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Le off comme outil d’intégration

B. L’inscription urbaine du off

2. Le off comme outil d’intégration

Plusieurs auteurs ont étudié des modes de socialisation et d’intégration dans des espaces off. Ils n’utilisent pas ce vocabulaire mais des termes comme périphérique ou marginal, interstice ou

intervalle. Ceux-ci évoquent une rupture, une dissociation de l’espace par rapport auquel ils se

définissent : le centre, le cœur, l’espace majeur. Or comme le montre différentes études, ces différents types d’espaces fonctionnent en système, l’un peut servir de passeur, de tremplin vers l’autre.

a. Lieu de socialisation

A première vue, les lieux off symbolisent une forme de marginalité dans la ville, une zone de non-droit, un lieu de concentration d’individus marginaux ou en voie de désocialisation. En réalité, ces lieux sont avant tout des espaces de socialisation. L’espace de la « ville intervalle » constitue un espace de transition où des jeunes en cours de marginalisation peuvent engager un processus de resocialisation par l’apprentissage de codes propres au lieu (Roulleau-Berger, 1991). Socialisation d’abord interne au lieu (il faut apprendre à vivre ensemble), elle devient par la suite un mode d’intégration sociale : la survie du lieu nécessite des négociations et des stratégies d’intégration avec les autres acteurs de la ville (riverains, municipalités, forces de l’ordres…). Le passage par les espaces de la ville intervalle (dont les lieux off) est un mode d’intégration par la périphérie de population en difficultés. A Genève, par exemple, le squat devient une étape quasi-ordinaire du parcours résidentiel des jeunes qui permet l’ajustement dans cette période de flottement existant entre la fin de l’adolescence et l’engagement dans la vie adulte (Raffin, 2002). En d’autres termes, le off est un espace de resocialisation d’individus en voie de marginalisation, leur permettant progressivement de (ré-)intégrer le in.

Fabrice Raffin montre que ce processus de (re-)socialisation dans et par les lieux off prend différentes formes (Raffin, 1998, 2002). Il les analyse à travers la notion de carrière, étant entendu qu’une carrière ne suit pas une trajectoire prédéfinie, mais qu’elle résulte d’une

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accumulation d’apprentissages et de choix individuels au sein d’un collectif (Becker, 1963). Elle concerne l’engagement dans des activités professionnelles et dans des pratiques, déviantes ou non, ici à caractère culturel. La carrière individuelle a un passé, elle s’inscrit dans la globalité de la vie de l’individu. Dans les lieux off, il existe des modes de socialisation spécifiques, c'est-à- dire des modes d’apprentissage de valeurs et de normes propres au lieu off, que les individus intériorisent. Cette socialisation passe par exemple par le développement des compétences culturelles du spectateur. Dans le lieu off, l’individu s’engage dans une carrière de spectateur : c’est la programmation du lieu qui l’attire, tel ou tel genre musical par exemple. Progressivement, il apprendra les codes et les références propres à un sous-genre, devenant un amateur éclairé, un spectateur informé. Dans certains cas, la fréquentation assidue du lieu amène l’individu à jouer d’autres rôles, d’autres fonctions : de spectateur-consommateur, il passe de l’autre coté du miroir. Il s’engage plus dans la vie du lieu, en aidant au collage d’affiches ou au nettoyage après les concerts, en devenant barman, en apportant des compétences techniques spécifiques comme la régie, etc.… Il devient un spectateur-acteur du lieu off. Certains vont même progressivement acquérir des compétences techniques leur offrant de meilleures perspectives d’insertion professionnelle. Fabrice Raffin évoque l’exemple d’un jeune homme qui, boucher de formation, a appris les techniques de la régie scénique en fréquentant assidûment un lieu off, et en a fait sa profession.

b. Lieu de travail

Le off est un lieu de travail et de formation professionnelle, c’est aussi un espace économique productif qui peut fonctionner en système. L’équipe de Hatzfeld considère même ces espaces urbains « interstitiels » comme des nouveaux modèles d’organisation du travail. En effet, ils utilisent les interstices urbains31 comme analyseurs de deux phénomènes : d’une part, les problèmes d’adaptabilité de l’emploi dans contexte socio-économique actuel, d’autre part, les réponses à ces problèmes produites aux marges de la ville (Hatzfeld, Hatzfeld et al., 1998). Ils ont étudiés trois exemples : le réseau de sous-traitants de l’industrie textile dans le 10ème arrondissement de Paris, la création d’activités de survie (comme la petite mécanique automobile) dans le quartier de la Rose des vents à Aulnay-sous-bois, et l’organisation d’un système de production culturelle à Montreuil. Ce dernier exemple est ici le plus intéressant. Dans le secteur du Bas-Montreuil, parmi les nouveaux arrivants, se trouvent de nombreux jeunes professionnels des métiers artistiques ou para-artistique (graphisme, design, audiovisuel) et d’artisanat d’art (costumière, menuisier). Il ne s’agit pas d’individus en début de carrière, mais de professionnels déjà bien insérés dans un tissu de relations professionnelles. Si le hasard et des critères de localisation « classiques » (prix, accessibilité) ont motivé leurs choix d’installation, d’autres éléments les ont guidés vers ce secteur géographique particulier. D’abord, Montreuil étant une ancienne ville industrielle, de nombreuses usines ou locaux artisanaux sont vacants. Or ce type de locaux (outre le fait qu’après transformation en loft, ils

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On peut rapprocher la notion d’interstice urbain au off car comme l’indiquent les auteurs, l’interstice urbain est un espace mineur, qui n’existe que dans son rapport à l’espace majeur qui l’entoure et le défini. L’espace majeur serait le in, l’espace mineur, le off. Cette analogie est justifiée par le fait que selon les auteurs, ces deux espaces ne peuvent être conçus comme deux espaces séparés, au contraire il y a un tissu dense de relations entre les deux. L’interstice urbain n’est pas un espace anti-ville, anti-travail, anti-normes.

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confèrent à leur habitant un certain prestige) sont modulables et peuvent être adaptés aisément aux besoins spécifiques d’activités non conventionnelles. Ensuite, la présence d’autres membres des réseaux professionnels attire de nouveaux venus, enclenchant un processus de concentration. Dans les milieux culturels, la frontière entre vie professionnelle et vie privée est poreuse : les collègues, les partenaires sont également des amis. La proximité géographique professionnelle favorise (et facilite) aussi la vie quotidienne. On assiste à un processus d’entre- soi à forte dimension symbolique, qui peut amorcer un processus de gentrification. Ceci est amplifié par les conséquences des modes d’organisation de la production culturelle. La proximité géographique fluidifie, rend plus efficace et plus supportable, une organisation du travail basée sur la précarité, la flexibilité, la confiance, l’interconnaissance. L’organisation économique de la production dans ces interstices urbains rappelle les théories de la spécialisation flexible et des systèmes productifs locaux. Comme il a été expliqué précédemment, la production culturelle s’accommode d’un mode de production flexible, territorialisé, et très spécialisé. Dans ce cadre productif, le recours au off parait être un choix économique rationnel. Mais pour ces professionnels, s’installer à Montreuil c’est aussi affirmer une distance par rapport à l’espace in de la création culturelle, en particulier dans l’audiovisuel dont les principales entreprises se concentrent dans l’ouest parisien. Travailler et vivre à Montreuil, c’est revendiquer un ancrage dans un « espace de production intermédiaire », qui se distingue à la fois des espaces centraux d’autocélébration du monde du spectacle, et des espaces de la production de masse. En ce sens, Montreuil est un espace off de la production culturelle parisienne (Hatzfeld, Hatzfeld et al., 1998).

c. Lieu urbain

L’installation d’un lieu off ne se fait pas sans conflits. Les riverains leur reprochent de nombreuses nuisances : le bruit, la saleté, des graffitis et autres formes de marquage territorial, des activités nocturnes, des attroupements… Par exemple, F. Raffin note une divergence dans les récits concernant l’installation du Confort Moderne à Poitiers. L’association revendique son inscription dans l’histoire du quartier ; l’installation ne serait qu’une étape d’une évolution continue, sans heurts. Les riverains, par contre, vivent cette installation comme une intrusion, une rupture dans la vie de leur quartier : le changement d’activité32 provoque une croissance de la fréquentation à des horaires différents (la nuit plutôt que le jour, le week-end plutôt que la semaine) (Raffin, 1998).

L’intégration urbaine et l’acceptation du voisinage sont progressives et sont concomitantes d’un processus d’institutionnalisation du lieu off par les instances municipales. Au début, le lieu off est stigmatisé. La drogue (et les attroupements) est le principal élément de stigmatisation du lieu et de conflit avec le voisinage. Du point de vue des autorités, on assiste généralement à un relatif laisser-faire. Les alentours du lieu cristallisent les problèmes liés au trafic de drogues. Le problème, circonscrit à un petit secteur, est plus facile à contrôler et à gérer. Si au début, le lieu est stigmatisé par les discours politiques, peu à peu, la puissance publique se l’approprie dans une optique gestionnaire : la territorialisation du trafic de drogues facilite sa gestion sanitaire et policière. Les lieux off sont utilisés comme des moyens de connaissance et de contrôle de

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pratiques déviantes par les autorités publiques. Dans un second temps, les villes intègrent le lieu à leurs politiques, par exemple par le versement de subventions. Elles reconnaissent et encouragent la qualité des production et le rôle d’insertion sociale de ces lieux. L’attitude de la municipalité genevoise vis-à-vis de l’Usine (squat dont elle est propriétaire) a affermi l’institutionnalisation du lieu. En 1992, la municipalité a soutenu l’association gestionnaire de l’Usine dans un procès qui l’opposait à un promoteur immobilier. Pour la municipalité, il s’agissait de stopper l’avancée du quartier d’affaires et de promouvoir un développement urbain par des équipements culturels (elle avait notamment transféré un musée à proximité). C’est aussi une façon de reconnaître le rôle d’animateur de l’Usine, valorisant le secteur (Raffin, 1998).

3. Le off au cœur du paysage culturel berlinois

A partir d’une analyse de la géographie des lieux culturels berlinois, Boris Grésillon montre l’importance de la culture off dans le dynamisme culturel berlinois (Grésillon, 2002). Les spécificités culturelles de cette ville, et notamment la place importante qu’y occupent les scènes

off, s’expliquent en grande partie par son histoire récente. Pendant 40 ans, la ville a été coupée

en deux. Elle a servi de symbole et de lieu de représentation de deux régimes politiques antagonistes, qui se sont chacun mis en scène à travers une politique culturelle volontariste. De part et d’autre du Mur ont été créées de grandes institutions culturelles nationales : Opéras, Théâtres, Orchestres, Ballets Nationaux. Parallèlement, Berlin Ouest, par son statut particulier, a accueilli, surtout dans les années 1970, de nombreux jeunes, dont beaucoup étaient réfractaires au service national. Ceux-ci ont mis en œuvre des projets artistiques et des projets de vie alternatifs, d’où la création de nombreux squats et lieux autogérés, notamment dans le quartier de Kreuzberg, quartier central, proche du mur… Dans le même temps, à l’Est, des artistes, non- officiels, se produisaient dans des lieux « underground » (cave) ou « upperground » (dans des appartements privés), en marge de la culture d’Etat. Ils créaient ainsi de véritables interstices de liberté artistique dans la ville. Au moment de la réunification, la ville proposait une offre culturelle exceptionnelle. Du coté de la culture in ou officielle, beaucoup de lieux nationaux (théâtres, opéras…) ont fait double emploi. Certains, pour des raisons budgétaires ont fermé. Du point de vue des scènes off, les artistes se sont retrouvés et ont investi les quartiers dégradés du centre Est de Berlin. Mais progressivement, par un processus de gentrification et de normalisation, les lieux off, pour survivre, se sont soit adaptés à un public plus large, plus « conventionnel », soit déplacés vers des quartiers non requalifiés, plus périphériques.

Selon B. Grésillon, à Berlin, aujourd’hui, ces lieux off sont des précurseurs de transformations de la ville, par un processus de revalorisation symbolique des sites, conduisant à leur requalification, d’une part, et à leur montée en puissance comme lieu touristique, d’autre part33. C’est par l’importance de cette scène off, que Berlin est aujourd’hui une métropole culturelle de « création » reconnue internationalement. Le foisonnement créatif et novateur constitue un des éléments clés de son identité et de son image de marque. Le off devient un élément de distinction de la ville, de construction de son identité, de différenciation et de qualification de Berlin dans la concurrence interurbaine entre l’ensemble des autres villes culturelles

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Le Confort Moderne était une usine d’électroménager. 33

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allemandes et aussi parmi les métropoles culturelles internationale. Cela alors que Paris s’enferme dans un rôle de « ville de consécration » pour lequel l’absence de scènes off tend à devenir handicapant (Grésillon, 2002). La réaction de l’actuelle municipalité socialiste face à l’émergence de nouveaux lieux culturels off, tels que des squats d’artistes, ainsi que sa politique culturelle, doivent être analysées en écho à ce constat.

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IV.

LES SQUATS D’ARTISTES : FORME

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