaire et producteur de normes, c'est-à-dire qu’il choisi quel projet peut devenir une Maison de la Culture, et quelles activités doivent s’y tenir. En mai 1968, les Maisons de la Culture sont prises entre deux critiques : à gauche, sans remettre en cause leur principe, le désir d’aller plus loin en matière de démocratisation ; à droite, le refus de financer des Maisons que l’on pense être des foyers d’agitation et déstabilisation.

Sous le Ministère Malraux, la sauvegarde du patrimoine bâti prend également une nouvelle ampleur grâce à la mise en place des secteurs sauvegardés. La vision de ce qui « fait » patrimoine s’élargit au-delà de grands monuments historiques vers la prise en compte des formes urbaines vernaculaires. Cette nouvelle conception du patrimoine pose les jalons du « tout patrimoine », où, pour être caricatural, tout bâtiment ayant perdu sa fonction première et construit avant guerre ferait partie du patrimoine national. Aujourd’hui, cette large acception du caractère patrimonial d’un lieu participe à la justification de pratiques alternatives dans des bâtiments industriels qui, grâce à leur occupation par des artistes, changent de fonction et acquièrent une dimension patrimoniale. Cette tendance pose toutefois des problèmes pour l’action urbaine : à force de considérer que tout est patrimoine, il devient de plus en plus difficile d’intervenir dans la ville constituée.

(2) Le développement culturel

Après les événements de mai 1968, les ministres suivants vont infléchir la vision élitiste de l’art, en premier lieu Jacques Duhamel, par la promotion du « développement culturel » en 1971. Il préconise d’élargir le champ d’action de la politique culturelle vers l’amélioration des conditions générales de vie. Ainsi, le soutien et la protection de la création apparaissent dans le cadre de la politique culturelle, de même que la reconnaissance de la diversité des pratiques culturelles contre une vision limitée de la haute culture. Cette époque est également marquée par la prise de conscience d’un schisme culturel entre les groupes sociaux et dans l’accès à la culture « légitime ».

La contractualisation avec les collectivités locales se poursuit, et la municipalisation des politiques culturelles s’amplifie au cours des années 1970. Il est intéressant de noter que l’implication des collectivités locales dans l’action culturelle précède les lois de décentralisation

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« Qu’est-ce qu’une maison de la culture ? C’est avant tout un foyer où doivent se rassembler toutes les activités créatrices d’une petite ville ou d’un quartier de grande ville, dans le domaine de la culture. On ne peut donc concevoir de véritable maison de la culture sans un bouleversement radical des traditions architecturales qui dispersent aux quatre coins de la cité le théâtre, la bibliothèque, le ciné-club, les salles de jeu ou de conférences, etc. Loin d’être conçu comme un édifice isolé, le théâtre doit devenir le centre même de la maison de la culture , et, comme il fait appel à la plupart des autres arts, l’animateur artistique de la vie de la cité. » (André Malraux cité par Urfalino, 2004 : 73).

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de 1982 et 83. D’ailleurs, ces lois ne transfèrent pas réellement de compétences en matière culturelle aux collectivités ; ce sont elles qui se sont appropriées ce champ de l’action publique, comprenant l’importance de la culture dans la construction d’une identité politique locale. Cette période est également marquée par l’apparition de l’implication présidentielle dans la politique culturelle, notamment par le lancement de grands projets d’équipements culturels (par exemple, Georges Pompidou, collectionneur d’art contemporain, initie le centre Beaubourg) 58.

c. La rupture des années Lang : le « vitalisme culturel »

Dans le projet politique socialiste de la campagne de 1981, le projet culturel prend une dimension sociale plus vaste. De fait, la culture aura un poids important pendant les mandatures de François Mitterrand. Cette importance peut s’expliquer d’abord par les personnalités de Jack Lang et de François Mitterrand, ce dernier aimant se présenter comme un homme cultivé. Cette ampleur sociale donnée à la culture reflète aussi l’évolution socio-économique de la population et plus spécifiquement de l’électorat socialiste qui s’intéresse particulièrement à la vie culturelle. Pour P. Urfalino, l’acte symbolique de doublement du budget du ministère en 1982 (pour atteindre 1% du budget de l’Etat) répond également aux récriminations internes dans l’administration du ministère suite à une stagnation budgétaire.

Le mot d’ordre de la politique de Jack Lang est le « vitalisme culturel » (comme le qualifie P. Urfalino (Urfalino, 2004 : 354)59. Par un décret du 10 mai 1982, le ministre explicite sa croyance dans la diversité culturelle : conception nouvelle de la démocratisation culturelle tournée vers le libre épanouissement individuel par la création60, la reconnaissance (controversée) des pratiques « mineures » (rock, jazz, BD, mode, rap, tag, gastronomie), et le respect des culture régionales61. Il a également initié la politique de soutien aux « industries culturelles »62 et a relancé l’action internationale de la France en matière culturelle. C’est également la période de la libéralisation des médias ; parallèlement au développement de médias associatifs et de libre antenne, c’est l’avènement d’une logique commerciale et mercantile dans les médias. Mais ce que le grand public retient surtout de l’action de J. Lang, ce sont les évènements populaires et festifs (la fête de la musique est sans doute le symbole de son action), et son charisme. En effet, J. Lang multiplie les effets d’annonce autour de ses actions et communique beaucoup autour de sa politique, au point que certains se demandent dans quelle mesure elle ne serait pas une politique de communication de l’action du gouvernement et du parti socialiste. Certains critiques ont en effet dénoncé cette politique du « tout culturel » qui

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La politique des grands travaux à Paris révèle même une conception quasi monarchique du rôle du Chef de l’Etat en matière culturelle : le président comme mécène et prescripteur.

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Cette qualification est inspirée à P. Urfalino par l’usage répété d’un vocabulaire propre au champ lexical de la « vie » dans les discours du Ministre ; il positionne ainsi la politique de J. Lang dans une dimension philosophique donnant à toute chose une force vitale animant une organisation mécanique du monde.

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Au cours des années 1970, le parti socialiste se converti au culte de la création, plutôt qu’à l’œuvre établie. Alors qu’en matière culturelle le PS était plutôt proche des milieux associatifs et de l’éducation populaire ; après 1980, sous l’influence de Jack Lang, le parti soutient la création, et est soutenu par les créateurs (alors qu’avant ce soutien allait plutôt au PC).

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« La coexistence, dans les objectifs affichés et les initiatives prises, d’options semblant jusque là contradictoires qui suscite la perplexité : défense des minorités régionales et communautaires et grands chantiers parisiens, soutien et reconnaissance des arts « mineurs » et renforcement des ressources attribuées aux arts « légitimes », aides aux petites compagnies dont on facilite la multiplication et création ou croissance des grandes institutions prestigieuses. » (Urfalino, 2004: 338).

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servirait plus le ministre que la culture (Fumaroli, 1992). Pourtant, aucun des successeurs de Jack Lang ne remet vraiment en cause son action. La contractualisation et le partenariat avec les collectivités locales, le renforcement de l’enseignement artistique et des pratiques amateurs, l’action internationale, l’aménagement du territoire, la diversité et l’exception culturelle vont être poursuivis. La participation de la politique culturelle à la réforme de l’Etat va être réaffirmée par Catherine Trautmann en 1997.

Pour certains essayistes, si la politique culturelle française a le mérite d’exister, elle manque de sens, d’orientation philosophique sur le rôle, la place de la culture dans la société. Selon J.M. Djian, le manque d’ambition artistique du Ministère, l’échec de la démocratisation et la crise des intermittents du spectacle révèlerait l’inadéquation entre les techniciens du ministère et les réalités du monde artistique. (Djian, 2005). Quelles doivent être les ambitions d’une politique culturelle au XXIème siècle ? Comment concevoir de nouvelles formes d’action culturelle ? En se penchant sur les lieux alternatifs off émergeant depuis vingt ans dans le paysage artistique français, les pouvoirs publics espèrent-ils trouver de nouvelles pistes ? L’Institution (le in) puise-t-elle dans le off inspiration, manières de faire, et formes nouvelles de délégation de l’action culturelle ?

B. Les Nouveaux Territoires de l’Art, ou quand le in

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