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Partie I : « Déplacer la focale des images vers leur réception »

Chapitre 1 : Le cinéma, média social communicationnel

1. Cinéma et études de réception, état de la question

1.3 Les théories de la réception

Tout commence par les études littéraires. Dès le début du XXième siècle des auteurs comme Gustave

Lanson lançaient : « Le public, je l’ai dit, se cherche et se met dans le livre. Il se l’adapte.»90 et c'est

bien du côté de la réception des œuvres littéraires que tout a commencé. La sociologie de la réception en France trouve en effet ses bases dans les études de réception de l’École dite de Constance dont Jauss et Iser sont les fondateurs dans les années 70 en Allemagne. En 1972 paraissent deux ouvrages : Pour une esthétique de la réception91 de Jauss et L'acte de lecture92 d'Iser. Le premier étudie les pratiques effectives de la réception, le second les effets inscrits dans le texte.

87 Bilan 2015 du CNC, n°334, Paris, Publications du CNC, mai 2016, p.67.

88 Glévarec Hervé, La culture à l'ère de la diversité, Essai critique trente ans après La Distinction, La Tour d'Aigues, L'Aube, 2013.

89 Odin Roger, « La question du public », Réseaux, n°99, vol.18, 2000, p.173.

90 Lanson Gustave, L'histoire littéraire et la sociologie, conférence faite à l’École des Hautes Études Sociales, le 29 janvier 1904, publiée dans la revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Hachette, 1965.

91 Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1996.

92 Iser Wolfgang, L'acte de lecture, théorie de l'effet esthétique, Bruxelles, Éditions Mardaga, coll. Philosophie et Langage, 1995.

1.3.1 Pour une esthétique de la réception

Jauss cherche à jeter les bases d'une nouvelle histoire littéraire. Il étudie l'histoire de la littérature et de la place des œuvres au sein de celle-ci. Il écrit : « La valeur et le rang d'une œuvre littéraire ne

se déduisent ni des circonstances biographiques ou historiques de sa naissance ni de la seule place qu'elle occupe dans l'évolution d'un genre mais de critères bien plus difficiles à manier : effet produit, réception, influence exercée, valeur reconnue par la postérité. »93 C'est donc « la série des

réceptions, et non celle des œuvres, qui constitue le fil conducteur de l’histoire littéraire. »94 comme

le note Isabelle Kalinowski. L’idée est que pour combler le vide entre une connaissance historique et une connaissance esthétique des œuvres, on doit repartir de là où les deux écoles, marxistes et formalistes se sont arrêtées et ajouter « la dimension de l'effet produit par une œuvre et du sens que

lui attribue un public, la « réception » »95 Jauss ajoute à cela l'idée d'horizon d'attente et le besoin

de reconstituer l'horizon d'attente du premier public d'une œuvre littéraire. Pour lui, la réception d'un texte présuppose toujours le contexte d'expériences antérieures dans lequel s'inscrit la perception esthétique : « Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas

comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d'information. »96 Il faut donc considérer

selon lui l'historicité de la littérature sous trois aspects :

– diachronique, soit la réception des œuvres à travers le temps, – synchronique, soit le système à un point donné du temps

– dans le rapport entre l'évolution intrinsèque de la littérature et celle de l'histoire en général. Quoi qu'il en soit, « L'esthétique de la réception (...) exige que chaque œuvre soit replacée dans la

série littéraire dont elle fait partie. »97 et que « toute œuvre d'art pose et laisse derrière elle comme

un horizon circonscrivant les solutions qui seront possibles après elle. »98 Il poursuit en expliquant

que la signification d'une œuvre n'existe qu'à partir de l'expérience littéraire du lecteur qui prend donc un rôle actif dans celle-ci.

1.3.2 L'acte de lecture

Iser quant à lui, part du postulat selon lequel, « Le texte est un potentiel d'action qui est actualisé au

cours du processus de lecture. »99 Par processus de lecture, il implique que ce qui résulte de la lecture est une création de la part du lecteur d'où le fait qu'à réception, il préfère le terme « effet ». Il pose donc les bases d'une « théorie des effets » qui consiste à « se demander ce qui se passe chez

le lecteur lorsque par sa lecture, il donne vie à des textes de fiction. »100 Le lecteur dialogue donc

avec le texte et l'un et l'autre interagissent. L'interaction entre le texte et son lecteur provient d'après Iser de la présence de « trous » dans le texte qui sont pour le lecteur autant d'incertitudes. Comme chez Jauss, le lecteur a un rôle actif puisqu'il se doit de combler ces vides en exerçant un travail de combinaisons des possibles.

93 Jauss, Ibid, p.26.

94 Kalinowski Isabelle, « Hans-Robert Jauss et l’esthétique de la réception », Revue germanique internationale, [En ligne], 8/1997, mis en ligne le 09 septembre 2011.

95 Jauss, Ibid, p.48. 96 Jauss, Ibid, p.55. 97 Jauss, Ibid, p.69. 98 Jauss, Ibid. p.72. 99 Iser, Ibid, p.7. 100 Iser, Ibid, p.41.

Un peu plus tard, ce sont les approches phénoménologiques (Paul Ricoeur101), sémiotiques

(Umberto Eco102) et pragmatiques (Charaudeau et Maingueneau103) de la lecture des œuvres

littéraires qui ont contribué à faire avancer la réflexion.

1.3.3 Les Cultural Studies

L'apport des Cultural Studies sera particulièrement important. Depuis les années 60, en Angleterre, se développent les Cultural Studies, historiquement fondées en 1964 par Richard Hoggart à l'université de Birmingham. Elles prennent leur essor dans les années 70 et sont marquées par une volonté intrinsèque d'interdisciplinarité avec, comme point de convergence absolu, l'analyse des rapports de pouvoir dans la culture. Leurs apports ont été de différents ordres : une lecture des significations sociales des pratiques et des objets culturels, une prise en compte des contenus jusque là considérés comme « vulgaires », c'est-à-dire « des objets jugés jusque là indignes du travail

académique »104 et surtout une importance donnée aux études de réception avec l'idée « de s'en

remettre aux lectures et interprétations des consommateurs d'un bien pour en déterminer le sens. »105 d'où « l'importance du couple métaphorique texte/lecteur dans les Cultural Studies : le

texte désigne en fait tout contenu d'une industrie culturelle. »106

Avec les Cultural Studies, on quitte donc le sacré de l’œuvre purement littéraire pour s'ouvrir à une autre culture. On passe « de la production des chefs-d’œuvre et du culte de la culture à la production et à la réception de la culture de masse. » 107 On voit se multiplier les nouvelles pratiques et les nouveaux domaines de recherches : Film Studies, Stars Studies, Subculture Studies, Fan Studies, Internet Studies, Visual Studies, Reception Studies mais encore Gender Studies, Black Studies, Ethnic and Race Studies, Men Studies, Gay Studies etc. Ce qui peut donner une impression d'éparpillement mais il n'est qu'apparent puisque Stuart Hall rappelle dans une conférence à Londres en 2007 : « Quel que soit l'objet sur lequel vous travaillez, la question qui doit vous hanter

est la suivante : qu'est-ce que ceci a à voir avec tout le reste ? »108, soit une mise en garde

épistémologique d'importance. Les divers travaux des chercheurs et chercheuses des Cultural Studies amènent donc progressivement d' « autres » chercheurs/chercheuses à s'intéresser à une « autre » culture, la culture dite populaire et à la réception des biens culturels. On peut citer les travaux des trois pères fondateurs des Culturals Studies : l'ouvrage La culture des pauvres109 de

Richard Hoggart, dans lequel l'auteur met à jour l'idée selon laquelle la réception d'un message culturel ne peut être séparée des conditions sociales où elle s'accomplit, Codage/décodage110 de Stuart Hall dans lequel Hall reprend le schéma de la communication mais en articulant « les trois

pôles traditionnellement séparés des recherches sur les médias (production, messages, réception). »111 Du côté de la réception, Hall démontre que les publics se divisent en trois groupes :

101 Ricoeur Paul, La Métaphore Vive, Paris, Seuil, 1975.

102 Eco Umberto, L’œuvre Ouverte, Paris, Seuil, 1965 et Lector in fabula, Paris, Grasset, 1975.

103 Charaudeau Patrick, Maingueneau Dominique, Dictionnaire d'analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. 104 Mattelart Armand, Neveu Erik, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, p.27.

105 Glevarec Hervé, Macé Eric, Maigret Eric, Cultural Studies, Anthologie, Paris, Armand Colin, 2013, p.11. 106 Ibid, p.12.

107 Darras Bernard, « Les études culturelles, une mutation démocratique des sciences humaines », in Darras Bernard (sous la direction de), MEI Médiation et information, n° 24/25, « Études culturelles & Cultural Studies », p.2. 108 Hall Stuart, conférence Cultural Studies Now, Londres, 2007, cité in Cultural Studies Anthologie, Ibid., p.7. 109 Hoggart Richard, La culture des pauvres, Études sur le style de vie des classes populaires en Angleterre (titre

original, The Uses of Literacy, 1957), Paris, Minuit, coll. Le sens commun, 1970.

110 Hall Stuart, Codage/Encodage (titre original Encoding/Decoding, 1980), Cultural Sudies, Anthologie, Ibid., p.25- 40.

ceux qui se conforment à l'encodage hégémonique (ils reprennent les messages tels qu'ils ont ont été encodés), ceux qui développent une lecture négociée (ils décodent un peu différemment les messages) et ceux qui ont une lecture oppositionnelle (ils n'acceptent pas du tout l'encodage premier). Enfin, l'ouvrage Culture et Matérialisme 112de Raymond Williams dans lequel l'auteur, à

travers l'étude de la publicité notamment, montre comment les consommateurs peuvent mettre en place des « cultures résiduelles » et des « cultures émergentes » comme R. Williams les nomme, ainsi que des pratiques qu'il appelle « alternatives » ou « oppositionnelles » qui arrivent à contester les institutions de la culture hégémonique et à bousculer le pouvoir des médias. Ces chercheurs et tous les tenants des Cultural Studies ont réussi à faire considérer la place du « troisième larron » 113

(comme l'appelle non sans humour Jean Claude Passeron), dans la construction du sens d'une œuvre, son lecteur. « Il faut être trois pour faire du sens dans une communication : l’émetteur, le

message, le récepteur. »114

Progressivement sous l'influence donc notamment des Cultural Studies va naître une approche de l'objet filmique par le biais de ses publics. Tout un pan de la sociologie des médias et de la sociologie du cinéma vont en effet s'intéresser aux publics de cinéma.

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