• Aucun résultat trouvé

La culture : seule fonction légitime ?

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

D. La culture : outil magique de valorisation ?

3. La culture : seule fonction légitime ?

L’autre élément intéressant dans l’ensemble des projets, c’est la place accordé à la « culture », sous toutes ses formes, pour animer, orienter, piloter voire justifier les projets : créer des lieux culturels semble devenir le leitmotiv de tous, techniciens, élus et habitants, quitte à sous-estimer et sacrifier les besoins dans d’autres domaines et à destination d’autres populations.

a. La culture au centre des mobilisations des associations

Les associations de riverains ont esquissé des projets de développement culturel qu’elles souhaitent mettre en œuvre dans le cadre des projets d’aménagement, quitte à en changer les orientations.

174

(1) Les projets de Cepa et Cactus

L’ambition première des associations mobilisées au sein de la Cepa était de réaliser sur la Zac Pajol « un projet de dimension parisienne, « un projet phare », comme celui du 104 rue

d’Aubervilliers » (compte rendu réunion de concertation du 12 décembre 2002), mettant en

parallèle la halle et d’autres projets comme le Lieu Unique (document diffusé par la Cepa lors de la réunion de concertation du 12 décembre 2002).

Par rapport au 104 rue d’Aubervilliers, qui se trouve à 200m de la Chapelle, il y a juste à traverser les voies ferrées, dans le cadre de la Zac Pajol, longtemps il a été question de faire de Pajol, un lieu culturel. Quasiment la même chose que le 104, un 104bis, parce que les gens disaient que de toutes façons, ils ne se déplaceraient pas au 104 rue d’Aubervilliers, que c’était trop loin, c’était de l’autre coté des voies ferrées, c’était un autre quartier. On a eu toutes les peines du monde à leur expliquer que non, on allait pas refaire un 104 rue d’Aubervilliers bis à Pajol parce que c’était pas du tout cohérent, que de toutes façons on a pas les sous pour le faire et que Bertrand Delanoë serait opposé.

Frédéric Bourcier, Chargé de mission au cabinet du maire du 18ème arrondissement

Si la réalisation d’un tel projet était inenvisageable, le parallèle ainsi construit et l’image produite ont sans doute participé à la non-démolition de la halle. Cela révèle plusieurs choses. D’une part, les diverses expériences de requalification de bâtiments industriels ou artisanaux sont de plus en plus connues au-delà du petit cercle des professionnels de l’urbanisme et de l’architecture. Ainsi, les qualités architecturales et patrimoniales et les possibilités de réaménagement de ces espaces sont comprises plus facilement qu’autrefois. Toutefois, le risque aujourd’hui est de vouloir conserver tous les bâtiments industriels, comme si tout pouvait être patrimonialisable. D’autre part, on assiste à un appauvrissement des possibles et des réaménagements imaginables. La médiatisation d’opérations phares de transformation de bâtiments industriels en lieux culturels tend à diffuser et construire une nouvelle norme des requalifications possibles : le seul avenir pour les friches, ce serait la culture. Seul un lieu culturel pourrait avoir un « rayonnement parisien » tout en répondant aux « aspirations

locales » (pour reprendre les termes de la Cepa (Cepa, 2002)). Cette proposition n’était pas

soutenable, mais les associations ont continué à défendre l’idée d’une forte présence d’équipements culturels sur le site, dans l’optique de créer un « cheminement culturel » dans le quartier. Pour cela, ils souhaitent la création de lieux d’exposition et surtout d’une salle de spectacle ou de cinéma. Selon eux, le quartier Chapelle manquerait de lieux de spectacle et ne devrait pas être privé d’équipements culturels sous prétexte de la présence du 104178. C’est pourquoi ils se battent pour obtenir la création d’une salle de spectacle équipée, une « vraie

salle de spectacle », pas une « salle de patronage ».

Jérôme Lazerge: il faut, si on veut pouvoir faire une salle de spectacles, une salle de cinéma qui ne soit pas un truc de patronage, le dîner dominical quand il y a la communion du petit, si on veut autre chose que ça, il faut en prendre les moyens. Siska Pierard : nous donner les moyens.

Jérôme Lazerge : il faut en donner les moyens.

Siska Pierard et Jérôme Lazerge, Association Cactus

178

Au pied de la station de métro La Chapelle se trouve le théâtre des Bouffes du Nord, dirigé par le célèbre metteur en scène Peter Brook. Mais il est vrai qu’il est localisé de l’autre coté du boulevard de la Chapelle, dans le 10ème arrondissement et non le 18ème ! Un cinéma MK2 est situé quai de Seine, au métro Stalingrad.

175

(2) Le gymnase : ce n’est pas une priorité

Développer et investir dans des lieux culturels nouveaux et préserver totalement le patrimoine bâti : tels sont les chevaux de bataille de la Cepa que d’autres éléments du programme peuvent menacer. L’idéal serait de faire rentrer tout le programme sous la halle, or celle-ci n’est pas extensible ! Certaines travées doivent être sacrifiées, mais tous les équipements ne justifient pas une telle démolition, comme par exemple le complexe sportif. Pour les responsables associatifs rencontrés, un gymnase ne serait pas une priorité dans le quartier en regard à la préservation de « l’intégrité de la halle ».

A l’époque où on râlait parce qu’on ne voulait pas le gymnase, on n’en voulait pas sur Pajol. Dans ces deux dernières années de concertation, on avait dit : le gymnase, bien sur, il y a des besoins sportifs. Pourquoi est-ce que vous ne mettriez pas le gymnase à la place de l’école en plastique, provisoire. […] on n’a pas gagné sur tous les plans. Le gymnase, on aurait préféré l’avoir ailleurs. […] Les 7 dernières travées pour construire le gymnase et les équipements sportifs, style… Siska Pierard : arts martiaux, salle de danse. Il y a plusieurs équipements.

Jérôme Lazerge : ça, c’est pas… Bon. Mais l’argument qu’on a toujours réfuté, c’est de dire : il faut que le gymnase soit là pour être à proximité du collège. Siska Pierard : c’était pas très convainquant.

Jérôme Lazerge : c’est pas un argument…

Siska Pierard : sauf qu’on aurait pu mettre le gymnase là-bas [sur la cour du Maroc]…

Olivier Ansart : exactement, nous, c’est ce qu’on avait proposé quand on nous a parlé de gymnase sur Pajol.

Jérôme Lazerge : moi, je l’ai en travers le gosier, ça.

Siska Pierard et Jérôme Lazerge, Association Cactus ; Olivier Ansart, Cepa

La Cepa propose même d’autres sites, arguant que le gymnase doit être plus près des équipements scolaires. Or, à Pajol, le gymnase prévu serait dans la continuité d’un collège, argument qui n’est pourtant « pas très convainquant » lorsqu’il est avancé par l’aménageur.

La création de salles de sports et d’un gymnase sur le quartier est certes nécessaire. Cependant, s’agissant du gymnase, la Cepa est plutôt favorable à la recherche d’un autre site plus approprié que Pajol et plus à proximité des établissements scolaires du quartier.

En effet, nous pensons que la création d’un gymnase de type B à l’intérieur de la halle ne peut être envisagée que si l’on intègre la bande de terrain située derrière le bâtiment côté voies ferrées. Nous suggérons donc d’étudier les emplacements suivants :

- à la place de l’école provisoire située 12, rue de Torcy

- dans le bâtiment SET mitoyen au collège Hébert, rue de l’Evangile.

Cepa, 2003 : 9, surligné dans le texte

Ainsi, la réalisation d’un gymnase, dans un secteur où il y a de réels besoins, une population très jeune et très demandeuse d’équipements sportifs, n’est pas légitime selon les responsables d’associations de riverains. Peut-être n’est-ce pas prioritaire à leurs yeux parce que eux-mêmes ne font pas de sport ou n’ont pas d’enfants ou d’adolescents à la maison ? Cela pose la question de la représentativité et de la légitimité des associations de riverains qui se posent en porte- parole, sachant « poser les bonnes questions » [sic], ce qui suffirait à asseoir leur légitimité. Or une association comme Cactus, particulièrement virulente sur la composante culturelle du

176

dossier Pajol, n’a que vingt adhérents, appartenant à des catégories socioprofessionnelles moyennes supérieures179, et les personnes rencontrées avaient près de soixante ans. Cet exemple est typique des conflits provoqués par la co-présence de différentes catégories sociales dans un quartier en cours de gentrification, où les classes moyennes supérieures s’investissent davantage et font valoir leurs intérêts sous couvert d’intérêt général. Ici, un gymnase « fixe » les jeunes sur le quartier, alors qu’une salle de spectacle les indiffère et pourrait même attirer de nouveaux visiteurs, aux profils socioprofessionnels différents.

b. Des associations de riverains très mobilisées et dynamiques… sauf sur le 104

Vu la mobilisation très forte des riverains tant sur le projet Pajol que sur les Jardins d’Eole, on pourrait s’attendre à une forte implication de leur part sur le 104, rue d’Aubervilliers, projet d’envergure, visant à requalifier l’ensemble du secteur en lui créant une nouvelle attractivité. Or il n’en est rien. Les responsables des associations de riverains sont « actionnaires » du 104 (ils sont adhérents de l’associations des Actionnaires), mais ne sont pas particulièrement engagés sur ce projet. Certes, la concertation est très faible, les informations peu diffusées. Mais justement, il est surprenant que les riverains ne manifestent pas plus de volonté d’être informé. Leur unique préoccupation est de savoir comment articuler leurs propositions et le 104, et qu’on ne leur « vole » pas leur projet de développement culturel180.

Jérôme Lazerge : Il n’a pas dit ce qu’il allait prendre dans notre projet. Il n’a pas dit ce qu’il allait prendre. Moi, je vais faire la mauvaise langue : il n’a pas dit ce qu’il allait prendre dans le projet qu’on avait pour les prendre sur le 104. […] qui est à la recherche d’idées ? On peut lui en donner, mais pas les nôtres. Quand je dis ça, de façon un peu cassante…

Siska Pierard et Jérôme Lazerge, Association Cactus

D’autre part, l’association des Actionnaires du 104 est une association d’associations, dont la plupart sont des associations culturelles ou artistiques. Pour elles, le 104 constitue une opportunité : toutes souhaitent en retirer quelque chose. Leur implication dans les Actionnaires n’est pas neutre: il s’agit de tirer profit du projet. Or le credo des associations de riverains est tout autre : il s’agit plus de groupes de pression dans le cadre de concertation pour orienter les projets dans un sens ou un autre, le plus souvent vers une valorisation « molle » du quartier : améliorer le cadre de vie pour ses habitants et pour eux uniquement, ce qui se traduit par un rejet des opérations de logement et une hantise des bureaux.

La faible mobilisation sur le 104 peut aussi s’expliquer par le fait qu’étant un projet culturel, il ne provoque pas de rejet, il fait consensus181. Il est plus difficile de mobiliser des individus pour travailler avec la collectivité que dans une démarche d’opposition. Dans les autres projets, les habitants s’opposaient à des projets et ont progressivement fait admettre certaines de leurs propositions. C’était, pour eux, une longue et fatigante bataille. Certains sont peut-être lassés, et s’investir sur un projet qui ne dérange pas et sur lequel la Ville s’investit beaucoup, ne leur

179

Parmi les membres fondateurs de l’association, il y a : un médecin psychiatre, un cadre commercial, un architecte urbaniste, un enseignant, une attachée de direction, un consultant en développement économique, un architecte, un directeur d’association, un psychologue clinicien (source : site Internet de l’association :

http://perso.wanadoo.fr/siskapierard/cactus.htm , consulté le 16 novembre 2004).

180

Cactus a développé un projet autour du cinéma. 181

177

parait pas nécessaire. La visualisation et la formalisation du projet, tant qu’elles ne portent pas ombre aux autres, n’inquiètent pas, même si elles suscitent fantasmes, curiosités et envies. L’exemple des Pompes Funèbres montre que la culture constitue une solution de facilité pour les choix d’aménagement dans la ville constituée : objet consensuel, elle mobilise peu les associations riveraines. Sans obstacle politique ou contentieux, l’opération peut être réalisée assez rapidement. Sa rentabilité n’est pas un objectif prioritaire. Cet exemple révèle aussi un manque d’ambition et d’imagination des urbanistes et des architectes. Incapables de s’opposer aux revendications patrimoniales, ils peinent à imaginer des solutions nouvelles pour requalifier les bâtiments industriels. Quel usage autre que la culture envisager ? Ce vide programmatique se manifeste dans un grand nombre d’autres opérations, et l’affichage culturel devient un paravent pour faire accepter les projets. Cet exemple pose également un problème plus général et plus politique : pour qui fait-on la ville aujourd’hui ? A qui sont destinés les équipements créés ? Quels sont les bénéficiaires des politiques d’aménagement ? Sur le secteur Chapelle Stalingrad, parmi les opérations de logements, certains immeubles sont destinés à de l’accession sociale à la propriété. Les associations se battent pour éloigner le gymnase, point de rassemblement de jeunes désœuvrés. Le profil du public du 104 sera constitué de catégories socioprofessionnelles supérieures, évoluant dans un univers cultivé branché, quoiqu’en disent ses promoteurs. L’ensemble de ces projets aura pour effet de rendre plus attractif le secteur aux yeux d’une frange des classes moyennes supérieures parisiennes, et à terme, le changement de la fréquentation et du peuplement du quartier est envisageable. Ici, les cultures off (associations et artistes dans la Halle Pajol, médias off, Cirque Electrique sur la Cour du Maroc, modèles pour la réalisation du 104) servent de marchepied à une politique de peuplement du quartier.

* * *

Ces deux opérations parisiennes (Zac Paris Rive gauche et requalification du quartier Chapelle- Stalingrad) mettent en évidence l’évolution de l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des pratiques culturelles off en une douzaine d’années. Le premier plan d’aménagement de Paris Rive gauche prévoyait de faire tabula rasa par la création d’une vaste dalle. La plupart des quelques bâtiments présents, vestiges de l’histoire ferroviaire et nourricière du secteur, devaient être démoli. Sous la pression des associations de riverains, de protection du patrimoine et d’artistes, l’aménageur a été contraint de préserver et réaffecter ces bâtiments : les Frigos, bien sûr, mais aussi les Grands Moulins, qui accueillent l’université Paris 7, l’usine Sudac, transformée en école d’architecture, et les halles Freyssinet, dont le nouvel usage n’est pas encore décidé. Ces opérations sont mises en avant aujourd’hui pour construire l’image du quartier en tant que nouveau quartier Latin. La culture (et l’éducation) s’est imposée dans le projet comme élément légitime et qualifiant. Dans le cas du 104 et de la requalification du quartier, la culture est instrumentalisée dès l’origine du projet comme élément de valorisation et de légitimation des opérations. La culture off est un outil de sécurisation du secteur, par la présence de ses acteurs (médias alternatifs, associations culturelles) ; le in (le 104) se donne des allures de off produisant des ambiguïtés sur son rôle et son impact sur le secteur. Mais dans les

178

deux cas, les acteurs de la culture off résistent et s’opposent à l’instrumentalisation dont ils sont l’objet, par exemple en faisant traîner les négociations sur les statuts des occupants (Frigos), ou en refusant de quitter les lieux (maison des médias alternatifs, halle Pajol).

Ce type de processus n’est pas unique. De nombreuses villes européennes pourraient illustrer le propos. L’instrumentalisation de la culture off dans les politiques urbaines n’est pas une spécificité parisienne. Le schéma de développement culturel de l’agglomération toulousaine en cours d’élaboration tente d’intégrer les lieux culturels off, comme le squat d’artistes Mix’Art Myris. La Belle de Mai est aujourd’hui le cœur du pôle culturel et multimédia du projet EuroMed à Marseille. A Genève, les squats sont considérés comme un outil de gestion de la crise du logement des jeunes adultes. Dans un autre registre, les villes concourent aujourd’hui pour accueillir les Jeux Olympiques Gays et Lesbiens, symboles du dynamisme et de l’ouverture à la diversité de la ville. Même la très prude Singapour laisse les communautés homosexuelles s’exprimer. Les stratégies d’aménagement des villes développées se ressemblent, mais qu’en est-il dans des contextes urbains, politiques, économiques et sociaux différents ? A Johannesburg, en Afrique du Sud, un quartier central connaît actuellement une requalification massive par la création d’équipements culturels après avoir été le lieu d’émergence d’une culture off transraciale. La culture est-elle là aussi un instrument de politique urbaine et de valorisation des territoires ?

179

IV.

NEWTOWN : LA RECONQUETE DU CENTRE DE

JOHANNESBURG PAR LA REALISATION D’UN

Outline

Documents relatifs