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Partie II : Oser faire un pas de côté

Chapitre 2 : Finalités et objectifs

1. L’intérêt des études de Genre dans le cinéma

Pourquoi étudier le cinéma « au prisme des rapports de genre » selon l'expression de Geneviève Sellier et Noël Burch ?

1.1 Le cinéma, une construction culturelle

D'abord parce que le cinéma est une construction culturelle et non un reflet de la société. Pendant, longtemps, on a considéré le cinéma comme un miroir social. En 1960, le sociologue et critique de films allemand Sigfried Kracauer dans son ouvrage, « Theory of film»280 impose l'idée selon laquelle

le cinéma serait un filtre imposé par ceux qui réalisent des films à un réel dont les œuvres ne seraient qu'un reflet. Kracauer estime que tout film est avant tout un film en ce sens qu'il est différent de toutes les autres formes d'art car il a comme propriété principale d'enregistrer la réalité : « Le film, en d'autres termes, est uniquement équipé pour enregistrer et révéler la réalité

physique et par conséquent, il gravite vers cela. »281 De ce fait, le film, tout en tentant sans cesse de

dépasser les réalités quotidiennes, se voit en quelque sorte rattrapé par ces mêmes réalités. Tous les films portent en eux les traces de ce que Kracauer appelle « la mentalité d'une nation », soit toutes les expressions qui peuvent caractériser une culture et une époque donnée. Idée que l'on retrouve énoncée chez Real Michaud : « Nous pourrons, par exemple, concevoir que l'ensemble des œuvres

de cinéma reflète la société soit d'un pays, soit d'une époque»282 ou encore d'après Jean Le Duc : « Le cinéma nous apparaît comme un reflet du temps présent. On pourrait dire de lui ce que Stendhal disait des romans : c'est un miroir qu'on promène le long de la route. »283

Mais quinze ans plus tard, des sociologues comme Annie Goldmann remettent en cause cette idée. Elle écrit : « Disons d'emblée que, pour nous, faire de la sociologie du cinéma, ce n'est pas

rechercher dans le film un reflet plus ou moins fidèle de la réalité. L'idée que le cinéma comme toute autre production culturelle d'ailleurs, serait un miroir placé au-delà de la société qu'il réfléchirait de manière plus ou moins exacte nous semble totalement insuffisante et réductrice. »284

Déjà en 1956, Edgar Morin avec son ouvrage « Le cinéma ou l'homme imaginaire », avait proposé de penser le cinéma autrement. Le cinéma ne serait pas en effet un reflet du monde puisque « Le

279 « Between men and women, all the time there is tension. I feel it.», Quentin Tarantino, interview, Play-boy, 1994. 280 Kracauer Sigfried, Theory of Film. The Redemption of Physical Reality, New York, Oxford University Press, 1960. 281 « Film, in other words, is uniquely equipped to record and reveal physical reality and, hence, gravitates toward

it. », Sigfried Kracauer, Ibid., p.28.

282 Michaud Real, Cinéma, reflet de la société, Séquences, la revue de cinéma, n°26, 1961, p. 8. 283 Le Duc Jean, « Un miroir le long de la route... », Séquences, la revue de cinéma, n°26, 1961, p.9.

dynamisme du film comme celui du rêve bouscule les cadres du temps et de l'espace. (…) Dans le rêve comme dans le film, les images expriment un message latent qui est celui des désirs et des craintes. »285

Peu à peu, on va donc cesser de considérer le cinéma comme un miroir du monde et la caméra comme « un œil » qui « vous montre le monde comme elle seule peut le voir »286. On va tendre vers

l'idée qu'un film n'est pas « une image fidèle des relations sociales réelles »287 comme l'écrit Jacques

Durand. L'auteur précise qu'il en est ainsi pour plusieurs raisons : les films ne traitent qu'une gamme infime de sujets, et de chacun, ils ne proposent qu'un traitement partiel. De plus ils privilégient certains personnages et dans des proportions très différentes du monde social réel. Enfin, même dans le cas des films éducatifs ou documentaires, les choix des sujets montrent une vision déformée du réel. L'auteur cherche ensuite à expliquer les causes de ces « distorsions » du réel : certaines proviennent de la technique cinématographique elle-même (les trucages, le montage, l'ajout de son, de musique ou de commentaires…), d'autres des conditions sociales de la production et de la réception du film.

Pour Pierre Sorlin, le cinéma ne représente pas une société, il nous donne à voir « ce qu'une société

révèle comme « représentable » à un moment donné de son histoire. ». C'est ce qu'il nomme « le visible d'une société. » et qui correspond non pas à la réalité mais à « des fragments du réel que le public accepte et reconnaît ». Il faut garder à l'esprit, comme le note Jean Pierre Esquenazi, que « la « machine cinéma » en tant qu'organisme de production est elle-même une production sociale construite sur l'humus de valeurs économiques, idéologiques et expressives bien précises. »288

Quoi qu'il en soit, le film, s'il n'est pas un simple reflet de la société, est au contraire un acteur de cette société dans laquelle il est produit, créé et reçu. Bien loin de représenter un monde social, il participe à sa construction, notamment par sa capacité à imposer des représentations et de manière d'autant plus importante qu'en tant que culture de masse, elle s'adresse au plus grand nombre.

1.2 Le cinéma, une « preuve sociale »

De plus, le cinéma comme tous les médias, participe à la socialisation des individus. La socialisation est « le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au long

de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences d’agents sociaux significatifs, et par là s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre. »289. Elle s'effectue tout au long de la vie au sein d'instances comme la famille ou

l'école mais également entre pairs. Depuis quelques décennies, les médias, de par leur place prépondérante dans la vie de tout un chacun au sein de nos sociétés, jouent un rôle de plus en plus grand dans cette socialisation de l'individu. Et de fait, le cinéma, comme tout média, participe entre autre, à la construction de normes, explicites et implicites et d'autant plus efficaces qu'elles ne sont pas forcément vécues comme telles par les publics : « Pourtant c'est l'expérience, plutôt que la compréhension, qui influence le comportement, particulièrement dans le cadre collectif des médias et de la technologie, où l'individu est presque inévitablement inconscient de leurs effets sur lui. »290 note M. Mac Luhan. Pour autant,

285 Morin Edgar, Le cinéma ou l'homme imaginaire, Paris, Minuit, 1956, p.85. 286 Vertov Dziga, Ciné-oeil, Manifeste du Kinok's, 1923.

287 Durand Jacques, « La représentation de la réalité économique et sociale au cinéma », Revue internationale de

filmologie, Tome XI, n°36-37, janvier-juin 1961, p.21-32.

288 Esquenazi Jean-Pierre, Ibid., p.64.

289 Rocher Guy, Introduction à la sociologie générale, Paris, Seuil, 1970, p.36.

290« Yet it is experience, rather than understanding, that influences behavior, especially in collective matters of media

and technology, where the individual is almost inevitably unaware of their effects upon him. », Marshall Mac Luhan,

le cinéma impose des normes par la reproduction de figures types, les personnages, et des normes de rapports entre ces mêmes personnages. Marlène Coulomb Gully parle de « médias

constructivistes », c'est-à dire qu'ils « ne retranscrivent pas un monde qui existerait indépendamment d'eux, ils l'interprètent »291. La représentation de figures types, et de leur rapport,

est en soi un processus d'interprétation qui construit la réalité sociale et qui fonctionne lui même dans le cadre d'un tissu serré et complexe de relations sociales. En montrant par exemple majoritairement des couples hétérosexuels, le cinéma actuel contribue à imposer l'idée qu'un couple est forcément composé d'un homme et d'une femme. Le cinéma agit comme une « preuve

sociale »292 comme l'écrit Cialdini, c'est-à-dire qu'un individu a tendance à considérer le bien-fondé

de son comportement en regardant comment les autres agissent. Le comportement est considéré comme correct si d'autres l'adoptent aussi. De fait, le cinéma en mettant à l'écran des couples de types hétérosexuels va apporter la preuve que c'est bien comme cela qu'il faut qu'un couple soit. Il donne à voir des modèles de figures ou de comportements à des individus qui les observent, les reconnaissent et les assimilent. Les normes sont intériorisées : « L’intériorisation reprend le

concept freudien désignant l’assimilation des modèles sociaux par la personne, lesquels font alors partie intégrante de la personnalité psychique. Pour Parsons [Talcott Parsons, sociologue, 1902- 1980], il s’agit, dans son vocabulaire, d’une assimilation par le système de personnalité des normes et des valeurs de la société. »293. Le cinéma participe donc bel et bien à une transmission des

normes sexuées en imposant des stéréotypes de Genre, en les reproduisant et en les accentuant. Le fait que le cinéma puisse occulter certains comportements ou certaines figures (les homosexuels par exemple ou les étrangers, les couples mixtes etc) joue aussi dans la transmission de normes puisqu'en ne montrant pas, ils créent une sorte de vide médiatique. En ne proposant aucune figure d'imitation de certaines figures ou de certains comportements, ils empêchent l'observation et en creux donc la phase de performance, c'est-à-dire la phase pendant laquelle un individu va reproduire ce qu'il a vu. Nous y reviendrons.

1.3 Le cinéma, une « œuvre ouverte »

En outre, le cinéma est une production culturelle « par définition polysémique et ambivalente »294 et

non un produit univoque qu'on pourrait analyser uniquement à partir des intentions de l'auteur qui serait omnipotent et forcément masculin. Le film est comme toute production culturelle « une

œuvre ouverte » pour reprendre la terminologie d'Umberto Eco. En tant que tel, il est « un message fondamentalement ambigu, une pluralité des signifiés qui coexistent en un seul signifiant. »295 et

Eco de citer Paul Valéry : « Il n'y a pas de vrai sens d'un texte. »296 Ce qui ne veut pas dire qu'on

peut tout faire dire à un texte ou à un film - Eco expliquera lui-même que l’interprétation d'un texte si elle peut être multiple a cependant une limite, le texte lui-même - mais plutôt qu' « une œuvre

d'art, alors même qu'elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d'organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu'elle peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée. »297

Il n'y a donc pas, comme on l'a longtemps considéré, un sens de l’œuvre issu de son créateur. Cette

291 Coulomb-Gully Marlène, « Genre et médias : vers un état des lieux », Médias: la fabrique des genres, Sciences de

la société, n° 83, 2011, p.10.

292 Cialdini Robert, Influence: Science and Practice. Boston, Pearson Education, 2009, p.23.

293 Durand Jean-Pierre, Weil Robert (sous la direction de), Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1997, p.123. 294 Burch Noël, Sellier Geneviève, Le cinéma au prime des rapports de sexe, Ibid., p.10.

295 Eco Umberto, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. Points Essais, n°107, 1965, p.9. 296 Eco, L’œuvre ouverte, Ibid., p.23.

idée provenait directement des théories littéraires qui voulaient « expliquer un texte », à savoir comprendre les intentions de son auteur et ce qu'il a voulu dire : « L'explication de l’œuvre est

toujours cherchée du côté de celui qui l'a produite, comme si, à travers l'allégorie plus ou moins transparente de la fiction, c'était toujours finalement la voix d'une seule et même personne, l'auteur, qui livrait sa « confidence » »298 comme le notait Roland Barthes. Mais Barthes s'inscrivait en faux

face à ce processus : « L'auteur n'est jamais rien de plus que celui qui écrit »299. Et les films,

comme l'explique Jean Pierre Esquenazi dans son article « Le film, un fait social », ont eux aussi été, pendant un temps, étudiés, analysés, interprétés comme relevant uniquement de leurs auteurs. Cette « politique » des auteurs que la revue Les Cahiers du Cinéma a, en France, largement imposée, considère qu' « un film ne vaut que ce que vaut son auteur. »300 Le film est donc une œuvre

en soi qui exprime la personnalité de son auteur. Ce qui a permis aux tenants de ce mouvement de créer un panthéon d’œuvres dignes d'être regardées et de réalisateurs dignes d'être encensés et où très peu de femmes eurent leur place.

1.4 Les publics

Enfin, si ce n'est pas vers l'auteur qu'il faut chercher le sens d'une œuvre, si on ne peut se fier à elle puisqu'elle recèle des sens multiples, il faut bien convenir que « Ce sont les spectateurs qui donnent

in fine sens au film. »301 Il y a une interaction entre texte, contexte de production et contexte de

réception. Maude Bonenfant et Gaby Hsab parlent de « la « force » de cet objet culturel (qui) est

tirée du sens qui est construit lors de l’appropriation par le sujet et du partage avec les autres sujets. »302 Si l'on considère qu'un artiste quel qu'il soit est le produit de normes et de conventions

sociales, il faut admettre qu'il en est de même pour les publics. Ces-derniers se construisent par les œuvres qu'ils fréquentent : « Ainsi l'institution cinématographique apparaît comme une entreprise

de réglage du spectateur »303, réglage qui s'effectue y compris selon des logiques de Genre. Si de

nombreuses études portent sur les catégories socioprofessionnelles des publics ou sur leur âge, il semble nécessaire d'étudier les publics selon le Genre sur le plan de la réception des œuvres cinématographiques : « Le sens d'une œuvre varie selon le contexte socioculturel de réception mais

aussi selon l'identité sexuée des spectateurs »304 comme l'explique Geneviève Sellier.

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