• Aucun résultat trouvé

Partie II : Oser faire un pas de côté

Chapitre 4 : Étude de la filmographie de Q Tarantino, mise en scène du Genre

2. Masculinités, féminités

2.3 La question des féminités

2.3.2. Soumises

Cette domination masculine est d'autant plus efficace qu'elle est incluse dans tout un ensemble d'autres processus de domination. Une scène dans le film Jackie Brown est à ce titre particulièrement intéressante. Elle réunit trois personnages féminins : Jackie Brown, Shironda et Simone. Toutes les trois doivent faire transiter entre elles une grosse somme d'argent (ramenée de l'étranger par Jackie puisque celle-ci est hôtesse de l'air) afin qu'Ordell la récupère. Les trois femmes se retrouvent donc dans un centre commercial. Simone est une afro-américaine, bien en chair et d'un certain âge. C'est une prostituée. Shironda est une de petites amies d'Ordell. Il la présente ainsi : « C'est une des filles que j'ai ramassée. J'ai Mélanie à Hermona Beach. Je loue une

petite maison à Compton pour Simone et je me paye cette petite, Shironda, qui a tout juste dix-neuf ans et qui vient de la campagne. Je l'ai trouvée à la rue, après deux jours de bus, arrivée direct de l'Alabama, pieds nus, sentant encore fort comme un poulailler. Je l'ai installée dans une maison à Compton et je lui ai dit que c'était Hollywood. »476 La jeune provinciale est présentée comme une

enfant sauvage, les pieds nus représentant l'aspect non civilisé d'une personne et indiquant aussi qu'elle n'avait probablement pas d'argent. Ordell la dénigre complètement. Il lui a menti et elle l'a cru. Cette description peu flatteuse caractérise la jeune fille comme crédule, naïve, sûrement peu instruite. Elle tombe sous le joug d'Ordell et n'a aucun moyen pour en sortir. De plus, dans la scène dont il est question, ses vêtements et son attitude accentuent un côté enfantin chez elle : elle porte une robe froissée, à carreaux, aux tons pastels, sans forme particulière, des sandalettes, ses cheveux sont attachés ; elle n'est pas maquillée et ne porte aucun bijou. Elle garde les yeux baissés et ne jette que quelques regards à Jackie Brown alors qu'elles sont toutes deux assises face à face à une table. Shironda semble inquiète et un peu perdue, elle regarde furtivement à droite à gauche, ses gestes sont maladroits, peu assurés. Elle se trémousse sur sa chaise et il va falloir que Jackie lui dise : «

Vas-y, tu peux manger »477, pour qu'elle ose le faire. On a l'impression que Shironda est habituée à

recevoir des ordres et qu'elle a besoin qu'on lui dise quoi faire. Et quand elle se met à manger, elle se penche vers son assiette et elle tient sa fourchette à pleine main, de façon un peu grossière. Tout concourt donc à faire de ce personnage une jeune femme soumise. Quant à Jackie Brown, elle est également afro-américaine. Elle est hôtesse de l'air mais elle précise en parlant à Max, le prêteur sur gage : « Eh bien, j'ai parcouru sept millions de miles. Et je sers des gens depuis presque vingt ans.

Le meilleur travail j'ai pu trouvé après mon arrestation, c'était chez Cabo Airlines, qui est juste la pire compagnie dans laquelle vous pouvez entrer dans cette industrie. Je fais environ seize mille, avec les allocations de retraite, autant dire rien, donc. Et maintenant, avec cette nouvelle arrestation au-dessus de ma tête, j'ai peur. Si je perds mon travail, je devrais recommencer depuis le début, mais je n'ai rien pour pouvoir le faire. »478 et c'est une femme qui a un certain âge ce

qu'elle souligne en parlant avec Max. Ces trois personnages féminins, on le voit, subissent en réalité plusieurs formes de domination, à la fois raciales, de classe sociale et de sexe. Elles mettent en scène ce que Kimberlé Crewshaw nomme « l'intersectionnalité »479, à savoir le fait que toutes ces

formes de domination ne s'additionnent pas mais qu'elles sont imbriquées les unes dans les autres, chaque oppression imprimant sa marque sur l'autre sans que l'on puisse en isoler une. La mise au

476 « She one of the women I got set up. I got Melanie in Hermona Beatch. I rent Simone a small house in Compton

and about four blocks away, I got me this nineteen-year-old country girl named Shironda. I found her waitin' for a bus two days outta Alabama, barfood, country as a chicken coop. Took her to my house in Compton, told her it was Hollywood. »

477 « Go ahead, start eating... »

478 « Well, I've flown seven million miles. And I've been waitin people almost twenty years. The best job I could after

my bust was Cabo Air, which is about the worst job you can get in this industrie. I make about sixteen thousand, with retirement benefits, ain't worth a damn. And now, with this arrest hanging over my head, I'm scarred. If I lose my job, I gotta start all over again, but I got nothin to start over with.»

479 Crenshaw Kimberlé, « Mapping the margins : Intersectionality, Identity politics, and violence against women of

point du concept permet à la chercheuse d'exprimer le fait qu'il n'y a finalement pas une catégorie « hommes » et une catégorie « femmes » dont les seuls rapports seraient de façon universelle et fondamentale des rapports de domination genrée. Et en effet, les trois personnages sont des femmes, de plus des femmes de couleur, dans des situations sociales défavorisées (une prostituée, une sans emploi et une avec un emploi précaire) et qui sont soit trop âgées (Simone et Jackie) soit trop jeune (Shironda). Shironda est la plus vulnérable car les deux autres personnages féminins semblent avoir trouvé des moyens d'opposition qui, s'ils ne sont pas totalement opérants, n'en sont pas moins des facteurs de contestation. Shironda est dans une soumission totale au point qu'elle y laissera la vie puisqu'Ordell va la tuer à la fin du film, comme il se débarrasserait d'un objet dont il n'a plus besoin. Elle cumule les handicaps dans le monde androcentré où elle évolue et c'est l'interaction de ces dominations qui pèsent sur elle qui vont aboutir à faire d'elle un simple objet dans les mains d'Ordell. Simone qui est, elle aussi, un objet au sens où en tant que prostituée, elle est un objet sexuel, partage au contraire avec Jackie une certaine connaissance des codes qui régissent l'univers dans lequel elle vit. L'âge des deux femmes, loin d'être finalement un handicap, est plus certainement synonyme d'expérience et de connaissance. Simone va s'enfuir en volant une partie de l'argent d'Ordell qui ne pourra donc rien contre elle. C'est également le choix que va faire Jackie. Cependant, le film, en montrant que Mélanie subit le même sort que Shironda – Louis Gara va la tuer – semble sous-entendre que dans les multiples formes de domination que subissent ces personnages féminins, la plus prégnante est la domination genrée puisque Mélanie est une jeune femme blanche. En même temps, c'est l'inverse qui se produit dans le long-métrage suivant, Kill

Bill volume 1, quand O'Ren Ishii est accusée de représenter une perversion pour le conseil des chefs

Yakuzas parce qu'elle est d'origine sino-américaine. Dans le cas d'O'Ren, c'est la domination raciale qui semble peser plus que la domination liée au Genre.

Au bout du compte, ce qui est évident, c'est que tous ces personnages féminins sont bien en proie à cette multiplication complexe de dominations. Et si, selon les cas, c'est une fois la question raciale, une fois la question de classe sociale, une fois leur statut de femmes qui opère le plus, en fonction du lieu ou de la situation dans laquelle ces femmes se retrouvent, l'âge ou le fait de mal maîtriser une langue pouvant être comme des facteurs supplémentaires qui « viennent aggraver une situation

de dépossession »480 déjà bien présente, il semble que ce sont les effets cumulatifs des multiples

formes de subordination qui pèsent sur ces femmes. Et pas uniquement sur les femmes d'origines étrangères. Le point fondamental du concept d'intersectionalité, nous semble bien être le fait qu'il oblige à considérer qu'il n'y pas de « féminité » mais bien « des féminités ». Adrienne Rich dans le chapitre « Disloyal to civilisation : Feminism, racism, gynophobia » de son ouvrage On Lies,

Secrets and Silence481 parle « white solipsism » comme le note Elsa Dorlin qui explicite ainsi le

concept : « Le white solipsism décrit la façon dont le féminisme a tendance à se replier

implicitement sur une compréhension de la domination qui prend la situation des femmes blanches pour la situation de toutes les femmes, pour la modalité universelle de la domination de genre. »482.

Or s'il y a universalité, c'est uniquement dans le fait que « rapport de genre signifie le pouvoir, (…)

un enjeu de pouvoir. »483 Et c'est bien cela que vient nous montrer la filmographie tarantinienne.

480 Crenshaw Kimberlé, « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l'identité et violences contre les

femmes de couleur », Cahiers du Genre, n°39, 2005/2, p.59.

481 Rich Adrienne, On lies, Secrets and Silence, Selected Porse 1966-1978, W.W. Norton And Compagnie, 1995. 482 Dorlin Elsa, « De l'usage des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le Genre », Cahiers du

Genre, n°39, 2005/2, p.88.

Documents relatifs