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La gestion des friches par des occupations temporaires

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

C. Un quartier déprécié surinvest

2. La gestion des friches par des occupations temporaires

La Sncf possède de nombreuses emprises et bâtiments sur le secteur. La réorganisation du service a conduit l’entreprise à délaisser une partie de son patrimoine. Après la scission de 1997, RFF a eu pour mission de valoriser ce patrimoine dont une partie est en cours de cession à la Ville de Paris. Durant cette vacance d’usage, la Sncf a autorisé des associations à vocation sociale, culturelle ou artistique à occuper les lieux dans le cadre de conventions d’occupation temporaire du domaine public. Ces occupations temporaires deviennent de véritables modalités

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de gestion des espaces en friche : comme aux Frigos, les pouvoirs publics (et la Sncf) se servent des artistes pour gérer la vacance. De plus, ces exemples révèlent le rôle positif de la culture dans des secteurs très dégradés où l’on peine à imaginer de nouveaux modes d’intervention ; ils soulignent une crise d’innovation urbaine et d’imagination programmatique.

a. Des occupants animateurs de quartier

Deux sites ont été principalement l’objet de ces occupations. (1) Les Maisons de la Cour du Maroc

A l’est des voies ferrées du réseau Paris-Est, à l’entrée d’un terrain assez vaste utilisé pour entreposer du matériel, se trouvent deux maisons, situées sur la rue d’Aubervilliers. Depuis 2000, elles abritent chacune des associations :

• l’une accueille les activités du Secours Catholiques, dont une crèche.

• L’autre, appelée « Maison des médias libres » est occupée par un collectif de médias associatifs alternatifs, de médias off, AG45 : radio Fréquence Paris Pluriel, Zaléa Télé, maison d’édition Co-errances, le journal Les Périphériques vous parlent, Réseau 2000 (association de formation aux nouvelles technologies). Tous sont proches du réseau Indymédia.

Ces différentes associations jouent un rôle d’animation dans le quartier : le Secours Catholique par ses services « sociaux » et activités caritatives ; Réseau 2000 par les formations multimédias à destination d’habitants du quartier. De plus, par leur présence, elles contribuent à créer du passage. Toutes ces associations sont menacées d’expulsion en 2005 pour permettre la réalisation d’un jardin, d’une crèche et d’une maison de l’environnement, comme le prévoit leurs conventions d’occupation.

(2) La Halle Pajol

Un autre vaste bâtiment en friche est situé de l’autre coté des voies ferrées : la Halle Pajol. Dans les années 1990, un projet municipal de Zac sur ce site a été stoppé et le bâtiment est resté longtemps en attente d’un nouvel usage. Pour éviter une dégradation dangereuse et la coûteuse démolition de cette vaste halle, la Sncf a autorisé des occupations :

• Des collectifs artistiques comme la Dame Blanche ou la compagnie des Passagers ;

• Des associations d’animation urbaine : les ateliers d’architecture autogérés et Ecobox qui ont créé des micro-jardins avec les populations riveraines ;

• Un artiste, Carlos Regazzoni, sculpteur argentin, qui occupe 3000m² dans la halle pour réaliser des sculptures monumentales.

La présence de ces occupants « connus » est un moyen, pour le propriétaire, de contrôler, a

minima, l’usage du bâtiment et ainsi d’éviter les squatters, dans un secteur où de nombreux

bâtiments désaffectés ont été transformés en véritables « crack-house ». Cette présence a un effet de sécurisation des sites. De plus, ces différentes associations peuvent avoir un rôle d’animation en accueillant par exemple les enfants des écoles. Mais leur impact se limite à l’échelle du quartier.

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b. La mise en scène d’une friche par le Cirque Electrique

La ville est devenu propriétaire du vaste terrain de la Cour du Maroc, situé rue d’Aubervilliers, dans l’optique d’y créer un nouveau jardin. Pendant la durée des études préparatoires et du concours pour le choix du paysagiste, la ville a autorisé, sous certaines conditions, une compagnie de cirque, le Cirque Electrique, à installer son chapiteau sur le terrain.

(1) L’arrivée du Cirque Electrique

L’histoire du Cirque Electrique croise de nombreux autres protagonistes de la scène off parisienne. Cette compagnie de cirque contemporain est créée par des artistes formés chez Annie Fratellini et aux Noctambules à Nanterre ; autrement dit, ils ne sortent pas du sérail institutionnel français du cirque contemporain (Ecole Nationale du Cirque de Rosny et Centre National des Arts du Cirque de Châlons en Champagne). Ils ont ensuite travaillé à la Caserne à Pontoise, lieu de création artistique off géré par l’association Usines Ephémères. Ils ont présenté un de leur spectacle devant les Frigos, dans le cadre de l’opération « Ca fleurit dans le béton » organisé par l’Apld 91. Ils se sont également produits dans le 19ème arrondissement en 2001, sur les bords du bassin de la Villette. A la fermeture de la Caserne, en 2003, sans espace de travail et de répétition, ils ont négocié avec la Ville pour occuper le terrain de la Cour du Maroc. La Ville, propriétaire du terrain, a autorisé la compagnie du Cirque Electrique à occuper le site d’octobre 2003 au 31 décembre 2004, date à laquelle elle devait partir pour permettre le commencement des travaux de réalisation du jardin. Cette occupation, gratuite, était assortie d’une obligation d’animation par l’accueil d’autres compagnies. Pour permettre à la compagnie de réaliser ses projets, la ville a octroyé une subvention de 100 000 euros à l’association Fanfare Décadente, gestionnaire du cirque166. Pendant un an et demi, de nombreux spectacles ont animés la Cour du Maroc167. Certains ont été inscrits au programme du Festival Paris Quartier d’Eté en 2004, faisant connaître le site au-delà du milieu circassien.

(2) Le bouche à oreille : la mise en scène du site

Le cirque a animé le quartier en proposant des spectacles et des activités culturelles (bal tango, goûter d’enfants musicaux) dans un secteur qui en manquait cruellement. Toutefois, le public accueilli n’était pas nécessairement riverain, voire pas du tout. Nous avons en effet constaté à plusieurs reprises que le public des spectacles semblait venir d’autres quartiers parisiens168. Ce décalage entre le public réel du site et les riverains est un des risques encourus par le 104. Mais si l’idée « d’animation » est plus un argument justificatif de la présence du Cirque dans le secteur, son rôle de désenclavement est réel et intéressant. En effet, nombreux sont les spectateurs qui, sans le cirque, ne se seraient jamais aventurés dans ce secteur très stigmatisé. Comme pour le 104 lors de la Nuit Blanche, la médiatisation de l’expérience vécue par les spectateurs autant que des spectacles eux-mêmes, a contribué à un changement d’image du site :

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Décisions du Conseil de Paris Dac 195, novembre 2003 et Dac 132 juin 2004. 167

Un des spectacles produits par le Cirque Electrique, en plein air, était basée sur la projection d’extraits de réunions de concertation sur le projet de Jardin.

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Ce que plusieurs personnes interrogées ont également constaté ; le regrettant (c’est encore un truc pour un public parisien branché) ou l’appréciant (ça désenclave le quartier, ça le fait connaître, le dé-stigmatise).

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ce n’est plus un secteur malfamé et infréquentable, mais un lieu « magique », dernier espace de liberté et d’aventure dans la ville169.

[Les spectateurs] ne seraient sûrement jamais arrivés jusqu’ici si la bande d’artistes du Cirque électrique n’y avait pas pris ses quartiers. « Au début, je l’avoue, je suis venue un peu à reculons : trop loin et trop triste comme quartier, confie Emmanuelle, Parisienne du centre. Mais le lieu est tellement incroyable que je ne suis pas déçue ». […] les chapiteaux du Cirque électrique ont réussi à réveiller depuis plusieurs mois les abords d’un quartier que tout le monde jugeait sinistré hier encore. La troupe fait mentir les pessimistes et parvient à attirer les Parisiens – prolos et bobos – dans ce no man’s land digne d’un film de Kusturica.

« Le cirque qui électrise la nuit parisienne », Le Parisien, 9 juillet 2004, (souligné par moi)

L’endroit vaut le déplacement pour le triptyque vue-ambiance-spectacles. Ainsi, en bordure de cette fouteuse-de-cht’on de rue d’Aubervilliers, c’est un terrain hagard de 42000m² avec vue plongeante sur les voies ferrés de la gare de l’Est et ses hangars aux immenses vieilles baies vitrées. C’est au loin un Sacré-Cœur planant sur un cliché de toits de Paris piqués d’une tour moderne, mais penchées. Sur fond sonore des trains de passage. Et nuit tombante. Friche fellinienne.

« Miracles à la cour du Maroc. Une friche culturelle animée par l'alternatif Cirque électrique »,

Libération, 1er octobre 2004 (souligné par moi) Les acteurs rencontrés ont également apprécié cette expérience :

Et puis c’est dommage de ne pas profiter d’un espace comme celui-là, un peu unique, à Paris. Moi, je sais que je suis allé prendre un pot au petit resto savoyard, où ils font la fondue, c’était avant les vacances, un soir où il faisait vachement beau, vachement doux. C’est un peu magique de se retrouver là, avec autant d’espace…Avec la vue sur le sacré cœur. Ca aurait été dommage de se priver, alors qu’on savait qu’on n’y ferait rien avant 2005.

Frédéric Bourcier, Chargé de mission au cabinet du maire du 18ème arrondissement

Au-delà de l’aspect artistique, la vraie (re-)conquête de la présence du Cirque est la sécurisation du site. A leur arrivée, les artistes ont « nettoyé » le site et leur présence a découragé les toxicomanes de se réfugier dans les vieux hangars. Comme le notent les adjoints à la culture :

Puisque la cour du Maroc était libre pendant un an, le temps de faire les études nécessaires, l’implantation d’un chapiteau faisait partie de cette occupation de l’espace public qui permet de sécuriser les lieux, qui étaient quand même très anxiogènes.

Joel Houzet, adjoint à la culture du 19ème arrondissement

[…] en terme de sécurité, l’implantation de ce cirque provisoire a permis aux gens du quartier de retrouver un peu de paix et moins d’insécurité. Ce projet a également permis de dynamiser et de sécuriser donc ce terrain, comme l’ont constaté les riverains et les associations, associés dès le début au projet : baisse du nombre de toxicomanes alentours et entretien du terrain.

Christophe Girard, Communication au Conseil de Paris, juin 2004, Dac-132 (souligné par moi)

Toutefois, cette « gestion » de la toxicomanie n’est qu’une action de surface : les problèmes liés au trafic de stupéfiants n’ont pas disparu, ils ont juste été déplacés.

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La médiatisation autour de l’événement Paris Quartier d’été a accentué cela, puisque même le Figaro recommandait la visite à ses lecteurs.

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Pour autant, si le Cirque Electrique a contribué à faire évoluer l’image du quartier, cette expérience n’aura pas duré suffisamment pour avoir un effet sur le long terme. Le temps que le bouche à oreille fasse effet, le cirque était déjà parti. Le temps de se faire une réputation n’était pas assez long, mais comme pour le 104 et la Nuit Blanche, le coup de projecteur porté sur le secteur par la présence du Cirque Electrique participe à une stratégie globale de changement d’image du quartier basée à la fois sur des opérations ponctuelles et sur la réalisation d’équipements. D’une manière plus générale, l’accueil de cirque sur des friches permet une forme de gestion de la vacance et répond à de multiples attentes. Les compagnies de cirque déplorent le manque d’espace d’accueil des chapiteaux, et certains sites qui accueillaient des cirques sont progressivement mis en chantier. De nouveaux terrains sont proposés, mais l’accueil de chapiteaux est soumis certaines contraintes difficiles à satisfaire. Face à raréfaction des espaces d’accueil des chapiteaux et aux difficultés rencontrés par de nombreuses compagnies, les compagnies de cirque de création ont manifesté leur mécontentement et fait valoir leur problèmes, en poursuivant l’occupation du terrain de la Cour du Maroc après le 1er janvier 2005, où ils sont restés une quinzaine de jours170. C’est là une des limites de la gestion de friches par des occupations temporaires : les occupants refusent parfois de partir.

c. Limites posées par la gestion des friches par l’occupation temporaire

Animer des sites en friches par la présence d’occupants connus et conventionnés permet d’en contrôler l’accès (pas de squats) et de sécuriser le quartier (passage, fréquentation). Toutefois, ce type de gestion a des limites.

(1) Problème de la responsabilité

Signer des conventions d’occupation précaire permet de limiter la vacance dans un bâtiment qui a vocation à être démoli, vendu, ou transformé. Cette solution, utilisée aussi pour les Frigos, ne génère pas ou peu de revenus car les occupants sont souvent des associations ou des artistes peu solvables, mais elle permet de faire l’économie d’une démolition, tant que le destin du site n’est pas défini. L’incertitude et la non rentabilité du site n’incitent pas le propriétaire (ici la Sncf) à engager des travaux, ne serait-ce que de mise aux normes de sécurité171. Cela pose un problème de responsabilité en cas d’incident (accident, incendie…), en particulier dans les sites qui accueillent du public. Or lorsque le propriétaire est une entreprise, cette responsabilité est diluée dans la hiérarchie interne ; en cas de problèmes, c’est l’entreprise, personne morale, qui sera incriminée, éventuellement un employé sera mis en cause, rarement son directeur. Mais pour la ville, ce risque est inacceptable et elle refuse d’acheter le bâtiment tant que les occupants sont là. Le maire est en effet responsable en cas d’incident dans un bâtiment municipal, même si les occupants sont des squatters ; il ne peut pas prendre un tel risque172. Réaliser des travaux de mise aux normes serait inutile et dispendieux puisque le site a vocation à être transformé

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La ville a trouvé un petit compromis en libérant une partie de la place de Stalingrad. Mais elle n’aurait pas hésité à faire intervenir la police, d’autant plus que les artistes (pour une fois) ne pouvaient pas trop compter sur le soutien des riverains qui attendent depuis 15 ans la réalisation du jardin.

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Par exemple, la Halle Pajol et les Frigos ne répondent pas aux normes de sécurité 172

La Ville a rencontré le même problème quand elle a acheté le bâtiment du squat 59, rue de Rivoli (Jeanneret, 2004). Les tragiques incendies de 2005 dans des bâtiments loués par la Ville pour loger des familles posent les mêmes problèmes de responsabilité.

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complètement dès son rachat. Il faut donc libérer les lieux avant l’aliénation, ce qui ne se fait pas sans heurts.

(2) Le chantage au relogement

Les occupants bénéficiant de ces conventions ne souhaitent pas partir et résistent le plus longtemps possibles à leur expulsion. Beaucoup d’entre eux s’estiment lésés par la ville et considèrent qu’ils ont le droit de bénéficier d’un relogement de la part de la ville, même si certains ne paient plus de loyers depuis longtemps (et sont donc des squatters). Ils ont pourtant lu et signé les conventions d’occupation qui précisent l’obligation de quitter les lieux au démarrage des chantiers. Chacun développe différentes stratégies pour faire valoir ce « droit ». Comme dans d’autres cas semblables, la difficulté de l’accès à des locaux à Paris, les investissements réalisés dans les locaux, les relations tissées avec d’autres acteurs du quartier sont mis en avant. Mais certains sont plus inventifs. Le sculpteur, Carlos Regazzoni, qui s’oppose farouchement à toute expulsion de la Halle Pajol, retarde son éviction en demandant le classement de ses œuvres en œuvres d’art. Par leur taille monumentale, leur déplacement sera alors difficile et coûteux. Dans un tout autre registre, les occupants de la Maison des médias libres ont une position particulière dans la négociation. Parce que ce sont des médias, ils peuvent mobiliser rapidement de nombreuses personnes pour résister durement à la Ville. Certains d’entre eux avaient déjà permis la mobilisation des « no-vox » lors de l’installation d’Usines Ephémères dans le Point P, via le site Internet d’Indymédia, hébergé par Réseau 2000 (Lesage, 2004)173. Face à cette capacité de nuisance, la ville se sent mise en demeure d’intervenir pour trouver une solution de relogement et faciliter leur départ. Malheureusement, ces chantages et pressions récurrentes rendent la ville de plus en plus méfiante vis-à-vis des occupations temporaires, qui sont pourtant de bons moyens de gestion de période de transition. L’alternative est alors de privilégier les associations qui ont déjà montré leur sérieux et dont on sait qu’elles partiront à échéance (par exemple, Usines Ephémères), au détriment des jeunes structures.

Les occupations précaires, on commence à tiquer. C’est dommage.

Frédéric Bourcier, Chargé de mission au cabinet du maire du 18ème arrondissement

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