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Dimension politique : le off et la nébuleuse « alter »

A. Le système in/off

3. Dimension politique : le off et la nébuleuse « alter »

On ne peut pas nier une dimension politique aux expressions de la culture off. Même si là n’est pas notre propos, il convient d’énoncer quelques liens et références politiques des milieux culturels off aujourd’hui, pour comprendre comment ils s’inscrivent dans le champ de la production culturelle.

La critique du néolibéralisme est un point central du discours des milieux off. L’« altermondialisme » peut ici servir de parallèle politique intéressant avec le milieu culturel

off. D’abord, le choix des mots : d’anti-mondialisation, les différents mouvements sont devenus

« alter »-mondialisation. Ils soulignent ainsi que ce n’est pas le processus de mondialisation au sens socioculturel d’ouverture aux autres cultures qu’ils critiquent, mais sa forme économique et politique. La liberté de circulation et la diffusion des droits de l’homme propres à une vision humaniste de l’internationalisme s’opposent à l’ouverture des marchés, la fin des barrières commerciales et les « diktats » des organismes économiques internationaux et des accords de libre-échange. Il ne s’agit pas de sortir du système mondial mais d’en redéfinir collectivement les règles, de proposer une alternative. En France, les principales figures de ces mouvements n’agissent pas en dehors du monde social et politique, mais au contraire, tentent de l’infléchir de l’intérieur (par exemple, beaucoup d’adhérents d’Attac sont également militants socialistes). Comme pour le in et le off culturel, en politique, le in puise de nouvelles idées dans le off (la taxe Tobin promu par Attac est soutenue par L. Fabius ; reprise et transformée par J. Chirac, elle devient taxe sur les billets d’avion) ; le off construit sa légitimité par des moyens in (la participation aux élections nationales des partis d’extrême gauche ou aux élections locales pour des listes « alternatives, citoyennes et associatives ») ; le off devient in (le mouvement écologiste s’institutionnalise en devenant un parti politique de gouvernement) ; et un off du off s’ancre dans une démarche d’opposition radicale (les « blacks blocs » anarchistes sèment le trouble dans les manifestations). Le off participe et alimente le système politique qu’il souhaite réformer mais dont il a besoin pour exister.

Les acteurs des milieux off font souvent référence à des auteurs d’extrême gauche ou anarchistes, par exemple lorsqu’ils décrivent leurs espaces comme des Zones d’Autonomie Temporaires (ou Taz en anglais (Bey, 1997)). Fortement inspirées des milieux anarchistes, les Taz ont comme objectif non plus la révolution pour un état d’autonomie permanent,

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Dans un autre registre, l’économie urbaine des villes en développement, où les activités informelles ont une place importante, fonctionnent aussi comme un système in (économie formelle) / off (économie informelle). Les activités économiques dites informelles sont (ou peuvent être) totalement en lien et intégré à l’économie globale (l’activité informelle étant la forme extrême d’externalisation, de flexibilisation et de précarisation de l’activité). Dans ce sens, l’informel n’est pas à la marge de l’activité et de l’économie globale mais en est partie prenante. L’informel sert de variable d’ajustement face aux fluctuations économiques (Roy, Alsayyad, 2004).

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empiriquement contredit, mais un soulèvement temporaire, permettant d’expérimenter l’autonomie dans un cadre extraordinaire. Ainsi, le off représente un espace de transgression, créant ses propres règles basées sur le collectif et l’autogestion, où l’on peut échapper momentanément aux règles sociales, une échappatoire et un exutoire, au cœur de la Cité, au cœur d’une société normée dans laquelle l’individu peut replonger immédiatement. Par exemple, les free-parties constituent une Taz, le temps d’un week-end. La Taz peut-être à visée hédoniste et jouissive (les free parties) ou politique. Cette idée d’« insurrection temporaire » inspire certains mouvements anti-néolibéralisme dans leurs actions politiques, par exemple dans les manifestations contre le G7 ou l’OMC à Gènes ou Seattle, où des commandos anarchistes ont provoqué des troubles violents. Elle peut à l’inverse prendre une forme pacifiste quand, par exemple, les écologistes des mouvements Reclaim the Street plantent des graines et des arbres dans les rues de Londres. L’idée du off s’adapte bien à cette vision politique (et parfois poétique) de l’action car elle justifie et théorise le passage entre l’univers du quotidien (le in) et la fête extraordinaire, le happening, l’événement libérateur (le off)29. D’autres raisonnent en

termes de « multitudes » ou de « rhizomes » pour décrire et expliquer les liens et soutiens existants entre des groupuscules foisonnants.

Par ailleurs, Isabelle Sommier souligne que les nouveaux mouvements sociaux sont plus tournés vers les questions du cadre de vie que vers les problèmes socio-économiques. Leurs actions sont non conventionnelles et favorisent les dimensions ludiques et spectaculaires. L’engagement individuel dans ces mouvements prend de nouvelles formes, valorisant l’ego. Le militant ne s’engage pas pour faire valoir ou obtenir des droits ou des avantages catégoriels, mais cherche à « se réaliser ». L’engagement militant est un moyen de construction de soi (Sommier, 2001). Un élément fondamental à relever dans ces « mouvements » sociaux, c’est le mélange des types de revendications : à la fois politiques, sociales mais aussi culturelles, au sens de la création artistique mais aussi de la reconnaissance des droits culturels des minorités. Beaucoup redoutent l’imposition de modèles socioculturels dominants (une occidentalisation du monde), face auxquels il conviendrait de développer des stratégies de résistance : le respect des identités locales passerait par la défense de la culture des minorités. En France, cela se traduit par la valorisation des terroirs : la sauvegarde de la diversité gastronomique serait le gage du maintien d’une identité nationale. Cette vision naturaliste de la culture (à travers lesquels les extrêmes se rejoignent) est discutée par certains auteurs selon qui, au contraire, l’articulation entre local et global induit non pas une homogénéisation du monde mais une hybridation des genres, des pratiques sociales et culturelles (Appadurai, 1996). Les acteurs locaux s’approprient et réinterprètent les éléments des flux globaux (par exemple, en créant un soda Mecca Cola) et inversement, les acteurs globaux s’adaptent aux réalités locales et modifient leur pratiques ou leur produits (MacDonald propose des hamburgers casher en Israël). Les migrants réinventent et

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« Elle occupe provisoirement un territoire, dans l’espace, le temps ou l’imaginaire, et se dissout dès lors qu’elle est répertoriée. […] La TAZ est comme une insurrection sans engagement direct contre l’Etat, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’Etat ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou dans l’espace. […] Le soulèvement est comme une expérience maximale, en opposition avec le standard de la conscience ou de l’expérience. Les soulèvements, comme les festivals, ne peuvent être quotidiens. Mais de tels moments donnent forme et sens à la totalité d’une vie… Le soulèvement représente une possibilité beaucoup plus intéressante, du point de vue d’une psychologie de la libération, que toutes les révolutions réussies. » (Bey, 1997)

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idéalisent leur pays et culture d’origine par de multiples influences. Selon A. Appadurai, le travail de l’imaginaire produit de nouvelles identités culturelles (Appadurai, 1996, 2002). Enfin, dans une certaine mesure, on peut considérer que la culture off fait le lien entre la critique sociale et la critique artiste (Chiapello, 1998). La critique artiste de la société moderne émerge avec la période romantique au XIXème siècle ; elle dénonce le risque de domination de la vie quotidienne par la productivité, l’utilitarisme et le rationalisme, et valorise au contraire l’imagination et l’individualisme. Elle s’oppose à la critique sociale par sa dimension aristocratique et anti-démocratique qui s’explique à l’époque par l’origine aristocratique des premiers artistes romantiques (Heinich, 2005). La figure sur laquelle s’acharne la critique artiste est celle du bourgeois, en particulier du petit bourgeois provincial, à la vie étriquée et à la morale castratrice. Au XIXème siècle, la critique sociale, elle, s’ancre dans une conception positiviste du progrès et de la modernité : le rationalisme et le matérialisme sont des supports de la démocratisation dont l’ensemble des individus tireraient bénéfices. Aujourd’hui, la critique

off reprend certains traits de ces deux formes de critiques en valorisant la démocratie et les

vertus émancipatrices de l’imaginaire, et critiquant par contre l’individualisme et le progrès.

4. Le off : une alternative à la société de consommation ?

Le positionnement contre l’industrie culturelle et contre la société de consommation est un pilier des mouvements contre-culturels. Dans les années 1960, ils s’opposent à la consommation de masse qu’ils accusent de détruire les valeurs et de transformer la société au bénéfice des entreprises. Aujourd’hui, la diffusion planétaire des produits et des marques globaux entraîne un changement d’échelle de la contestation. Dans un ouvrage de référence pour les mouvements

off, Noami Klein, journaliste canadienne, vilipende les grandes entreprises globales, en

particulier celles qui s’adressent au consommateur par des marques reconnaissables par un logo, un slogan, un produit. Ces grandes marques contrôlent l’ensemble de la chaîne de la vie du produit, de sa conception à sa vente, éventuellement par le biais de la sous-traitance. Ce monopole de la sphère productive par quelques entreprises opprime le citoyen-consommateur au bénéfice exclusif de l’entreprise. Selon elle, une manière de s’y opposer, c’est de proposer un autre modèle de consommation, hors de la sphère des marques (Klein, 2000). Par ailleurs, ces marques exploitent une des dimensions fondamentales de la consommation d’objets : la construction d’une identité sociale par l’individu-consommateur. En effet, la consommation est un acte chargé de sens, qui permet à l’individu d’affirmer son appartenance à un groupe par le partage de codes similaires (en particulier, les adolescents), ou a contrario de se distinguer de ce groupe par une consommation différente (le goût du luxe ostensible des nouveaux riches leur permet de marquer une distance avec leur groupe social d’origine) (Baudrillard, 1970; Klein, 2000; Zukin, 2004). Ainsi, pour les marques, il s’agit de proposer plus qu’un produit, il faut lui attribuer un sens : la publicité se charge de rendre la basket X beaucoup plus désirable et plus

cool qu’une basket Y, par exemple en sponsorisant un athlète renommé (Pountain, Robins,

2001). Toutefois, comme le remarque François Ascher, consommer, c’est aussi se faire plaisir. Dépenser plusieurs centaines d’euros pour dîner dans un restaurant gastronomique n’est pas motivé que par des désirs de distinction. Si certains acceptent (et peuvent se permettre) de

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dépenser autant pour une bouteille de vin, un plat raffiné et un service attentionné, c’est avant tout parce que c’est bon et très agréable (Ascher, 2005).

Face à cette dictature des marques, la résistance s’organise. Si s’opposer totalement à la société de consommation parait aujourd’hui illusoire, des nombreuses initiatives proposent de nouveaux modes de consommation : la nourriture biologique respecterait l’environnement tout en soutenant les petits paysans face à l’agro-industrie ; le commerce équitable rééquilibrerait l’allocation des revenus entre producteur et distributeur en limitant les marges de ces derniers et en rééquilibrant les rapports de force sur les marchés des matières premières agricoles. Dans le même temps, certains proposent des actions ponctuelles et symboliques pour manifester leur rejet de la consommation : boycott des produits d’entreprises ne respectant les normes sociales et environnementales, journée sans achat, détournement de publicités…. Or le propre (ou le cynisme) du capitalisme marchand réside dans sa capacité à transformer en produit et en valeur marchande toute valeur d’usage, y compris critique. Face à la critique artiste, les milieux entrepreneuriaux incorpore le lexique artistique dans le discours et leurs modes de management (Boltanski, Chiapello, 1999). L’attitude cool est promue au rang de nouvelle valeur entrepreneuriale : les patrons de la nouvelle économie sont cools (Pountain, Robins, 2001). Les principales enseignes de la grande distribution ont créé leur propre marque de produits du terroir et le propres critères de produits « biologiques » : face à une demande croissante d’une clientèle aisée, les distributeurs ont créé des normes moins contraignantes que la norme AB, qui leur permet d’afficher une relative éthique. Il ne faut toutefois pas interpréter cela comme une simple récupération d’initiatives contre-culturelles par le grand capital. En effet, le projet de ces propositions de consommation alternative doit être de convaincre le maximum d’individus, et de rendre ces produits accessibles à tous, ce que les économies d’échelles des grands groupes permettent. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’une appropriation mais d’une plus large diffusion des idées et des préoccupations éthiques, qui force les entreprises à faire évoluer leurs pratiques. Par ailleurs, certaines propositions de consommation alternative s’inscrivent dans la logique de construction de soi de la consommation : en achetant tel produit je m’affirme comme supporter d’un mode de consommation alternatif, et me distingue des hordes qui achètent des marques classiques. Par exemple, J. Health et A. Potter expose le cas de la basket adbuster créée par un groupe anti-publicité canadien. La spécificité de cette basket est de ne porter aucun logo ou sigle. Or de très nombreux jeunes achètent cette basket ; elle est devenue à la mode sans être moins chère que les autres (car produite en respect de normes sociales et environnementales, donc plus chère), mais parce qu’elle est porteuse d’un sens : « l’opposition à la société de consommation ». Son absence de logo devient son signe distinctif, valorisé et recherché, s’inscrivant dans une logique de marché de niche ! (Health, Potter, 2005). Ainsi, le système

in/off s’applique bien à ce registre de la consommation alternative : les propositions off ne

sortent pas du système, elles restent des consommations, mais elles sont de nouvelles manières de consommer, en marge du in, qu’éventuellement le in peut incorporer.

Les mouvements off se positionnent également dans une critique de la culture « commerciale » (disneysation du monde) et du rapport binaire entre le producteur et le consommateur de bien culturel. Beaucoup d’entre eux promeuvent un rapport nouveau entre l’artiste et le spectateur, impliquant ce dernier dans la création. Il s’agit par exemple de faire participer les spectateurs à

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des ateliers de création, d’organiser la présentation de travaux en cours, d’ouvrir les portes de son atelier au visiteur, etc.… L’objectif est de montrer au public comment on fait de l’art, s’inscrivant dans un mouvement culturel de valorisation de l’autoproduction (Do it Yourself

(DiY)). Poussés par la nécessité, les artistes off sont contraints à se débrouiller seuls et à prendre

en charge leur projet pour les faire aboutir, du début à la fin, depuis la conception et la production, à la distribution en mobilisant ses réseaux personnels et en élargissant son champ de compétence. La baisse de prix des équipements technologiques de production audiovisuelle ainsi que l’émergence de nouveaux réseaux de diffusion par Internet ou radios libres, permet et amplifie ce mouvement d’autoproduction. Au-delà des milieux off, le faire est un nouvel appui à l’acte de consommation ; les magasins d’outillage donnent des cours de bricolage, les Galeries Lafayette, des cours de cuisine, etc.… L’argument du faire (DiY) est un outil nouveau du marketing : il ne s’agit plus de vendre un produit prêt à consommer, mais de persuader le consommateur qu’il participe à la production du produit.

Les mouvements off et anti-consommation posent également la question de la gratuité comme mode d’opposition à l’ordre marchand. Le squat, bien sûr, s’inscrit dans cette logique, tout comme le troc, les systèmes d’échanges de savoir ou d’hébergement. Toutefois, la pérennité et la faisabilité d’un espace social de la gratuité rencontrent très rapidement des limites fortes. La gratuité n’implique pas l’exclusion de la sphère économique ; de nombreuses pratiques apparemment gratuites, nécessitent des investissements préalables. Le skate-board, par exemple, qui était une proposition contre-culturelle dans les années 1970, détourne l’espace public urbain en espace de loisirs. Mais progressivement, tout en maintenant la gratuité de la pratique, tout un ensemble de firmes s’articulent autour du skate, générant de très importants revenus. De même, l’usage controversé du peer-to-peer nécessite au préalable un équipement informatique performant et une connexion Internet haut débit. Surtout, la gratuité pose un problème éthique et déontologique fondamental : qui assure réellement le coût de la production ? L’exemple de la presse gratuite, financée par la publicité, met en évidence que l’indépendance éditoriale nécessite des ressources financières propres, c'est-à-dire par la vente des journaux. D’ailleurs les lieux culturels off ne sont pas des espaces de gratuité. Le plus souvent, il existe des activités économiques comme un bar, permettant de couvrir les frais de fonctionnement du lieu ; de même les activités sont rarement gratuites mais à prix très bas ou à participation libre.

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