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Partie II : Oser faire un pas de côté

Chapitre 4 : Étude de la filmographie de Q Tarantino, mise en scène du Genre

2. Masculinités, féminités

2.2 La question des masculinités

2.2.4. Domination masculine

Celle-ci est une caractéristique fondamentale de la masculinité. « On peut voir la masculinité non

comme un objet isolé mais comme un élément au sein d'une structure »447 propose Raewyn Connell

et c'est la domination qui est à la base de tous les rapports sociaux qui engagent la virilité. Elisabeth

441 « Masculinity is multiple », Halberstam Judith, Female masculinity, Duke University Press, 1998, p.14.

442 « Masculinity in this society inevitable conjures up notion of power and legitimacy and privilege. », Halberstam Judith, Ibid., p.2.

443 « leaves the white and male middle class body », Ibid. 444 « Garçon manqué »

445 Même si, chez Halberstam, la « tomboy » est plutôt une adolescente, nous considérons que les deux personnages cités, présentent en effet certaines caractéristiques communes avec les « tomboys », dont notamment une mise en scène ostentatoire d'éléments symboliques de la masculinité.

446 « the sign of extreme male identification », Ibid., p.6.

Badinter explique que c'est le « statut de dominant qui est l'essence du sentiment d'identité

masculine »448, ce qu'a étudié Pierre Bourdieu dans son ouvrage La domination masculine449. Le

sociologue, à partir d'une étude ethnographique de la société kabyle a cherché à « diriger la

recherche vers une approche capable d'appréhender la dimension proprement symbolique de la domination masculine. »450, domination qui repose sur tout un apprentissage dont Bourdieu écrit

qu'il est « d'autant plus efficace qu'il reste pour l'essentiel tacite. » Notre hypothèse de recherche est que le cinéma fait partie de ces technologies qui reproduisent le symbolique et jouent un rôle actif dans la pérennité de la vision androcentrique du monde notamment en l'ancrant implicitement dans les esprits des spectateurs et des spectatrices.

Or chez Tarantino, on le voit bien, la domination masculine est le procédé qui codifie les rapports sociaux. Pas un lien entre les personnages masculins qui ne soient soumis à cette obligation de domination. Avec l'analyse de notre premier extrait, celui tiré de Reservoir Dogs, nous démontrerons comment ce groupe de personnages masculins fonctionne comme une meute avec à sa tête le mâle alpha, Joe Cabot et les autres personnages qui lui sont soumis451. Et cela se reproduit

dans chaque groupe masculin présent dans la filmographie : dans Pulp Fiction, Marcellus Wallace incarne la figure du chef qui domine ses hommes de main ; Ordell domine tous les personnages qui sont en lien avec lui, de même pour Bill qui dirige le groupe de tueurs, Hanz Landa qui est un colonel donc qui dirige un corps d'armée et Calvin Candie règne en maître sur son domaine dans Django Unchained. Ces personnages masculins exercent une domination sur tous les êtres qui croisent leur chemin et il n'est guère question de remettre en cause cette hégémonie452. Ainsi, nous

constatons qu'aucun gangster ne doute de la capacité de Joe à les sortir de la situation difficile dans laquelle ils se retrouvent après le braquage raté : « Calme-toi et attends Joe. Je ne peux rien faire

pour toi mais quand Joe sera là, ce qui ne saurait tarder, il sera capable, lui, de t'aider. Nous devons juste rester assis là et attendre Joe. »453 dit par exemple Mister White à Mister Orange.

Marcellus Wallace est respecté par les tueurs à gage sous ses ordres et c'est lui qu'ils appellent quand ils ont un problème : « Pas de problème, Jules. Je suis sur le coup. Retourne avec les autres,

détends-toi et attends Mister Wolf qui devrait venir directement. »454 De même Bill apparaît comme

le chef omnipotent de son groupe de tueurs qui lui doivent obéissance et soumission. Une scène illustre ce rapport de force : lorsque Elle Driver est envoyé par Bill à l'hôpital où se trouve Beatrix, elle a pour mission de tuer sa rivale. Mais Bill va l'en empêcher par un simple appel téléphonique au cours duquel Elle tentera de faire comprendre qu'elle n'est pas d'accord avec cette clémence : « Si tu

penses que je suis venue jusqu'au bout du Texas (…) pour laisser dormir la belle, tu te trompes ! »455

Mais c'est Bill qui aura très vite le dernier mot et Elle interrompra la mission. Dans Inglourious

Basterds, la domination de Landa sur les autres personnages du film est quasi absolue. La séquence

inaugurale du film ne fait déjà que la mettre en exergue. Landa est craint par le fermier Perrier Lapadite et il le domine pendant toute la scène. D'abord parce que Landa est un officier allemand dans un pays occupé par son armée, ensuite parce qu'il est un gradé ; enfin parce que sa réputation le précède, qu'il le sait et qu'il s'en réjouit. Il pose plusieurs fois la question à Lapadite : « Êtes vous

au fait du travail qui m'amène en France ? »456 et plus loin : « Monsieur Lapadite, êtes-vous au

448 Badinter Elisabeth, XY de l'identité masculine, Ibid., p.129. 449 Bourdieu Pierre, La domination masculine, Ibid., 2002. 450 Bourdieu Pierre, Ibid., p.13.

451 Voir Partie III, Chapitre 1, « Analyse des extraits ».

452 A l'exception de celle d'Ordell puisque c'est tout le propos du film, Jackie Brown.

453 « Hold on and wait for Joe. I can't do anything for you but, when Joe gets here, which should be anytime now, he'll be able to help you. We're just gonna sit here and wait for Joe »

454 « You ain't got no problems, Jules. I'm on the motherfucker. Go back in there, chill them niggers out and wait for

The Wolf, who should be comin' directly. »

455 « If you think I came all the way down to Texas (…) just to tuck slepping beauty in bed, you got another fuckin thing comin. »

courant du surnom que les gens en France m'ont donné ? »457 De plus Landa est dans un rapport de

domination car il sait que les Juifs qu'il cherche sont là, et qu'il ne lui reste qu'à savoir où ils sont cachés. Ce qu'il fera dire facilement à Lapadite en le menaçant de s’attaquer à sa propre famille, ne lui laissant donc aucun choix. Enfin, il le domine parce que les armes sont de son côté via les soldats qui sont avec lui. La domination est physique, le soldat face au civil, l'homme en arme face au désarmé, et mentale, l'officier capable de punir face au simple fermier, celui qui sait face à celui qui doit avouer.

Dans tous ces cas, la domination opère sur les hommes entre eux ou comme l'écrit Christine Guionnet : « des hiérarchies divisent les hommes entre eux. »458 parce que « Le concept de la masculinité hégémonique a précisément pour fonction de renvoyer, au-delà des incarnations plurielles de la masculinité et de la virilité, à l'idée de normes qui s'imposent à tous sous la forme d'injonctions comportementales et morales. »459 ce que nous avons vu pour les hommes mais R.

Connell précise que la masculinité hégémonique est « ce qui garantit (ou est censé garantir) la

position dominante des hommes et la subordination des femmes. »460

Et en effet, la domination masculine s'opère bien entendu également sur les femmes. Une des scènes les plus emblématiques pouvant illustrer ce propos est la séquence pré-générique de Kill Bill

Volume 1. Quand le film commence, le premier personnage à l'écran est celui de Beatrix. Elle est la

première que les spectateurs découvrent. Et c'est une jeune femme blessée : on voit des coups, du sang qui coule du nez, de la bouche, sur le cou, elle fronce les sourcils (signe de douleur) et elle transpire. Peu à peu on comprend qu'un personnage masculin arrive. Un bas de pantalon noir et des santiags apparaissent. Dans le plan, la métonymie du bout du pied dans un angle de l'écran suffit à nous faire savoir qu'il est là. Elle le voit, elle le regarde et il y a là une grande importance de l'utilisation du hors-champ, c'est là que ça se passe parce que c'est là qu'il est. Puis la voix de l'homme surgit : « Tu me trouves sadique ? »461. Sa voix vient envahir l'étau visuel du gros plan. Il

la tutoie donc il la connaît et il s'attribue lui-même une caractéristique peu enviable : le sadisme. La forme interrogative ne trompe personne : il aime faire mal, il aime voir souffrir puisque, face à cette douleur évidente, il ne réagit pas et ne cherche pas à lui porter secours. Il reste d'un calme étonnant. Une main apparaît dans le champ. C'est bien une main d'homme, il tient un mouchoir blanc soigneusement plié et brodé au prénom de Bill. Du coup, ce prénom apparaît au centre même de l'écran : Bill est au centre de tout. Il a un nom, contrairement au personnage féminin dont on ne sait rien. Il possède une identité propre marquée par ce prénom et il possède aussi le pouvoir de la parole, ce qu'elle n'a pas, elle qui semble réduite à des halètements, des soupirs, des cris, donc à une certaine animalité. Certes, on a visuellement découvert en premier Beatrix car c'est bien d'elle dont il va s'agir, de son histoire mais c'est l'homme qui a le pouvoir, c'est lui qui domine : il est au dessus d'elle et au centre de l'histoire, tel un dieu que l'on n'a pas le droit de voir mais qui décide de tout, on le sent bien. Il veut lui nettoyer le visage avec son mouchoir, elle tente de se tourner mais comme elle ne peut visiblement pas bouger, elle est obligée de se laisser faire. Elle est symboliquement, et dès les premières minutes du film, soumise à cet homme. Il continue de parler et elle n'a, comme nous spectateurs et spectatrices, pas d'autre choix que de l'écouter. C'est lui qui a le pouvoir, sur elle comme sur nous. Il se relève et on perçoit clairement un bruit d'arme alors même qu'on ne voit à l'écran que son visage à elle, toujours en gros plan qui exprime à ce moment-là un effroi total avec les yeux écarquillés qui fixent le hors-champ. Avec peine, elle prononce quelques mots « Bill, c'est

457 « Monsieur Lapadite, are you aware of the nickname the people of France have given me ? »

458 Guionnet Christine, « Pourquoi réfléchir aux coûts de la domination masculine ? », Boys don't cry ! Les coûts de la

domination masculine, Rennes, Presses Universitaire de Rennes, coll. Le Sens Social, 2012, p.13.

459 Guionnet Christine, « Pourquoi réfléchir aux coûts de la domination masculine ? », Ibid., p. 13. 460 Connell Raewyn, Masculinités. Enjeux sociaux de l'hégémonie, Ibid., p.74.

ton bébé ! »462 mais elle n'a pas le temps de finir car il lui tire une balle dans la tête. Contradiction

évidente avec le titre. « Kill Bill » sonne comme un ordre, un but à atteindre, il faut tuer cet homme sauf que dans ces premières images, c'est Bill qui tue. Il est sujet de l'action et clairement détenteur d'un pouvoir absolu : sur cette femme qui n'est pas n'importe quelle femme puisqu'elle est sa femme, sur la mère qu'elle incarne mais pas n'importe quelle mère, celle de son enfant et enfin sur nous spectateurs et spectatrices qui, comme elle, subissons ses paroles, ses actes à l'image. On voit donc bien comment cette séquence pré-générique installe le film dans une vision très traditionnelle des rapports de Genre : les rapports du personnage masculin avec le personnage féminin sont des rapports de pouvoir et c'est lui qui le détient. Ici, il est même dans une sorte de toute puissance puisqu'elle est au sol, immobile et immobilisée pendant que lui est en mouvement, puisqu'il a un nom donc une identité alors qu'elle en est privée, puisqu'il est doué de la parole quand elle est réduite à une stade d'expression animale (sons, halètements, cris, soupirs) ; puisqu'il apparaît à l'écran comme une divinité (on ne voit pas son visage ; ses pieds, sa main suffisent métonymiquement à attester de sa présence) alors qu'elle a un visage, bien humain, bien en chair, avec les coups, le sang, la sueur, traces d'un corps bien vivant. Le personnage masculin n'apparaît jamais à l'écran, son corps est comme fragmenté : des pieds, une main, une voix et ce sera le cas tout le long du film. « Bill n'apparaît pas car il ne maîtrise la mort que pour mieux la donner - la

main sur le sabre en témoigne - et ce qui flotte entre les images est le parfum d'une règle incontournable, celle de l'obéissance, voire de l'obédience qui doit lui être témoignée »463 C'est lui

qui détient le pouvoir de vie et de mort sur cette femme ; il est dans une situation d'omnipotence quasi divine quand le personnage féminin n'a aucune identité, aucune liberté (elle est clouée au sol et à sa merci) et qu'elle n'est au bout du compte définie que dans son rapport à cet homme : « la femme de...» et « la mère de l'enfant de...». Or ce personnage subit également la domination du regard du spectateur et de la spectatrice par le jeu du cadre de l'image. « Par le biais d'une sorte de

vision dominatrice, le spectateur est devenu un sujet immobile, subjugué, dans un état de rêverie solitaire. Enchainé-e dans la caverne de Platon, le spectateur prisonnier, homme ou femme, est figé-e sur place, sans vraiment pouvoir déplacer son regard »464 écrit Giuliana Brunon. En effet, la

caméra en ne nous donnant à voir que ce que voit Bill nous rend complice de ce-dernier et ne nous laisse d'autres choix que d'observer ce personnage féminin entièrement soumis au regard du personnage masculin et au notre.

La filmographie tarantinienne multiplie les personnages masculins qui exercent leur domination sur des personnages féminins. L’acmé semble être atteinte avec le dernier film, The Hateful Eight, dans lequel Daisy Domergue, l'unique personnage féminin est soumise au personnage de John Ruth, le chasseur de prime puisqu'elle est sa prisonnière. Elle est tout au long du film attachée à lui par des menottes ce qui entrave sa liberté de mouvements et l'oblige à suivre Ruth dans ses moindres déplacements. Il la frappe, l'insulte, lui donne des ordres durant tout le film et ce devant les autres personnages, tous masculins, qui n'y verront rien à redire tant « le principe de vision dominant est

(…) un système de structures durablement inscrites dans les choses et dans les corps. »465.

462 « Bill, it's your baby ! »

463 Ortoli Philippe, Le musée imaginaire de Quentin Tarantino, Ibid., p.249.

464 Bruno Giuliana, « Promenade autour de la caverne de Platon », 20 ans de théories féministes sur le cinéma,

CinémAction, n°67, Ibid., p.136.

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