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Instrumentalisation de la culture dans les projets urbains

Vers l’instrumentalisation de la culture off dans les politiques

C. La culture comme stratégie urbaine

3. Instrumentalisation de la culture dans les projets urbains

La création de nouveaux équipements correspond souvent à la disponibilité de terrains centraux.

a. Faire la ville sur la ville

Parallèlement à la poursuite de l’urbanisation et à l’étalement urbain, les villes se reconstruisent dans leurs territoires centraux. Si pendant longtemps l’action sur les territoires construits a procédé par rénovation urbaine stricto sensu, c'est-à-dire démolition-reconstruction massive, d’autres modalités d’intervention existent pour concevoir de nouveaux aménagements. « Faire la ville sur la ville » et respecter les tissus urbains deviennent les mots d’ordre des opérations de réhabilitation urbaine. Sous la pression d’associations de sauvegarde du « patrimoine », la démolition devient tabou tant elle déclenche critiques et protestations73. D’autre part, des

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Saez fait le parallèle entre TGE et TGV : toutes les villes veulent s’en doter car elles espèrent qu’il leur permettra d’entrer dans le club des villes équipées en TGE/TGV et leur ouvra les portes de la gloire et du développement. Mais comme pour le TGV, les effets d’entraînement et multiplicateurs du TGE ne sont pas automatiques, et ses effets sur le développement économique et urbain dépend du contexte local et des autres stratégies mises en œuvre.

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On qualifie souvent ce type de réaction de nimbyisme, en référence au protestation face à l’implantation d’équipements générant des nuisances aux riverains (« not in my backyard »).

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possibilités foncières nouvelles s’offrent aux villes, grâce auxquelles elles peuvent mettre en œuvre de vastes opérations de régénération urbaine74. L’augmentation du nombre de terrains en friches procède de plusieurs phénomènes. D’une part, la désindustrialisation à l’œuvre depuis une trentaine d’années, provoque la délocalisation et la fermeture de nombreuses usines, voire de vastes complexes industriels. Cela s’accompagne souvent d’une grave crise économique : chômage, misère, pauvreté…. Dans la région Nord-Pas-de-Calais, le problème des friches et de la désindustrialisation, notamment dans le bassin minier, est crucial. Il oblige à innover tant en matière de programmation urbaine (que faire dans de si vastes emprises ?) qu’en matière économique et technologique (quel devenir pour des bassins sidérurgiques dans une société post-industrielle ?). De plus, ces sites sont souvent très pollués ce qui complique leur requalification. Dans ces cas extrêmes, si les friches urbaines constituent des opportunités foncières immenses, elles sont surtout des casse-têtes urbains pour les villes, d’autant plus que ces collectivités, avec le départ des entreprises, perdent une grande partie de leurs sources de revenus.

Dans un autre registre, en France (et ailleurs), le besoin pour les collectivités publiques de trouver des ressources financières autrement que par la fiscalité les a conduit à valoriser leur patrimoine immobilier. La restructuration des services de l’Etat (suite à la baisse des effectifs liés à la décentralisation et la Réforme de l’Etat) permet de justifier leur relocalisation et d’exploiter les potentiels immobiliers du domaine privé de l’Etat (généralement très bien situé). D’autre part, depuis la scission de la SNCF en deux entreprises (Réseaux Ferrés de France et Société Nationale des Chemins de Fers), on assiste à une réorganisation des services et des activités, qui rendent caduques certaines installations ; une des missions de RFF est la valorisation du patrimoine ferroviaire. Or beaucoup d’emprises se situent dans les centres-villes, à proximité des gares : c'est-à-dire des localisations exceptionnelles, potentiellement très valorisables. Beaucoup de collectivités locales ont mis en oeuvre des projets de régénération urbaine sur ces sites dans l’objectif de requalifier ces territoires urbains centraux, participants à de véritables stratégies de développement urbain. En France, Lille est pionnière avec la création d’Euralille concomitante à la création d’une gare TGV. Mais on pense également à la ZAC Paris Rive gauche, où la ville a mis en place un partenariat privilégié entre la Sncf et la société d’aménagement (Semapa). De même, la valorisation du patrimoine immobilier du Ministère de la Défense promet un gisement potentiel de terrains urbanisables.

Ces espaces délaissés possèdent des qualités particulièrement recherchées par les aménageurs : • leur localisation souvent centrale, du moins pour les friches ferroviaires ;

• la maîtrise foncière : ces sites appartiennent à un propriétaire unique ou à peu de propriétaires différents, et qui plus est, souvent une collectivité publique ;

• leur emprise : de taille très vaste, ils offrent la possibilité de proposer des projets d’envergure qui peuvent réorganiser et reconfigurer complètement le territoire.

Certains « maires-batisseurs » ont su profiter de ces occasions pour lancer des projets innovants et de grande ampleur. On remarque que souvent dans ces projets, un équipement culturel

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Ici, on préférera parler en terme de régénération urbaine, même si c’est un anglicisme, car le terme renouvellement urbain fait aujourd’hui référence en France à un type particulier d’intervention publique dans les quartiers défavorisés dans le cadre de la politique de la ville.

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d’envergure, à l’architecture monumentale, porte l’image de l’opération et en devient le porte- drapeau75.

b. La culture comme outil de projet urbain

Dans un contexte de concurrence interurbaine internationale, certaines villes ont mise en œuvre des politiques urbaines ambitieuses pour signifier leur dynamisme et leur différence. Dans ces exemples, la culture est instrumentalisée au bénéfice d’une stratégie urbaine globale. La réussite d’un tel pari nécessite une vision stratégique d’ensemble et non pas la simple juxtaposition de projets et d’équipements. Ainsi, la culture est l’outil, et non pas la finalité, de plusieurs projets (opérations de régénération urbaine ou grands événements).

(1) L’effet Guggenheim ?

La création d’un grand équipement culturel dans le cadre d’un projet de régénération urbaine porte plusieurs ambitions ; la culture devient l’alibi d’une opération urbaine d’envergure. L’expérience du musée Guggenheim de Bilbao est en cela exemplaire. Par son architecture ambitieuse et originale créé par Franck O. Gehry, il est la figure de proue d’un projet de revitalisation urbaine très vaste où sont en jeu l’organisation du territoire, la requalification de friches portuaires et l’affirmation de l’identité basque. Outre l’attention portée à l’architecture et au design urbain, Bilbao (comme Barcelone) pose les jalons d’un nouveau mode de planification stratégique et de partenariat public-privé (Gomez, 1998; Plaza, 1999; Chadouin, Godier et al., 2000; Masboungi, 2001; Vicario, Martinez, 2003). Sa réputation et ses effets induits en matière de développement urbain sont connus au-delà du petit milieu spécialisé de l’urbanisme et de l’architecture. Les débats suscités en France d’abord par la décision d’installation du musée d’art contemporain de la fondation Pinault sur les anciens terrains Renault de l’île Seguin, puis l’abandon du projet par le milliardaire, se comprennent en regard d’expériences précédentes comme Bilbao. Ces débats témoignent aussi d’une compréhension largement partagée des enjeux et intérêts portés par un tel projet. Toutefois, alors que le Musée Guggenheim est un élément de valorisation pour l’ensemble de la ville de Bilbao, le projet Pinault n’aurait servi à qualifier qu’un territoire limité : celui du projet de requalification des terrains Renault. La différence d’échelle explique peut-être pourquoi les pouvoirs publics ne semblent pas avoir trop insisté pour conserver la fondation Pinault. Par ailleurs, ces nouveaux grands équipements culturels sont également l’occasion d’investissements (souvent publics) dans des projets de construction qui bénéficient plus à l’industrie du bâtiment qu’aux activités culturelles proprement dites ; dit autrement, les effets multiplicateurs de l’investissement en matière culturelle, comme tout projet d’infrastructures, passent d’abord par la dynamisation du secteur de la construction.

Ces grands projets marquent également la transformation du rôle des musées : avant, lieu d’exhibition des œuvres d’art et d’éducation, ils deviennent des lieux de consommation

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Parmi les opérations les plus connues en France (hors de Paris), on peut citer : l’Opéra de Lyon réhabilité par Jean Nouvel, le Carré d’art, à Nîmes, réalisé par Norman Foster, …

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culturelle76 avec des objectifs de rentabilité économique (les boutiques et cafétérias génèrent des revenus souvent plus importants que les entrées), voire des prétextes à de véritables centres commerciaux ciblés (par exemple, le Carrousel du Louvre) (Van Aalst, Boogaarts, 2002). Afin de fidéliser leurs visiteurs (ou devrait-on dire leur « clientèle ») ils organisent régulièrement des expositions événementielles. Eléments-clés de l’attractivité d’une ville dans un contexte de massification du tourisme urbain, certaines villes créent des « clusters » de musées, simplifiant ainsi la visite des touristes qui trouvent toutes les commodités nécessaires dans un petit périmètre. Plus que des quartiers culturels, ces sites deviennent de véritables pôles de loisirs où la culture n’est qu’un prétexte. Ces quartiers de musées préfigurent-ils les parcs d’attraction du XXIème siècle ? D’autre part, les acteurs privés participent de plus en plus à la réalisation de ces mégaprojets, via le mécénat (dans certains musées, à l’entrée se trouve la liste des mécènes, souvent classés selon le montant de leur donation). Quelques musées et équipements culturels sont mêmes les réalisations d’une fondation ou d’un entrepreneur dans une posture de bourgeois mécène, les plus célèbres sont les musées Guggenheim (qui devient même une « marque » de musée, essaimant jusque dans les casinos de Las Vegas) (Strom, 2002). Par ailleurs, les choix de localisation des sièges sociaux des entreprises multinationales de divertissement, de médias et d’industries culturelles participent d’une stratégies de mise en scène de l’entreprise par une localisation emblématique, comme par exemple Walt Disney à Times Squares (Sassen, Roost, 1999).

(2) Capitale européenne de la culture

Etre désignée Capitale Européenne de la Culture peut être pour une ville l’occasion d’organiser une stratégie de développement urbain et économique autour de la culture (Sjohlt, 1999). Ce label permet, pendant une année, d’associer la ville à un projet culturel ambitieux. Ce projet peut s’adosser à des opérations de requalification urbaine : travail sur les espaces publics et le patrimoine, création d’équipements. Toutefois, rares sont celles qui ont su se saisir de cet événement pour redéfinir une stratégie urbaine. Parmi les villes capitales de la culture, Glasgow a su profiter de l’année 1992 pour consolider et médiatiser sa politique de régénération urbaine, tout en mettant en lumière sa scène artistique et ses créateurs (Booth, Boyle, 1993). Plus récemment, Lille, après une tentative malheureuse à la candidature pour l’accueil des Jeux Olympiques de 200477, a su profité d’une dynamique de projet forte mobilisant l’ensemble des acteurs locaux pour proposer et mettre en œuvre un véritable projet d’agglomération (voire de région) au travers l’événement Capitale Européenne de la Culture (Rosemberg, 2000). Pour notre propos, l’aspect le plus intéressant de la programmation de cet événement est la création des Maisons-Folies. Il s’agissait de créer dans plusieurs quartiers populaires de la métropole et de la région des lieux culturels dont le fonctionnement s’inspirait fortement des Nouveaux Territoires de l’Art (Naze, 2003), comme la Condition Publique à Roubaix et la Maison Folie de Wazemmes. Ici, l’événement a été l’occasion de concevoir des lieux culturels d’un nouveau

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A cet égard, le Getty Museum de Los Angeles (gratuit) représente l’archétype d’une conception consumériste et post moderne du musée où sont recrées des pièces de châteaux européens, côtoyant une collection hétéroclite de peintres impressionnistes.

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En effet, d’autres grands événements internationaux, en particulier les Jeux Olympiques, sont l’objet d’une vive compétition car ils offrent une audience plus large, mais ils nécessitent également des investissements plus massifs.

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genre, articulant ambition architecturale78, résidence d’artistes, équipements de proximité et animation de quartier. Créés pour l’événement, ces lieux existent toujours et prolongent la dynamique de l’événement. Pour la municipalité, le discours sur la culture est aujourd’hui utilisé pour promouvoir le nouveau plan d’urbanisme (« Un nouvel art de ville: le projet urbain de Lille ») et la maire, Martine Aubry, pose la culture au cœur de son projet politique (ou du moins du discours sur son projet politique : Aubry, 2004). En d’autres termes, le concept des Maisons-Folies, et l’ensemble du projet culturel de Lille 2004, est une forme d’intégration d’une logique off (les lieux émergents) dans un projet in (un événement métropolitain d’envergure).

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Mener une stratégie culturelle innovante semble nécessaire pour le développement d’une ville. Toutefois, il convient de rester prudent et ne pas surestimer les retombées économiques de telles stratégies. Parvenir à construire une image positive de la ville, développer l’industrie touristique, attirer des investissements et renforcer sa position dans la compétition interurbaine nécessitent la réunion de conditions préalables : une volonté et un consensus politiques, l’existence de milieux culturels locaux, des financements et des partenariats publics et privés (Bianchini, 1993 ; Griffiths, 1995). A l’avenir de telles stratégies seront-elles toujours payantes ? Les villes qui se lancent aujourd’hui dans la bataille culturelle n’arrivent-elles pas trop tard ? Le positionnement sur de nouvelles niches (comme le off) peut-il servir de pis-aller ? Les trois exemples suivants mettent en évidence différentes modalités d’instrumentalisation du

off par le in. Les deux premiers sont parisiens. Les Entrepôts Frigorifiques, dits Frigos,

transformés en ateliers par des artistes, constituent un exemple d’intégration tardive d’un lieu off dans un projet urbain, à la suite d’une négociation longue et conflictuelle. Le projet de requalification des Pompes Funèbres (19ème arrondissement) s’inspire des lieux off pour esquisser un nouveau mode d’action publique par la création d’un lieu culturel innovant. Il s’inscrit dans un quartier où les pratiques culturelles off ont été utilisées pour pacifier le secteur. Le troisième exemple, plus exotique, est la requalification d’un quartier culturel à Johannesburg (Afrique du Sud), où le off sert de justification à des délogements de population et à une hausse de standing. Les trois exemples traités ont été l’objet d’enquêtes de terrain alliant des entretiens approfondis avec différents acteurs des projets (voir la liste des entretiens en annexe), la consultation de différents documents ayant trait à l’aménagement du site, et des revues de presse. Au-delà de la problématique centrale du rôle du off dans les dynamiques urbaines, ces trois exemples abordent d’autres enjeux urbains contemporains : les limites de la patrimonialisation, la conception française de la concertation et la place des associations, le vide programmatique et le manque d’imagination des aménageurs, les risques de la transposition des modèles d’action.

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La Maison Folie de Wazemmes est devenue le symbole de l’événement, médiatisée dans de nombreuses revues d’architecture.

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II.

LES FRIGOS : DE LA RESISTANCE A LA

NEGOCIATION

Le premier exemple est celui des anciens Entrepôts Frigorifiques, transformés progressivement en ateliers d’artistes et d’artisans, qui ont été intégrés à une vaste opération d’aménagement, la Zac Paris Rive gauche. Ce petit groupe d’artistes, plus ou moins organisé, va s’imposer dans l’opération, obtenir un certain nombre de concessions de la part de la Ville, et faire traîner d’autres programmes. L’histoire de cette conservation révèle l’évolution de l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des lieux off, et plus généralement, la place aujourd’hui de la culture dans les sociétés urbaines.

L’histoire de la Zac met en lumière l’ensemble de ces enjeux. Malgré l’implantation d’un équipement culturel important (et imposant), la Bibliothèque Nationale, il n’avait pas été envisagé de créer un pôle culturel fort à Paris Rive gauche. Dans les premiers projets d’aménagement, pas d’autres équipements culturels n’étaient prévus ; la culture n’était pas comprise comme un enjeu urbain. Progressivement, suite à la résistance des occupants des Frigos, à l’implication des associations locales et à l’arrivée de nouveaux opérateurs culturels (le multiplex MK2, les galeries d’art de la rue Louise Weiss), le programme de la Zac a été ajusté, prenant en compte des dynamiques sociales fortes. Le cas des Frigos montre aussi la difficulté, pour une collectivité publique, d’agir fermement contre des artistes. En effet, la destruction de ce lieu occupé par les artistes est devenue impossible. Par leur charge symbolique (et médiatique), les Frigos deviennent un véritable enjeu politique, se transformant en cas insoluble. En d’autres termes, les acteurs de ce lieu off menacé de démolition, ont mis en œuvre différentes stratégies de résistance face aux pouvoirs publics. Progressivement, par son ancienneté sur le site, son implication dans le quartier et sa communication, ce lieu off devient inexpulsable, forçant la municipalité à inventer des solutions nouvelles qui le rendent in.

Les conflits entre les occupants des Frigos et l’aménageur s’inscrivent dans l’histoire de ce projet urbain qui n’a pas su se servir de la culture off. Pourquoi et comment la Ville de Paris a-t- elle pris à la décision de conserver le bâtiment des Entrepôts Frigorifiques, voué initialement à la démolition ? Pourquoi, après huit années de concertation, les problèmes posés par cette conservation (la délimitation du parcellaire et le statut d’occupation) tardent-ils tant à être résolus ? Après avoir présenté le contexte d’aménagement de la zone, nous répondrons à ces deux questions en montrant comment la Ville et la Semapa se désengagent progressivement de la concertation sur le 91, quai de la Gare, en transformant un problème d’aménagement en objet de politique culturelle79.

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Pour cette étude de cas, nous avons réalisé des entretiens avec différents acteurs (responsables associatifs, aménageur, ville, garant de la concertation) ; nous avons consulté les documents de planification et de présentation des enquêtes publiques sur les différentes versions du Paz, ainsi que les comptes-rendus des réunions de concertation du groupe « 91 » ; nous avons également réalisé une double revue de presse : sur la presse « classique » (le Parisien, Le Monde, le Figaro, Libération, les Echos) et sur le journal édité par la Semapa, qui est un outil de communication sur le projet.

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