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Partie II : Oser faire un pas de côté

Chapitre 3 : Ce que le cinéma fait au Genre

4. Le cinéma, un espace genré et ses marges

Cependant il existe dans les films tout un espace invisible, hors cadre, le hors champ que Teresa De Lauretis définit ainsi : « L'espace qui n'est pas visible dans le champ mais que l'on peut inférer à

partir de ce qui est visible dans le champ. »350 . Tout ce que le cinéma s'obstine à ne pas montrer

risque de finir par sauter aux yeux.

Il est clair, depuis longtemps maintenant, grâce aux différentes études qui ont été menées, que les biens culturels, notamment les films, ont un Genre, généralement bien défini (dans la binarité homme/femme) et traditionnel (sexualité et comportement hétéronormés). Mais le cinéma peut aussi être l'espace où vont pouvoir être mis en scène toutes les formes de bouleversements du Genre, un espace « où l'oscillation, où le vacillement d'un sexe à l'autre est envisageable »351 écrit

Marie-Anne Guérin dans le chapitre « Ladies & Gentlemen ». D'abord parce que le cinéma est un art du costume, accessoire essentiel du septième art et que du costume au déguisement, il n'y a qu'un pas que le cinéma a très tôt franchi. « Qui dit costume dit déguisement. Pour le septième art, le

travestissement est le trope du costume par excellence. Le comédien travesti se définit par un habit sexué qu'il détourne. Grâce à ce masque consenti, il reproduit et dérange la représentation univoque de la femme et de l'homme. »352 explique Eithne O'Neill. Les films de travestissement nous

intéressent particulièrement car ils forment une tradition très ancienne au cinéma. En 1915 déjà, Charlie Chaplin se déguise en femme dans son film A Woman353, pour séduire la jeune fille dont il

est amoureux sans éveiller les soupçons de son père. Ces personnages masculins déguisés en femmes sont les plus nombreux et comme l'explique E. O'Neill, ils sont toujours liés à un ressort comique. C'est qu'il s'agit de toujours trouver un prétexte pour justifier le travestissement d'un homme en femme, séduire sa bien aimée comme dans le cas de Chaplin, pouvoir voir sa femme militaire comme Cary Grant dans I Was A male War Bride354 de Howard Hanks, échapper à des

tueurs comme Tony Curtis dans Some like it Hot355 pour ne citer que ces exemples. Mal fagotés,

incapables de marcher avec des talons, trop et souvent mal maquillés, ces personnages masculins déguisés en personnages féminins s'associent au burlesque dans la majorité des cas. De même, on trouve des personnages féminins déguisés en personnages masculins dès les début du cinéma américain. Nous pourrions citer le film She goes to War356 d'Henry King qui date de 1929 et dans

lequel le personnage féminin, Joan, va prendre l'uniforme militaire de son fiancé et le remplacer parmi les soldats. A la différence du travestissement masculin, « S'habiller en homme, pour une

femme, n'est pas nécessairement se travestir. Mais c'est au cinéma le symptôme d'une prise de position masculine. »357 note Denis Lévy dans le chapitre « Hollywood et l'androgynie ». Les

personnages féminins habillés en hommes acquièrent donc avec les attributs masculins dont le costume (le smoking, l'uniforme...) la puissance, la liberté et une forme de domination jusque là dévolues aux personnages masculins.

350 De Lauretis, Théorie Queer et cultures populaires, Ibid., p.92.

351 Guérin Marie-Anne, « Ladies & Gentlemen (Lieu dits, espaces riverains, le cinéma comme espace de rivalité et de

non-réciprocité entre les sexes) », La Différence des sexes est-elle visible ? Les hommes et les femmes au cinéma,

Paris, Cinémathèque Française, 2000, p.45.

352 O'Neill Eithne, « Le travestissement à l'écran, la métaphore de la robe », CinémAction, n° 144, Ibid., p. 80. 353 A Woman (en français, Mam'zelle Charlot), comédie burlesque américaine réalisé par Charlie Chaplin, 1915. 354 I Was A Male War Bride (en français, Allez coucher ailleurs!), film américain réalisé par Howard Hanks, 1945. 355 Some Like It Hot (en français, Certains l'aiment chaud), film américain réalisé par Billy Wilder, 1959.

356 She Goes to War (en français, Elle s'en va-t-en guerre), film muet américain réalisé par Henry King, 1929.

357 Lévy Denis, « Hollywood et l'androgynie », La Différence des sexes est-elle visible ? Les hommes et les femmes au

Cependant, assez tôt, le cinéma de travestissement a permis de mettre à l'écran des personnages plus complexes. Ainsi, dans Some Like It Hot, si le personnage incarné par Tony Curtis est assez caricatural, il est doublé d'un second personnage masculin travesti, incarné par Jack Lemmon. Ce- dernier est particulièrement intéressant. Contrairement à son homologue, il va avoir l'idée de se déguiser en femme pour intégrer l'orchestre alors même que les deux personnages ne sont pas encore menacés, donc sans raison préalable. Ensuite, il va découvrir grâce à son jeu de travesti qu'il adore danser avec un autre homme et il revient de sa nuit avec Osgood « transfiguré, éperdu

d'extase d'avoir été demandé en mariage par son milliardaire »358 écrit Denis Lévy. Le film se clôt

d'ailleurs sur un dialogue dans lequel la reconnaissance du droit à la différence a le dernier mot : « Daphné : On ne peut absolument pas se marier...

- Osgood : Et pourquoi donc ?

- Daphné : En premier lieu, je ne suis pas une vraie blonde ! - Osgood : Aucune importance...

- Daphné : Je fume... Je fume sans arrêt ! - Osgood : Ça m'est égal !

- Daphné : J'ai un passé horrible ! J'ai vécu trois ans avec un saxophoniste. - Osgood : Je vous pardonne.

- Daphné : Je ne pourrai pas avoir d'enfant ! - Osgood : On en adoptera !

- Daphné : Mais vous en comprenez pas, Osgood! Je suis un homme ! - Osgood : Eh bien... Personne n'est parfait ! » »359

Si ce film marque une étape dans l'histoire du cinéma de travestissement, il sera suivi par d'autres longs métrages qui mettront en scène des personnages pour lesquels le travestissement va permettre un glissement du simple déguisement à la difficile question de l'identité que tous les personnages en marge des représentations traditionnelles de Genre vont venir questionner.

Dès les années 70, le personnage travesti commence à exister en tant que tel pour continuer dans les années 80 et 90 à proposer des alternatives avec des personnages androgynes, transgenres ou transexuels et avec des sexualités multiples. Ainsi dans le film Ed Wood360 de Tim Burton, le

personnage d'Ed Wood aime se travestir en femme mais a une sexualité hétérosexuelle. Un an avant, en 1993, le film Philadelphia361 base toute son intrigue sur l'histoire d'un couple d'hommes

homosexuels et plus récemment, en 2015, le film Carol362 raconte l'histoire d'amour entre deux

femmes. Des personnages transsexuels commencent peu à peu à peupler l'univers cinématographique américain. Que ce soit avec les personnages de drag queen flamboyantes du film

The Adventures of Priscilla, Queen of the Desert, de Stephan Elliott, avec le film Boys don't cry en

358 Lévy Denis, « Hollywood et l'androgynie », La Différence des sexes est-elle visible ? Les hommes et les femmes au

cinéma, Ibid., p.80.

359 « Daphné (le travesti) : We can't married at all.Osgood (le milliardaire) : Why not ?

Daphné : Well, in the first place, I'm not a natural blonde !

Osgood :Doesn't matter...

Daphné : I smoke. I smoke all the time.

Osgood : I don't care !

Daphné :I have a terrible past. For three years now, I've been living with a saxophone player.

Osgood : I forgive you.

Daphné : I can never have children.

Osgood : We can adopt some.

Daphné : You don't understand, Osgood, I'm a man!

- Osgood : Well... Nobody's perfect !

360 Ed Wood, film américain réalisé par Tim Burton, 1994.

361 Philadelphia, film américain réalisé par Jonathan Demme, 1993. 362 Carol, film américain réalisé par Todd Haynes, 2015.

1999 réalisé par Kymberly Peirce dont le personnage principal est un jeune homme transgenre -de femme à homme - ou encore Orlando réalisé, en 1992, par Sally Potter qui, en adaptant le roman éponyme de Virginia Woolf, présente un personnage principal transgenre -d'homme à femme. Nous ne sommes plus là dans le cadre du travestissement- déguisement mais dans le champ de personnages qui, à travers l'utilisation du costume, cherchent à trouver ou à faire reconnaître leur identité.

Le cinéma met également à l'écran des personnages qui, sans être travestis, proposent une inversion des rôles genrés. Ainsi Mr Mom363 en 1983 réalisé par Stan Dragoti raconte l'histoire d'un homme,

Jack Buttler, interprété par Mickael Keaton, qui, après avoir perdu son emploi, se retrouve à gérer la maison et ses trois enfants pendant que sa femme travaille. On trouve également des mariages mixtes. Dans le film Monster'Ball de Marc Foster, en 2001, le couple principal est composé d'un homme, Hank, un américain dur et raciste qui va rencontrer et tomber amoureux de Leaticia, interprétée par Halle Berry, afro-américaine. Jungle Fever de Spike Lee raconte l'histoire d'amour entre un architecte afro-américain de Harlem Flipper et Annabella, une secrétaire italiano- américaine364. Ce qui est particulièrement intéressant si l'on repense au fait que la miscégénation,

c'est-à-dire, les relations sexuelles ou le mariage entre deux individus d'origines différentes, faisait partie des interdits du code d'autocensure hollywoodien, le code Hays, qui a perduré jusque dans les années 60.

Autant de représentations différentes du Genre qui prouvent que le cinéma est à même de proposer d'autres images, d'autres schémas, d'autres relations et de refuser l'ancestrale domination masculine ou la traditionnelle sexualité hétéronormée. Tous ces personnages déjouent à leur manière les stéréotypes de Genre et permettent des identifications transgressives. Mais surtout, ces films sont autant de mise en scène de la construction identitaire genrée toujours singulière. Dans tous les cas, «

on ne manquera pas d'exemples de femmes à qui il arrive de « faire l'homme » ou d'hommes « qui font la femme ». « Faire » : le mot dit bien que « homme » et « femme » sont toujours des constructions. A fortiori, « hommes et femmes de cinéma », qui sont en quelque sorte des constructions au carré. »365 note Denis Lévy.

363 Mr Mom, film américain réalisé par Stan Dragoti, 1983.

364 Le cinéma français n'est pas en reste avec des films comme Romuald et Juliette de Coline Serreau en 1989 sur un couple mixte, La vie d'Adèle en 2013 d'Abdellatif Kechiche sur un couple de femmes, Quand on a 17 ans d'André Téchiné sur un couple d'hommes, Une nouvelle amie de François Ozon en 2014 dont le personnage masculin interprété par Romain Duris est un travesti, Les Combattants de Thomas Cailley en 2014 présente un personnage féminin, Madeleine, interprété par Adèle Haenel qui veut entrer dans l'armée, etc.

365 Lévy Denis, « Hollywood et l'androgynie », La Différence des sexes est-elle visible ? Les hommes et les femmes au

Chapitre 4 : Étude de la filmographie de Q. Tarantino, mise

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